29
avr
2024
Espace Média L'Ifri dans les médias
Dimitri MINIC, interviewé par Jean-Dominique Merchet dans l’Opinion

«Le revirement de Macron sur la Russie s'explique par son projet européen»

DECRYPTAGE. Dimitri Minic, chercheur à l’Ifri, explique les évolutions du chef de l’Etat français vis-à-vis du Kremlin par la priorité accordée à la construction européenne.

Spécialiste de la Russie et chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri), Dimitri Minic vient de publier une note sur « La politique russe d’Emmanuel Macron : étapes et racines d’une nouvelle approche 2017-2024 ».

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Dans votre note, vous laissez entendre que le durcissement récent d’Emmanuel Macron vis-à-vis du Kremlin s’explique par son engagement européen. Comment cela ?

La plus importante erreur d’Emmanuel Macron dans sa relation avec la Russie est d’avoir lié son projet de « refondation » et de « souveraineté européenne » à la création d’une nouvelle architecture de sécurité entre l’Europe et la Russie. Et donc à la réussite du rapprochement avec la Russie. Or, les membres centraux et orientaux de l’UE n’y croyaient pas et, par conséquent, ne s’y associaient pas. Cette politique de rapprochement, et même d’inclusion, de la Russie a été très contreproductive pour son projet européen, qui se trouve pourtant au cœur de ses ambitions. Avec sa conception d’une France « puissance d’équilibre(s) » et « médiatrice », le président français s’est isolé en Europe.

Une des principales causes du changement d’approche d’Emmanuel Macron vient, selon moi, du constat d’échec de cette stratégie, alors même que la multiplication des crises (Covid puis Ukraine), était, comme le Président l’a lui-même vu, l’occasion d’avancer sur la construction européenne. Cela ne signifie pas qu’Emmanuel Macron a renoncé à une nouvelle architecture de sécurité incluant d’une façon ou d’une autre Moscou, mais il semble avoir progressivement compris que la construction d’une Europe forte et souveraine devait d’abord et avant tout passer par les membres de l’UE, et notamment par ses membres centraux et orientaux, que la politique française (y compris macronienne) a souvent négligés au profit d’un rapprochement avec Moscou. Le discours du président à Bratislava, en mai 2023, et son détournement de la formule de Chirac – « nous avons parfois perdu des occasions d’écouter » – symbolisent cela.

 

Ce discours est une étape importante d’un processus que vous décrivez en détail. Quel est-il ?

Le changement d’approche du Président a été très progressif. Incontestablement, le 24 février 2022 a été un choc. L’Elysée a clairement et fermement condamné les actions illégales de la Russie, tout en durcissant les sanctions avec les partenaires euro-américains et en livrant une aide à l’Ukraine. Toutefois, les discours et les actions d’Emmanuel Macron ont conservé, pendant quelques mois, une forme d’ambiguïté, avec ses démarches de paix avant et, après l’invasion, les réserves et les « petites phrases » jusqu’en décembre 2022 au moins. On se souvient de la diplomatie du « coup de fil » avec Poutine ou encore des propos décalés sur l’« humiliation » et les garanties de sécurité à la Russie en décembre 2022.

Ce changement d’approche commence à apparaître en septembre 2022, à l’Assemblée générale de l’ONU, puis il s’affirme au début de l’année 2023, à la conférence de Munich, en février, et se confirme clairement en mai, à Bratislava. Cette nouvelle approche s’est traduite par des discours beaucoup plus clairs sur la Russie d’une part, et plus cohérents avec les ambitions européennes d’Emmanuel Macron d’autre part. Elle est aussi marquée par des actes forts, comme le soutien d’une adhésion de l’Ukraine à l’Otan. Elle connaît un tournant au début de l’année 2024, illustrée par la déclaration, fin février, sur un hypothétique envoi « assumé » de « troupes au sol ».

Paris devrait montrer l’exemple en s’efforçant de réduire le fossé entre ses actions réelles et ses discours, dont ceux sur l’« économie de guerre »

 

Selon vous, la France sort d’une position ambivalente, « fondée sur les mythes, des projections et des ambitions peu réalistes »...

En effet. Prenons l’un des mythes matriciels : celui d’une relation, d’une amitié, voire d’une alliance franco-russe naturelle, logique et historique. La France a une mémoire parcellaire de sa relation avec la Russie. En 1918, la Russie bolchevique a signé une paix séparée avec l’Allemagne, permettant à celle-ci de concentrer ses moyens contre la France. En 1939, le Kremlin a traité avec les nazis, avec les conséquences que l’on connaît pour la France. Dans les années 1960, les contacts entre de Gaulle et l’URSS sont loin d’être amicaux : Moscou voyait essentiellement la France comme un cheval de Troie pour étendre son influence en Europe occidentale et disloquer l’architecture de sécurité euro-atlantique. La Russie poutinienne n’avait pas une approche très différente.

La tentation persistante du rapprochement entre les deux pays s’explique principalement par le fait qu’ils se sont perçus comme des soutiens, voire des alliés potentiels, dans des rivalités respectives avec l’Allemagne et les Etats-Unis. C’est probablement pour cette raison que la relation franco-russe est intrinsèquement fragile et a de faibles perspectives. Car trois écueils fondamentaux ont entravé son développement : la question des valeurs et de principes ; le rapport différent aux Etats-Unis ; des divergences de vues entre la France et l’Allemagne sur la nature du rapprochement à opérer entre l’Europe et la Russie.

 

Vous diagnostiquez des difficultés sur la mise en place de cette nouvelle approche. Quelles sont-elles ?

Deux écueils rendent incertaine la nouvelle approche du Président : les divergences de vues avec les partenaires européens – notamment l’Allemagne et la réticence de la France à investir massivement dans son industrie de défense. Comme pour Paris, le réveil de Berlin a été douloureux. Bien que le gouvernement d’Olaf Scholz ait affiché un changement de paradigme, il a longtemps hésité et refusé de prendre des initiatives dans le soutien à l’Ukraine. Si l’Elysée n’a pas réagi très différemment dans un premier temps, avec des manœuvres dilatoires et prudentes, il a progressivement estimé que l’avenir du projet européen, la création d’une Europe forte et souveraine passait par un soutien crédible, massif et durable à l’Ukraine. C’est probablement une des raisons du tournant dans la nouvelle approche au début de l’année 2024.

Avec ses mots « disruptifs », Macron a-t-il voulu briser un tabou ? Lui qui a longtemps tu ses désaccords avec Berlin sur le gazoduc Nord Stream 2 pour ne pas altérer la relation franco-allemande, a-t-il cherché à résoudre publiquement des blocages internes ? Celle-ci refuse de fournir les missiles Taurus et s’oppose à tout emprunt européen commun – une idée soutenue par Emmanuel Macron – destiné à l’achat de munitions et d’armes. Paris devrait toutefois montrer l’exemple en s’efforçant de réduire le fossé entre ses actions réelles et ses discours, dont ceux sur l’« économie de guerre », sans attendre que l’Europe finance l’industrie de défense française.

 

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