Défense : « Il n’existe pas d’alternative à la dissuasion nucléaire pour garantir une forme de stabilité stratégique sur le continent »
Tous les Etats, y compris dans le voisinage direct de l’Europe, ne partagent pas les principes d’un ordre international fondé sur le droit. Le 7 février le chef de l’Etat a rappelé l’importance de la dissuasion. Dans une tribune au « Monde », le spécialiste des questions stratégiques Corentin Brustlein de l’IFRI en explique les enjeux.
Il y a près de 75 ans, les 6 et 9 août 1945, les deux villes japonaises d’Hiroshima et Nagasaki étaient détruites lors de deux raids nucléaires américains. En quelques instants, des dizaines de milliers de civils et de militaires japonais perdaient la vie sous l’effet des explosions, suivis par des milliers d’autres au cours des mois et années qui suivirent. La singularité des bombardements d’août 1945 ne tenait pas au seul bilan humain, si lourd soit-il : au cours de la seconde guerre mondiale, des dizaines de villes ont été réduites en cendres sous l’effet de bombardements non nucléaires, dont certains (à l’instar de celui de Dresde) causèrent des pertes plus lourdes.
Cependant, si Hiroshima et Nagasaki entrent dans l’histoire, cela tient au fait que leur destruction ait été instantanée et qu’une seule arme ait suffi pour éradiquer une ville. Ce n’est pas par hasard si ces premières frappes nucléaires de l’Histoire furent aussi les seules. Les siècles passés ayant démontré qu’aucun dispositif de défense ne saurait être parfaitement infranchissable, les dirigeants de l’après-guerre ont dû en tirer les conclusions et prendre la mesure de leur profonde vulnérabilité.
La précarité de l’existence, qui jusqu’alors ne concernait que les individus, s’étendait désormais aux Etats, y compris – chose inédite – aux plus puissants d’entre eux. Cela ne remettait plus seulement en cause les croyances mais aussi toutes les stratégies : la quête de l’hégémonie mondiale ne pouvait plus passer par la confrontation militaire directe tant les destructions seraient épouvantables.
Un monde moins stable depuis 2014
Ni les appétits de puissance, ni la guerre, ni la souffrance des populations n’ont toutefois disparu avec l’avènement de l’arme nucléaire. L’aspiration à réduire ces maux est le fondement des efforts collectifs consentis depuis 1945 pour bâtir un ordre international régulé, non seulement plus prévisible mais plus juste, encadrant l’emploi de la force armée, la diffusion des armements et les pratiques militaires.
Cet édifice si précieux tremble aujourd’hui sous les effets des recompositions du monde. Les démonstrations de force survenues depuis 2014 dans le voisinage direct de l’Europe ou sur d’autres théâtres régionaux nous rappellent que tous les Etats ne partagent pas les principes d’un ordre fondé sur le respect de la règle de droit et la recherche d’un règlement pacifique des différends.
La Russie contourne ou viole la grande majorité de ses engagements en termes de maîtrise des armements, et poursuit la modernisation de son outil militaire en mettant l’accent sur de nouveaux systèmes d’armes nucléaires et conventionnels qui, de par leur portée et leurs zones de déploiement, menacent particulièrement le sol européen.
La Chine déclare quant à elle vouloir se hisser au premier rang mondial à l’horizon de 2049 et, pour ce faire, accroît rapidement son potentiel militaire conventionnel et nucléaire, tout en refusant la moindre forme de transparence concernant le volume et la composition de ses forces stratégiques.
Face à ces défis, les Etats-Unis se mobilisent en vue d’une compétition stratégique de long terme avec Pékin qui les sollicitera de plus en plus lourdement, tandis que l’administration Trump envoie aux Européens des signaux contradictoires quant à l’avenir et la nature du partenariat transatlantique.
La France n’envisage de frappe nucléaire que dans un cadre strictement défensif
La stratégie de défense et de dissuasion présentée par le Président de la République le 7 février constitue une réponse à la fois responsable et ambitieuse à un tel contexte. La décision prise par François Hollande de pérenniser une force de dissuasion nucléaire dans ses composantes océanique et aérienne, dans un format largement réduit depuis la fin de la guerre froide, n’a été que confortée par la dégradation de l’environnement sécuritaire et la poursuite de stratégies de déstabilisation et d’intimidation mises en œuvre par des puissances nucléaires.
Par contraste, la France n’envisage de frappe nucléaire que dans un cadre strictement défensif, en cas d’atteinte directe à ses intérêts vitaux. Les dommages « absolument inacceptables » pouvant être infligés à un Etat agresseur seraient alors incomparablement supérieurs aux bénéfices qu’il pourrait espérer tirer de son attaque, mais bel et bien proportionnels au péril qu’il représenterait pour la France.
La dissuasion nucléaire ne saurait prémunir entièrement la France contre la possibilité de surprises géopolitiques majeures telles qu’une sortie des Etats-Unis de l’Alliance atlantique, mais elle contribuerait à en atténuer les conséquences sur notre sécurité, voire sur celle de nos alliés. Aujourd’hui, à l’heure où l’idéal et le projet européens sont menacés, il n’existe pas d’alternative à la dissuasion nucléaire pour décourager un agresseur potentiel de s’en prendre à nos intérêts vitaux et garantir une forme de stabilité stratégique sur le continent.
La France ne doit pas se résigner à assister impuissante au déchaînement de crises
La dissuasion nucléaire est donc encore nécessaire. Elle n’en est pas pour autant suffisante. D’abord puisque, si celle-ci prévient du pire, d’autres menaces pèsent sur les intérêts nationaux et sur la sécurité mondiale, et qu’y faire face implique de maintenir une liberté d’action extérieure, et donc des capacités d’intervention robustes et modernes.
De surcroît et en complément, une puissance comme la France, qui figure parmi les rares voix à défendre le multilatéralisme et la sécurité collective, ne doit pas se résigner à assister impuissante au déchaînement de crises qui, à mesure que la compétition entre Chine, Russie et Etats-Unis s’intensifiera, deviendraient plus intenses et plus fréquentes. Les risques d’escalade incontrôlée en temps de crise grandissent sous l’effet du changement technologique et des stratégies de confrontation opaques.
Il devient ainsi primordial que la France et l’Europe impulsent un effort en vue de construire un agenda de maîtrise des armements conventionnels et nucléaires et de réduction des risques stratégiques adaptés aux défis qui sont et seront les leurs. Il est possible – et plus que jamais nécessaire – d’entraver les appétits de puissance, mais il serait irresponsable de les ignorer, ou d’en feindre la disparition.
Corentin Brustlein est l’auteur de The Erosion of Strategic Stability and the Future of Arms Control in Europe (Ifri, 2018).
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