04
déc
2023
Espace Média L'Ifri dans les médias
Mathilde VELLIET, interviewée par Anne-Sophie Bellaiche et Marion Garreau pour l'Usine Nouvelle

"La fusion civilo-militaire chinoise est une réalité"

Spécialiste de géopolitique à l'Ifri, la chercheuse décrypte les rivalités technologiques entre Chine, Etats-Unis et Europe, la stratégie de l'administration Biden, et leurs conséquences pour les entreprises.

usinenouvelle_logo.png

L’Europe vient de désigner dix technologies critiques à protéger. Comment interprétez-vous cette décision ?

Je la vois comme la continuité d’une politique européenne qui vise à mieux maîtriser ses dépendances économiques et technologiques. Mais cela rejoint l’approche américaine plus ferme vis-à-vis de la Chine. Les technologies visées sont justifiées par leur potentielle utilisation à de fins militaires ou leur risque pour les droits de l’homme. Notamment les biotechs, les semi-conducteurs, et l’IA, qui peuvent servir dans la défense. Est-ce la seule motivation ?  Je ne sais pas. Mais la politique de fusion civilo-militaire chinoise est une réalité. Pour l’instant la politique européenne reste officiellement « country agnostic », c’est-à-dire neutre.

Le discours officiel de ne pas cibler la Chine n'est-il pas un argument de façade ?

La perception européenne des risques vis-à-vis de la Chine s’est accrue, avec pour conséquence un contrôle de ses investissements. L’Allemagne vient de bloquer une participation chinoise dans une entreprise du spatial, Kleo et précédemment dans les semi-conducteurs. Sur la vulnérabilité dans les télécoms, la question de Huawei dans les réseaux européens est posée depuis des années mais c’est seulement depuis quelques mois que certains pays européens évoluent et écartent l'équipementier, « encouragés », bien sûr, par la diplomatie américaine.

L’Europe se protège-t-elle aussi des Etats-Unis ?

Oui, mais la gestion de sa relation avec celui qui est d'une part un allié politique, diplomatique et sécuritaire, d'autre part un compétiteur économique et technologique, est plus ancienne. Cette gestion est liée à la volonté de l’Europe de maintenir une souveraineté numérique, de ne pas subir les prérogatives du droit américain, les initiatives de son département de la justice ou tout simplement sa puissance économique.

Comment la relation entre la Chine et les Etats-Unis a-t-elle viré à guerre pour la suprématie technologique ?

Le sujet du commerce, avec un déficit dans les échanges, des vols de propriété intellectuelle, des accusations d’espionnage est présent depuis le début des années 2000. Mais désormais il y a à la fois un raidissement voire une agressivité de la politique étrangère chinoise et la perception que ce pays gagne le rang de pair dans certains technologiques, voire s’impose dans des domaines où les Etats-Unis n’ont pas de champion, comme la 5G. La perception de la menace est plus forte. Les technologies duales sont essentielles dans la défense et indispensables pour maintenir la prééminence économique des Etats-Unis sur le long terme. C’est cette double facette qui les met au cœur de la rivalité.

Comment s’étend cette rivalité ?

Depuis l’an dernier, les restrictions imposées par les Etats-Unis ne ciblent plus seulement des entreprises ou des secteurs très liés au militaire mais des domaines plus larges pour éviter des transferts de technologie. Cette approche se couple à une politique offensive de subventions. Une double stratégie de « promote et protect » qui peut conduire à une course aux subventions, y compris avec ses alliés.

Comment les entreprises américaines vivent-elles toutes ses restrictions ?

Elles savent que c’est une tendance contre laquelle elles peuvent difficilement lutter. Ensuite, dans un même secteur, l’effet est très différent. Dans les semi-conducteurs par exemple, GlobalFoundries bénéficie de subventions et voit des compétiteurs évincés, tandis que Nvidia est bien plus pénalisées. Ce que demandent les entreprises c’est de la prévisibilité pour éviter des décrets unilatéraux sans consultation. Et aussi de circonscrire les restrictions, en expliquant aux politiques qu'à trop les étendre, ils tirent une balle dans le pied de leurs champions technologiques nationaux.

Les entreprises européennes sont-elles touchées par cette rivalité sino-américaine ?   

Elles le sont par l’extra-territorialité des mesures américaines. Mais aussi par l’effort diplomatique très intense des Etats-Unis pour faire adopter aux pays de l’Union et à leurs alliés des mesures similaires aux leurs. Le contrôle des exportations par exemple se discute dans un cadre plurilatéral, au sein du G7 ou du Conseil du commerce et des technologies, ou en bilatéral. Début 2023, un accord entre les Etats-Unis, les Pays-Bas et le Japon a été signé pour éviter les exportations vers la Chine de machines pour semi-conducteurs du hollandais ASML ou d’équipement du japonais Nikon. Ce qui est nouveau c’est la volonté des Etats-Unis de contrôler les nouveaux investissements sortants vers certains secteurs chinois.  

Pourquoi contrôler les investissements sortants ?

Le premier objectif, c’est que l’argent américain ou européen ne finance pas le complexe militaro-industriel chinois. Le second c’est de priver les Chinois de  bénéfices dit « intangibles » : l’accès au mentorat, le prestige lié au nom, les réseaux relationnels. L'été dernier, le Président américain a publié un décret visant les investissements sortants dans des sous-secteurs de l’IA, du quantique et des semi-conducteurs. Il s’appliquera dès le début 2024 et pourrait s’élargir lors de discussions au congrès. C’est une véritable évolution de l’idéologie américaine de libre-échange, de circulation des capitaux …

En retour, quelles sont les mesures chinoises ?

Sur le territoire, des réglementations et des mesures informelles rendent les implantations de plus en plus compliquées, surtout dans la tech. Une stratégie plus récente consiste à exiger des licences d'exportation pour certains produits comme le gallium, le germanium ou encore le graphite. Est-ce un signal ou va-t-on vers un véritable blocage ? Nous verrons.

L'Europe est-elle alignée sur la politique américaine vis-à-vis de la Chine ?

Il va y avoir de plus en plus d'incitations à se positionner fermement sur des sujets technologiques. Mais l'Europe tente de maintenir une position qui s'inscrit dans les règles de l'OMC. Et le fait qu'un continent ne se laisse pas emporter par l'élan américain qui confine parfois à l'obsession a de la valeur.

Réduire les exportations, les échanges et les investissements ne risque-t-il pas d'asphyxier le progrès technologique global ?

Concilier sécurité et ouverture est une question capitale, en particulier pour la recherche. La «China initiative», qui enquêtait sur les liens des chercheurs avec la Chine, a été très poussée sous Trump. Elle est plus mesurée aujourd'hui. C'est aussi problématique pour l'innovation. Fermer l'accès aux talents, par exemple aux chercheurs chinois, crée une atmosphère pesante dans les laboratoires et la disparition de marchés prive les entreprises de revenus à réinvestir dans la R&D. Aujourd'hui, l'administration Biden est plutôt dans une logique de limitation du périmètre des restrictions, mais de les rendre plus solides, afin de ne pas trop pénaliser les entreprises. L'idée, c'est de «mettre une grande haie autour d'un petit jardin ».

> Lire l'interview dans le numéro de décembre du magazine ou sur le site de l'Usine Nouvelle.

Mots-clés
contrôle des exportations Rivalité sino-américaine semi-conducteur Technologie Chine Etats-Unis Union européenne