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mar
2022
Espace Média L'Ifri dans les médias
Kharkiv, Ukraine, colonne de véhicules ukrainiens blindés, 31 janvier 2022 :
Elie TENENBAUM, cité par Nathalie Guibert dans Le Monde.

Guerre en Ukraine : de l’offensive ratée au carnage, un mois de guerre de l’armée russe

Les fronts sont figés, quatre semaines après l’invasion lancée par Moscou le 24 février. Revers tactiques et pauses volontaires des troupes s’entremêlent et l’hypothèse d’un échec militaire devient envisageable.

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La machine offensive s’est bloquée. Lancée le 24 février, la fulgurante guerre d’annihilation de l’Ukraine voulue par Vladimir Poutine connaît depuis trois semaines un ralentissement brutal. Un enlisement réel, masqué par l’orage de feu projeté sur les civils, dans les hôpitaux de Tchernihiv, les banlieues résidentielles de Kiev, le théâtre de Marioupol.

Il est trop tôt pour solder les comptes d’une opération d’invasion qui, en plus de la Crimée et des régions séparatistes du Donbass prises en 2014, a déjà conquis 49 000 kilomètres carrés supplémentaires de territoire ukrainien – c’est plus que la Belgique, autant que le Danemark. Mais, après un mois de guerre, revers tactiques et pauses volontaires des troupes s’entremêlent, pour dessiner un échec possible de l’armée russe.

L’enlisement russe

Vladimir Poutine voulait « démilitariser » et « dénazifier » le pays en moins d’une semaine, selon des analyses convergentes. Une entreprise dont le coût humain, politique et économique, exorbitant, augmente de jour en jour. Depuis un mois, l’armée ukrainienne résiste. Aucune des grandes villes du pays n’est occupée, sauf Kherson à l’embouchure du Dniepr, dans le sud du pays. Ainsi Kharkiv, but stratégique emblématique car deuxième ville du pays avec 1,5 million d’habitants dans le nord, pourtant toute proche de la frontière russe, n’est pas tombée alors qu’elle est sauvagement bombardée. L’armée russe semble avoir renoncé à la conquérir dans l’immédiat.

« Les forces russes n’ont pas lancé d’attaques de grande ampleur depuis le 4 mars. On a l’impression d’une armée qui s’est obstinée à poursuivre un mauvais plan jusqu’à se retrouver imbriquée, dispersée, et bloquée devant des localités », relevait dès le 16 mars l’ancien colonel français et historien Michel Goya, qui rédige un bulletin régulier des opérations. Cette armée encaisse même des revers sérieux. Zaporijia a tenu, même si sa centrale nucléaire est entre les mains des Russes. Les soldats ukrainiens ont bouté mi-mars leurs adversaires hors de Voznessensk, une ville de 35 000 habitants, prise durant trois jours puis libérée. Le 21 mars, ils « ont repoussé avec de fortes pertes un régiment blindé du sud d’Izioum. Impliquant deux brigades d’assaut aérien (sans hélicoptères), c’est sans doute l’attaque ukrainienne la plus importante de la guerre », note M. Goya.

Les troupes de Moscou sont fixées sur quelques cités, des verrous identifiés dans le plan d’invasion, qu’elles ont donc entrepris d’anéantir faute de les posséder, Tchernihiv, Soumy, Kharkiv, Mykolaïv, Marioupol. « La mort est partout », ont rapporté le 16 mars les journalistes de l’agence AP, plongés dans le martyre de Marioupol. « Les routes environnantes sont minées, et le port bloqué. La nourriture s’épuise et les Russes ont empêché les tentatives humanitaires d’en faire parvenir. Des parents ont même laissé leurs nouveau-nés à l’hôpital, dans l’espoir de leur donner une chance de vivre dans un lieu muni d’eau et d’électricité. »

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Moscou parviendra-t-elle à adapter assez vite son opération ? L’armée russe n’est plus l’Armée rouge, elle a pourtant entrepris une campagne interarmes à l’ancienne, comme elle n’en avait pas réalisé depuis soixante-dix ans : la stratégie du rideau de feu de la deuxième guerre mondiale, quand la prise de Berlin en 1945 s’est menée avec un canon tous les dix mètres. Soit une guerre d’artillerie de masse, avec du matériel soviétique des années 1980 – véhicules de transport de troupes BTR-70, chars T-72, camions lance-roquettes BM-21 Grad, bombes de 500 kg.

Une ambition à même de broyer les populations, mais dont l’excès contient son propre piège. Des moyens ont manqué dès les premiers jours. Du renseignement, d’abord. Les forces spatiales russes dominent le ciel, mais n’ont pas réussi à le maîtriser totalement, échouant à supprimer d’emblée les défenses aériennes du pays. Moscou manque de satellites militaires – seize disponibles seulement selon nos informations.

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Redouté ou admiré, l’armement de haute technologie sert depuis un mois la démonstration de puissance et la communication stratégique du Kremlin, plus que l’avantage militaire décisif. C’est ainsi qu’a été annoncé le 20 mars l’emploi d’un missile « hypersonique » Kinzhal, dont ni la vitesse, ni les réelles capacités, ni même le fait qu’il ait atteint la bonne cible n’ont pu être attestés.

  • « Ce peut être un signal en vue d’une éventuelle escalade avec les Occidentaux, mais c’est d’abord un rideau de fumée tiré devant les difficultés du moment sur le terrain », souligne Elie Tenenbaum, directeur des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales. Reste une vérité : « Les énormes stocks d’artillerie lourde, de roquettes, de blindés de l’époque soviétique donnent aux Russes une capacité à encaisser les pertes matérielles sans commune mesure avec celle des Occidentaux. »

L’armée russe risque-t-elle plutôt de flancher sur le plan humain ? Inédit depuis la deuxième guerre mondiale, le taux de ses pertes est jugé « insoutenable » par tous les analystes. Mardi 22 mars, le journal Komsomolskaïa Pravda a évoqué, avant de retirer son article, un rapport du ministère de la défense totalisant 9 861 morts et 16 153 blessés. La Russie aurait perdu 8 % de sa force de combat totale en deux semaines selon le renseignement américain, 10 % aujourd’hui. De nombreux officiers et au moins cinq généraux ont été tués selon des informations ukrainiennes non confirmées par le Kremlin. C’est le cas de Vitali Guerassimov, premier commandant adjoint de la 41e armée, qui avait servi en Syrie et en Crimée, tué à Kharkiv, le 7 mars.

Moscou a engagé les 120 000 combattants que comptait la force de 200 000 hommes prédéployée en Biélorussie. Les analystes estiment qu’elle a mobilisé 70 % de sa force opérationnelle terrestre en Ukraine. Ou encore 120 des 196 bataillons en ordre de marche mentionnés par le ministre Sergueï Choïgou en 2021.

  • « C’est beaucoup, même si elle avance depuis une semaine avec plus de précautions pour réduire les pertes, juge Elie Tenenbaum. L’armée russe a engagé l’essentiel des troupes de bon niveau disponibles et elle n’a pas de réserve. »

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Les Biélorusses ont semblé encore plus réticents à s’engager.

  • Outre « un manque de confiance réciproque, rappelle Elie Tenenbaum, les forces biélorusses, essentiellement composées de miliciens du ministère de l’intérieur, ne sont pas prêtes à un combat à forte létalité. L’armée de terre est en mauvais état et très marginalement tournée vers l’extérieur avec 10 000 hommes disponibles au plus ».

 

Les scénarios pour la suite

Et ensuite ? Les scénarios pour les prochains mois comptent la possibilité d’un effondrement subit des deux côtés. Côté ukrainien, les forces anéanties basculeraient alors dans l’insurrection, sur le modèle afghan. Côté russe, l’obstination de Vladimir Poutine conduirait à casser la machine de guerre. « Poutine a besoin de réviser sa vision de la victoire en se passant de Kiev », écrit le 18 mars dans le Sydney Morning Herald l’analyste et ancien général australien Mick Ryan.

Une telle situation pourrait déboucher sur une négociation autour d’une partition de l’Ukraine.

  • « La question est de savoir quand Poutine estimera avoir sanctuarisé assez de gains territoriaux pour avancer dans cette négociation, ce n’est pas le cas aujourd’hui », indique Elie Tenenbaum. Le contrôle de toute la rive Est du Dniepr, qui priverait l’Ukraine de son accès à la mer, est à portée de son armée. Une interrogation demeure sur Odessa, imprenable pour le moment. 

 

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