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sep
2017
Espace Média L'Ifri dans les médias
PARIS, FRANCE - JULY 13, 2017 : The President of United States of America Donald Trump with the french President Emmanuel Macron in press conference at the Elysee Palace
Thomas GOMART, interviewé par Marc Sémo pour Le Monde

« Même après Trump, les Etats-Unis ne réinvestiront pas dans la sécurité de l’Europe »

Pour Thomas Gomart, le directeur  de l’IFRI,  avec le Brexit,  la légitimité  de la France,  seule puissance nucléaire membre de l’Union européenne,  va être renforcée  au sein du Conseil  de sécurité  des Nations unies. Historien des relations internationales, spécialiste de la Russie et de l’espace postsoviétique, Thomas Gomart est le directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), à Paris. Avec Thierry de Montbrial, il a récemment publié : Notre intérêt national, quelle politique étrangère pour la France ? (Odile Jacob, 336 pages, 24,90 €).

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L’imprévisibilité américaine depuis l’élection de Donald Trump et le repli du Royaume-Uni, désormais concentré sur le Brexit, ébranlent-ils le leadership occidental au sein de l’ONU ?

Oui, évidemment. Les Occidentaux sont devenus source d’incertitude. Par contraste, les régimes autoritaires donnent une fausse impression de stabilité. Pour la France, c’est une question majeure, car l’élection d’Emmanuel Macron peut se lire comme le reflux de la vague ayant entraîné le Brexit et l’élection de Donald Trump. Or, un fil rouge de la politique étrangère française réside dans le P3, c’est-à-dire ce triumvirat entre Washington, Paris et Londres, qui se coordonne au Conseil de sécurité. Le P3 revêt aussi une importance structurante dans le domaine militaire. Avec les Etats-Unis, le problème est autant la personnalité de Donald Trump que les orientations profondes de leur politique étrangère.

Pour Paris, il faut donc anticiper une évolution de fond : les Etats-Unis passent du statut de garant ultime de l’ordre international créé en 1945 à celui de primus inter pares d’un ordre ouvertement contesté. Cela explique l’approche transactionnelle de la Maison Blanche. Et cela devrait amener les Européens à comprendre que, même après Trump, les Etats-Unis ne réinvestiront pas dans la sécurité du Vieux Continent. Leur principale priorité est de maintenir leur avance technologique et de contenir la montée en puissance de la Chine.

Avec le Royaume-Uni, le problème est différent, mais concerne directement l’outil militaire français, en particulier dans le domaine nucléaire. En 2010, les accords de Lancaster House ont traduit la volonté conjointe des deux pays de jouer un rôle leader en matière de sécurité et de défense. Dans le discours officiel, le Brexit ne devrait pas avoir d’effet sur ces accords et sur la volonté britannique d’assurer ses responsabilités internationales. Il n’en demeure pas moins que le « Global Britain » [« Grande-Bretagne mondiale »] présenté par Theresa May suscite un profond scepticisme. Londres semble avoir égaré sa boussole stratégique.

Quand le P3 est-il né ?

L’alliance avec Londres et Washington est un fil rouge de la politique étrangère française, qui s’est noué à la fin de la première guerre mondiale. Paris est entré dans le ­conflit avec la Triple Entente et en est sorti avec le début de l’Alliance atlantique. Entre-temps, Londres a instauré la conscription en 1916 pour poursuivre l’effort de guerre, la révolution russe a entraîné la paix de Brest-Litovsk en 1917, année où les Etats-Unis entrèrent en guerre. Ce basculement géopolitique s’accompagne d’un rapprochement idéologique : les trois principales démocraties libérales entendent utiliser leur statut de vainqueurs pour bâtir un ordre international reposant sur le principe de sécurité collective.

Sans retracer l’histoire et l’échec de la ­Société des nations (1920-1946), une des constantes de la politique française a été de rechercher l’appui britannique et américain pour contrecarrer la menace allemande pendant l’entre-deux-guerres, et soviétique pendant la guerre froide. Comme chacun sait, si la France obtient un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, elle le doit en grande partie au soutien britannique. L’OTAN est créée en 1949. Les relations entre les trois pays ont connu différentes phases. Paris va utiliser l’arme nucléaire pour conduire une politique plus indépendante vis-à-vis de Washington, ce qui n’interdit cependant pas des coopérations approfondies dans des domaines sensibles.

Le P3 joue-t-il un rôle-clé au sein de l’ONU ?

Il faut distinguer les périodes, en partie liées à la composition du P5 (les 5 membres permanents du Conseil de sécurité, c’est-à-dire, en plus du P3, la Chine et la Russie). Un tournant est évidemment l’entrée de la République populaire de Chine en 1971 à la place de Taïwan. Le Conseil de sécurité a été le principal théâtre diplomatique pendant la guerre froide. En 1991, la Russie récupère le siège de l’URSS. Cependant, depuis l’origine, le P3 a instauré des pratiques de travail aussi efficaces que discrètes, qui n’empêchent pas de profondes divergences sur certains dossiers. On pense en particulier à l’opposition de la France et de la Russie à l’intervention des Etats-Unis et du Royaume-Uni en Irak.

En dépit de cette crise, certains présentent le P3 comme une sorte de directoire susceptible d’entraîner l’Occident. Depuis 1945, on peut noter différentes phases d’intensité du P3, mais il faut constater qu’il n’a jamais cessé de fonctionner. L’invitation de Donald Trump, le 14 juillet, à Paris, le montre une nouvelle fois. Il s’agissait de célébrer le centenaire de l’entrée en guerre des Etats-Unis… Une manière d’instruire M. Trump sur les soubassements historiques de l’Alliance atlantique.

Mais le P3 n’est-il pas en train de disparaître dans un monde toujours plus chaotique et « apolaire » ?

Je ne crois pas, même s’il perd en portée. Cela s’explique par des phénomènes de nature différente. Tout d’abord, l’usage répété du veto, en particulier par la Russie, qui a bloqué le Conseil de sécurité sur la Syrie. Cela laisse des traces profondes et affaiblit le rôle de l’ONU dans la gestion de crise. Ensuite, la multipolarité, souhaitée par des pays comme la France, la Chine ou la Russie pour contrecarrer la puissance américaine, est en train d’advenir. Mais, contrairement aux attentes optimistes, et pour tout dire naïves, cette multipolarité ne s’accompagne pas d’un multilatéralisme permettant de mieux réguler les échanges. Au contraire, elle donne lieu à de nouveaux rapports de force, qui conduisent les trois principales puissances – Etats-Unis, Russie et Chine – à s’affranchir de la règle de droit, ou à l’instrumentaliser, quand bon leur semble.

C’est évidemment très problématique pour un pays comme la France, qui fait du respect du droit international une caractéristique essentielle de son positionnement international. Enfin, il est évident que les puissances occidentales souffrent désormais d’un manque de crédibilité et de légitimité, en raison du décalage entre leur discours et leur comportement. Décalage qui s’observe très différemment, bien entendu, entre Washington, Londres et Paris. Cela dit, le P3 devrait conserver un rôle important en raison, d’une part, de l’importance que chacun des trois pays, et leurs alliés, lui accorde et, de l’autre, d’une ­absence d’alternative.

Il y a pourtant la naissance d’un axe Moscou-Pékin, unis par un commun rejet de l’universalisme des valeurs occidentales…

Il y a, en effet, une volonté, à Moscou comme à Pékin, de produire un contre-discours allant à l’encontre de la lecture occidentale et d’imposer des visions alternatives de l’ordre international. Il y a aussi des intérêts convergents sur un certain nombre de dossiers. Cependant, les deux pays suivent des trajectoires différentes : la Chine est en phase d’ascension rapide, alors que la Russie est en phase de stagnation prolongée. C’est une relation ambivalente, car les coopérations du moment dissimulent mal, en particulier du côté russe, les craintes à plus long terme. L’asymétrie va en s’accentuant, et elle est fondamentalement favorable à la Chine.

Assez curieusement, la Russie prépare son avenir à travers une démarche de contestation des instances internationales qu’elle considère être au service des intérêts occidentaux. Ce faisant, elle accélère la délégitimation d’instances qui servent pourtant son influence politique et rehaussent son statut par rapport à son potentiel réel. C’est visible à l’ONU. Moscou considère qu’il a plus à gagner à la contestation ouverte des institutions en place qu’à leur renforcement.

Quant à la Chine, sa volonté de domination régionale en mer de Chine la conduit à remettre en cause les principes fondamentaux du droit de la mer. Sa volonté de puissance s’exprime à travers la mise en place d’un réseau de points d’appui et la montée en puissance de sa marine. Son projet de « nouvelles routes de la soie » témoigne de son niveau d’ambition. La Russie comme la Chine mesurent leur poids international à l’importance que Washington leur accorde. Il n’en demeure pas moins que les deux pays ont effectivement resserré leurs liens dans plusieurs domaines importants.

La France peut-elle, selon le souhait d’Emmanuel Macron dans son entretien accordé au « Point », « faire de l’Europe le leader du monde libre » ?

A la différence de Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron n’emploie pas le terme de « famille occidentale ». C’est à noter. Mais, plus que le terme de « monde libre », qui rappelle la guerre froide, c’est l’ambition d’être la deuxième armée du « monde libre » que je retiens de cet entretien. Le discours du président prend acte de la dégradation rapide de notre environnement stratégique, et le ­conduit à souligner l’importance de la puissance militaire. Il affirme aussi que la France n’est pas une puissance moyenne, mais une puissance tout court. Comme s’il anticipait une sorte de solitude fondamentale de la France en dépit de son engagement européen. En réalité, le mot qu’il ne prononce pas encore, c’est celui de « réarmement », terme lui aussi historiquement connoté. Or, l’analyse du contexte, combinée aux fortes attentes de nos partenaires européens qui, pour la plupart d’entre eux, ont renoncé à assurer leur propre sécurité, devrait le conduire à ­assumer, y compris au plan budgétaire, une remontée en puissance, raisonnable mais ­rapide, de nos forces. Est-il en mesure de le faire ? Il est trop tôt pour le dire, mais il est certain que ses décisions seront suivies très attentivement.

L’ONU reste-t-elle une arène privilégiée pour la France ?

Sans aucun doute, car c’est l’organisation qui incarne encore une forme d’universalisme, qui façonne l’image et les pratiques de la France. En outre, l’ONU a institué, en 1945, une hiérarchie des puissances, qui est fondamentalement favorable à la France de 2017. Avec le Brexit, la légitimité de la France au sein du Conseil de sécurité va être mécaniquement renforcée, dans la mesure où elle sera le seul membre de l’Union européenne à siéger. Et elle sera la seule puissance nucléaire de l’UE. Les diplomates français excellent dans le multilatéral, qui est presque un métier à part entière. Par exemple, savoir construire le cadre politico-diplomatique adapté à une opération extérieure requiert un savoir-faire spécifique que peu de pays maîtrisent. L’ONU est aussi l’enceinte où la France doit veiller aux intérêts des « petits pays », ou apporter sa contribution à des dossiers comme l’aide au développement et la lutte contre le réchauffement climatique.

 

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Mots-clés
Organisation des nations unies (ONU) politique étrangère française