Nucléaire : la Russie met en danger l’architecture de non-prolifération et de maîtrise des armements
Alors que Moscou a rejeté vendredi le document final rédigé lors de la 10e conférence de réexamen du Traité de non-prolifération, l’invasion de l’Ukraine fragilise les efforts pour le désarmement nucléaire international.
Après quatre semaines de négociations au siège des Nations unies, le verdict est tombé : vendredi soir, Moscou a refusé d’adopter la déclaration finale de la 10e conférence de réexamen du Traité de non-prolifération (TNP), réunion quinquennale où les 191 pays signataires discutent de l’évolution de l’ordre nucléaire mondial. La Russie s’est justifiée en critiquant des «paragraphes […] éhontément politiques» à son goût – comprendre une mise en accusation de la Russie par d’autres pays signataires, notamment au vu de son comportement dangereux autour de la centrale de Zaporijia qui affecte la solidité du pilier «usage pacifique de l’énergie nucléaire» du TNP.
Cette décision ne fait que refléter les actions de la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine, qui se déroule résolument sous une «ombre nucléaire». Pourtant Etat doté de l’arme nucléaire (Edan) et donc engagé à respecter de nombreux engagements, comme celui de ne pas menacer d’attaquer nucléairement un pays non-doté de l’arme nucléaire, ou encore de réduire la taille de ses arsenaux, la Russie ne se montre que peu digne de ce statut et met en danger l’architecture de non-prolifération et de maîtrise des armements construite péniblement pendant la guerre froide.
La première attaque remonte au 7 février 2022, lorsque le président Poutine menace le monde de «conséquences comme vous n’en avez jamais connu», une référence directe aux armes nucléaires dont dispose la Russie (premier arsenal mondial au nombre de têtes, bien que moins puissant que l’arsenal américain). Si cette déclaration, et les autres qui les ont suivies, relèvent certes d’un signalement stratégique nucléaire que les EDAN peuvent exercer dans le cadre de leur dissuasion, elle marque les esprits par la résolution démontrée par Poutine à escalader directement à la menace nucléaire. Cette volonté est renforcée quelques semaines plus tard, par la mise en alerte de la « force de dissuasion » russe, puis au cours d’exercices incluant des missiles balistiques capables d’emporter des têtes nucléaires.
Ce signalement stratégique, en décalage par rapport à celui des puissances occidentales qui ont plutôt cherché à ne pas nourrir cette escalade nucléaire, est d’autant plus dangereux qu’il peut servir des narratifs contraires aux intérêts du TNP.
S’est ainsi renforcée en Asie et au Moyen-Orient l’idée que seule l’arme atomique est efficace pour se défendre face à un ennemi qui en est doté. Certains, en Corée du Sud ou en Arabie saoudite, affirment que, si l’Ukraine avait conservé les bombes stockées sur son territoire à la chute de l’Union soviétique, elle n’aurait pas été attaquée par la Russie. Bien qu’uniquement provocatrices pour le moment, ces déclarations peuvent être les prémices de travaux proliférants dans ces Etats.
De l’autre côté du spectre, le mouvement abolitionniste, porté par le Traité d’interdiction des armes nucléaires, considère que la guerre en Ukraine est l’échec de la dissuasion nucléaire : en effet, la crainte ressentie par la Russie d’un éventuel ciblage par un autre EDAN (Etats-Unis en tête) aurait dû être suffisante pour l’empêcher d’envahir l’Ukraine. Si ce narratif a été déconstruit, l’idée d’un désarmement complet reste évidemment séduisante, mais force est de constater que le moment est inopportun pour abandonner les armes nucléaires face à une Russie qui ne semble pas destinée à s’engager sur cette voie. Il paraît ainsi plus pertinent de continuer à investir dans le TNP qui, malgré ses défauts – encore démontrés cette nuit –, comprend aussi des obligations de désarmement.
La confiance entre les Etats, indispensable pour aller vers ce désarmement, est d’ailleurs un autre pilier de la sécurité internationale que la Russie fragilise du fait de la guerre en Ukraine. Presque plus aucun dialogue entre les membres du « P5 » n’existe depuis mars 2022, alors même que cette instance est primordiale pour la sécurité nucléaire : des échanges sur les doctrines respectives des EDAN, des mécanismes de réduction des risques s’y tenaient régulièrement. De même, c’est au niveau P5 + 1 qu’avait été signé l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) en juillet 2015 : bien que les Etats-Unis aient été les premiers à dénoncer cet accord en 2018, poussant l’Iran à reprendre ses activités d’enrichissement de l’uranium, c’est aussi en raison de la guerre en Ukraine et des demandes irréalisables de la Russie que les discussions ont été suspendues à partir de mars 2022, avant une pénible reprise en août.
Enfin, la position de la Russie menace les derniers héritages de la guerre froide en matière de maîtrise des armements : le 18 août, Moscou a annoncé suspendre les inspections de ses sites nucléaires par les Etats-Unis prévues dans l’accord New START, allégeant que Washington avait interdit l’accès à ses propres sites aux inspecteurs russes, ce que les Etats-Unis ont toujours démenti. Si toutes les dispositions de New START n’ont pas encore été détricotées – la plus importante, la notification en amont des tirs de missiles capables d’emporter des têtes nucléaires, tient toujours –, c’est un nouveau signe de la confiance qui s’écroule entre les puissances nucléaires.
Face à cette « piraterie stratégique », les diplomates et experts doivent jouer les équilibristes : s’il est capital de désigner et sanctionner la Russie pour ses actions qui mettent en danger un régime de non-prolifération déjà fragile, il est aussi crucial de maintenir un dialogue pour éviter le pire. Les forums informels d’institutions pouvant encore accueillir des experts russes, comme les think tanks, apparaissent alors comme l’un des canaux à exploiter pour maintenir un dialogue stratégique essentiel visant à éviter toute mauvaise compréhension entre puissances nucléaires et réduire au maximum les risques d’incident.
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