12
avr
2022
Espace Média L'Ifri dans les médias
Fusée spatiale Ariane 5, Kourou, Guyane Française
Éric-André MARTIN, article publié dans Vie Publique, "Parole d'experts"

Le secteur spatial européen dans la compétition internationale

Nouveaux acteurs, nouvelles technologies : le secteur spatial mondial connaît une transformation profonde de ses modèles économiques. Pour rester un acteur spatial de premier plan, l’Europe doit s’adapter en veillant à conserver un accès sûr et autonome à l’espace, à des prix compétitifs.

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L’Europe a développé une industrie spatiale qui occupe des positions importantes sur le marché des lanceurs, grâce aux programmes Ariane et Vega, comme sur celui des satellites.

L’Europe a développé une industrie spatiale qui occupe des positions importantes sur le marché des lanceurs, grâce aux programmes Ariane et Vega, comme sur celui des satellites.

À travers sa politique spatiale, l’Union européenne a développé des programmes de référence au niveau mondial, tels que Galileo – la première infrastructure de navigation et de positionnement par satellite conçue pour des usages civils –, Copernicus – qui fournit un accès autonome aux services d’observation de la Terre et d’information géographique – et EGNOS (European Geostationary Navigation Overlay Service, Service complémentaire européen de navigation par satellites géostationnaires) – qui vise à améliorer la qualité des signaux ouverts émis par les systèmes mondiaux de navigation par satellite, en particulier ceux émis par Galileo.

La technologie, les données et les services spatiaux apportent donc une contribution essentielle à la vie quotidienne des Européens et à l’activité économique de l’Union. Grâce aux informations qu’ils fournissent, ils contribuent de surcroît à préserver les intérêts stratégiques de l’Union européenne et de ses États membres.

En dépit de ce bilan flatteur, l’Europe vit en grande partie sur l’acquis de programmes spatiaux déjà anciens. Depuis dix ans, le secteur spatial connaît une transformation et un essor sans précédent à l’échelle mondiale, marqués par l’émergence de nouveaux acteurs et le développement de nouvelles technologies, qui révolutionnent les modèles industriels traditionnels. Une nouvelle réalité géopolitique, stratégique, industrielle et technologique se fait jour, qui rebat le périmètre spatial sur le plan global. Le secteur spatial européen doit donc s’y adapter, et les institutions européennes veiller à garantir un accès sûr, autonome, fiable et abordable à l’espace.

Cette prise de conscience est d’autant plus importante que, au-delà des enjeux liés à la préservation de la base industrielle et technologique dont dépend le secteur spatial européen, celui-ci s’impose comme un élément essentiel à la mise en œuvre des deux projets phares de la commission von der Leyen : d’une part, faire de l’Europe le premier continent neutre pour le climat d’ici à 2050 et, d’autre part, réussir la transition numérique pour préserver la compétitivité de l’économie européenne.

Les infrastructures spatiales, à travers les services qu’elles assurent et les données collectées, améliorent de façon essentielle les connaissances disponibles relatives au climat, à l’environnement et à la biodiversité. L’espace est également un élément clé pour assurer la souveraineté numérique de l’Europe. Enfin, dans un contexte international marqué par le retour des jeux de puissance, l’espace s’impose à la fois comme un multiplicateur de puissance pour les États membres et un élément indispensable à l’Union européenne, pour concrétiser son ambition de devenir un acteur géopolitique.

Trois facteurs principaux de transformation du secteur spatial mondial

Tout d’abord, l’émergence d’une nouvelle économie spatiale globale, moteur de croissance pour l’avenir. Porté par la révolution numérique, qui génère de nouvelles opportunités commerciales, le secteur spatial s’affirme comme un marché en forte croissance, à un rythme estimé à 6,7% par an depuis 2005, soit le double de l’économie mondiale.

Les dynamiques engendrées par l’innovation transforment le secteur spatial en un marché mature et viable, avec des effets d’entraînement croissants sur d’autres secteurs d’activité. Il est donc naturel que le domaine spatial attire des investisseurs, intéressés par des perspectives de croissance aussi prometteuses. Le chiffre d’affaires du secteur au niveau mondial était estimé à environ 447 milliards de dollars en 2020, en progression de 176% depuis 2005.

Par ailleurs, le secteur spatial mondial se diversifie et s’hybride à travers l’arrivée d’un nombre accru d’acteurs spatiaux petits et grands, publics et privés. Deux chiffres permettent d’illustrer cette évolution : 130 pays se sont dotés d’une autorité spatiale nationale ; plus de 80 pays avaient au moins un engin en orbite en 2018.

Le secteur reste toutefois encore largement dominé par quelques grands acteurs : les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Europe, mais aussi le Japon et l’Inde, qui concentrent à eux seuls l’essentiel des activités de lancement et de production du secteur spatial mondial. Plus des trois quarts des investissements dans l’économie spatiale sont réalisés aux États-Unis.

Enfin, le secteur spatial est un vecteur d’innovation et de croissance. L’espace constitue déjà un nœud critique dans les infrastructures de télécommunication, de collecte et de traitement des données, et cette tendance devrait se renforcer avec les nouvelles connectivités qui accompagnent l’Internet des objets et la généralisation du haut débit. D’où l’importance du rôle joué par les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) dans le développement des applications spatiales, destinées à assurer la connectivité avec des objets et des systèmes basés au sol, ainsi que les interfaces avec les systèmes de traitement et de stockage des données.

La clé de cette transformation réside dans la constitution de constellations, formées de plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de petits satellites placés en orbite basse. Le secteur spatial mondial devient un écosystème où se rencontrent des startups et des entreprises bien établies, dans une compétition pour développer des applications dans le domaine des technologies numériques, des télécommunications, la navigation et la cartographie, le traitement et le stockage des données, la fabrication des satellites, des lanceurs et de leurs systèmes. Selon le rapport 2021 de SpaceTech, plus de 10 000 entreprises forment l’écosystème spatial mondial, dont plus de la moitié sont américaines.

Un triple défi pour le modèle spatial de l’Union européenne

Le modèle économique du secteur spatial européen doit évoluer pour pouvoir répondre aux ruptures nées de l’avènement du New Space aux États-Unis, qui se situe à la jonction de deux canaux d’innovation. En premier lieu, les avancées technologiques dans le domaine des lanceurs, parmi lesquelles les composants réutilisables, de nouveaux matériaux et de nouveaux procédés de fabrication contribuent à réduire les coûts de fabrication.

Deuxième composante, le développement de modèles économiques, fondés sur de nouveaux modes de contractualisation entre la sphère publique, notamment la National Aeronautics and Space Administration (NASA) et le département de la Défense, et le secteur privé, autour d’appels à projets et de contrats d’objectifs.

Ces modes de relation traduisent une redistribution des coûts et des risques entre autorités publiques et acteurs industriels. C’est en remportant des appels d’offres que la société SpaceX, dirigée par le patron de Tesla Elon Musk, a imposé le Falcon 9 comme lanceur de référence, à la fois par le nombre de tirs effectués, les prix pratiqués, et parce qu’il a permis en 2020 la reprise des vols habités autonomes par les États-Unis.

Les lancements opérés en 2020 pour constituer la constellation Starlink ont également entraîné à eux seuls un quasi doublement au niveau mondial des masses mises en orbite, qui étaient restées stables depuis le milieu des années 1990, car très liées à des commandes publiques. Cette évolution s’accompagne d’une réduction des coûts de lancement et concurrence de manière frontale les lanceurs européens. Alors que le coût d’envoi dans l’espace d’un kilo de fret par un lanceur conventionnel était resté stable entre 1970 et 2000, à un peu plus de 18 000 dollars, le coût pour une fusée Falcon 9 serait ramené à 2 600 dollars pour des lancements commerciaux en orbite basse.

Pour défendre efficacement la position de l’Europe sur le marché spatial, il est indispensable d’assurer la bonne gouvernance d’un programme pour l’heure structurellement éclaté entre une multitude d’acteurs. Ce choix requiert une répartition claire des responsabilités et des tâches entre les différentes entités concernées, afin d’éviter les chevauchements inutiles et ainsi réduire les dépassements de coûts et les retards.

D’importants efforts ont été réalisés dans ce domaine depuis l’entrée en fonctions de la nouvelle Commission européenne en 2019. Tout d’abord avec la création au sein de la Commission européenne de la Direction générale pour l'industrie de la défense et de l’espace (DG DEFIS, Directorate General for Defence Industry and Space), compétente sur les questions spatiales. Cette structure est placée sous l’autorité de Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur.

Une Agence de l’Union européenne pour le programme spatial (EUSPA, European Union Space Program Agency) a également été créée, qui intervient aux côtés de l’Agence spatiale européenne (ESA, European Space Agency) dans le développement des programmes européens. Les attributions des différentes institutions ont été fixées à travers le nouveau règlement spatial européen du 28 avril 2021. Tous les acteurs de la gouvernance peuvent ainsi soutenir, dans leur domaine de compétence et conformément à leurs responsabilités, la réalisation des objectifs du programme spatial européen.

La régulation de l’espace participe à la préservation d’un ordre international multilatéral fonctionnel. Alors que la concurrence dans l’espace augmente, l’Union européenne doit contribuer à préserver une gouvernance mondiale robuste, qui défende les principes essentiels posés par les traités et les résolutions des Nations Unies, pour faire en sorte que l’espace reste un environnement pacifique, sûr, stable, préservé et durable, pour le bienfait de tous.

La question de l’encombrement et de la gestion du trafic spatial se pose avec une acuité pressante, en raison de la multiplication des objets placés en orbite et de l’accumulation des débris orbitaux, qui présentent des risques de collision avec des véhicules ou objets en mouvement. Cet encombrement menace la viabilité et la sécurité des infrastructures spatiales et des opérations.

C’est pour se prémunir contre ces risques que la Commission a pris l’initiative d’adapter le cadre juridique existant et de renforcer ses capacités en matière de surveillance de l'espace et de suivi des objets en orbite. Cette décision permettra également de préserver l’autonomie de l’Union européenne en matière d’accès à l’espace et de peser dans la définition de nouvelles normes et procédures internationales.

Trois priorités pour l’Europe

En premier lieu, l’autonomie de décision de l’Europe ne peut être assurée de façon durable sans un accès autonome à l’espace. C’est pourquoi l’Union doit poursuivre une politique volontariste en matière de lanceurs en assurant la modernisation d’Ariane et de Vega, à travers le déploiement des technologies les plus innovantes, tout en préparant la nouvelle génération de lanceurs. Elle contribuera ainsi à maintenir la compétitivité du secteur et à préserver la cohésion de l’ensemble des acteurs. Avec le programme Ariane 6, l’ESA affichait l’objectif de réduire de 40% les coûts de lancement par rapport à Ariane 5, grâce à de nombreuses innovations technologiques et organisationnelles. Pour l’avenir, des programmes ambitieux sont en développement, comme le moteur Prometheus, réutilisable jusqu’à cinq fois, et pouvant être produit en série.

Toutefois, la compétition n’est pas seulement technologique et industrielle, elle est aussi commerciale. Là où les industries spatiales américaines, russes ou chinoises répondent pour l’essentiel à leurs besoins nationaux sur des marchés dits "captifs", car fermés à la concurrence étrangère, l’industrie spatiale européenne occupe une place singulière. Alors que le marché institutionnel captif européen est six à sept fois inférieur à l’équivalent américain, l’industrie spatiale européenne est en concurrence avec ses homologues américains sur les quelques marchés ouverts dans le monde. Pour répondre à la concurrence des lanceurs américains, l’Union doit donc veiller à s’assurer un volume de commandes institutionnelles suffisant, quitte à envisager l’introduction d’une préférence européenne.

 

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> Cet article paru dans Vie Publique est extrait de "L'Europe Post-Brexit" publié dans Questions Internationales, n° 110, 2021 (Téléchargez le pdf)

 

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