Thierry de Montbrial : « En Ukraine, on ne peut pas exclure un dérapage engageant la dissuasion nucléaire »
Pour Thierry de Montbrial, président fondateur de l’Institut français des relations internationales, la guerre d’Ukraine pourrait déboucher sur un conflit gelé pendant des années ou des décennies - ou pire une montée aux extrêmes.
LE FIGARO. - Deux ans après le début de la guerre, l’armée ukrainienne fait face à une situation difficile sur le front. Pour Kiev, les conditions de la victoire ont-elles changé ?
Thierry DE MONTBRIAL. - Il faut d’abord définir les termes. Si l’on appelle victoire de l’Ukraine le rejet des forces russes, y compris hors de Crimée, et l’adhésion du pays à l’Otan, alors la victoire me paraît actuellement peu probable. Si l’on appelle victoire de la Russie la mainmise totale et durable sur l’Ukraine, pareille victoire ne l’est pas davantage. L’issue de cette guerre, dans les mois ou années à venir, serait alors une situation intermédiaire. Cependant, on ne peut pas exclure un dérapage et une montée aux extrêmes, engageant la dissuasion nucléaire.
Pour le moment, on constate que, malgré l’empilement des sanctions, la Russie est dans une position renforcée sur le plan économique et militaire, par rapport à ce que beaucoup pensaient il y a un an. La Russie dispose potentiellement d’importantes ressources humaines alors que l’Ukraine est en grande difficulté sur ce plan. La disponibilité de forces de combat est un point crucial dans une guerre de haute intensité. Les Ukrainiens manquent aussi de munitions, malgré l’aide des Occidentaux.
La stratégie russe n’a-t-elle pas aussi évolué ?
Certainement. Rappelons-nous le grand diplomate Alexandre Gortchakov, qui fut pendant près de trente ans le ministre des Affaires étrangères en Russie après la guerre de Crimée. Il eut ce mot, que Bismarck reprenait souvent : « La Russie n’est jamais aussi faible ni aussi forte qu’on ne le croit. » On gagne à méditer ce propos en analysant l’histoire de la guerre froide.
En regardant l’histoire de la Russie, on constate que les guerres ont souvent mal commencé. Le Kremlin ne s’attendait certainement pas à la résistance extraordinaire des Ukrainiens ni au soutien occidental, tel qu’il s’est manifesté. Les Russes ont donc adapté leur stratégie, mais s’adapter est le propre des guerres, qui sont toujours pleines de surprises.
Il a beaucoup été dit que cette guerre oppose deux modèles, les démocraties libérales contre un club d’États autoritaires. Est-ce toujours le cas ?
Ces dernières années, on a assisté à une reproduction élargie - de manière plus ou moins explicite - de la guerre froide. En ce sens les États-Unis, qui se présentaient autrefois comme les leaders du monde libre, entendent se présenter aujourd’hui comme ceux du monde des démocraties. En face, on a pu observer, au fil du temps, le rapprochement de la Russie, de l’Iran et de la Chine, par exemple. Sans oublier bien sûr la Corée du Nord.
" Sur le plan militaire, certains évoquent le passage à une économie de guerre.
Mais une économie de guerre, c’est une économie dirigée, contrôlée"
Thierry de Montbrial
Mais la guerre d’Ukraine - je préfère ce terme à celui de guerre « en » Ukraine puisque, de facto, c’est une guerre qui ne se cantonne pas au territoire ukrainien - a souligné une forme de renaissance de plus en plus visible de pays plus ou moins dictatoriaux ou autocratiques. De nombreux pays, notamment du Sud, refusent le prosélytisme idéologique des Occidentaux. Ils ont tendance à penser que cette guerre est un résidu du conflit Est-Ouest.
Deux ans après l’agression de la Russie, l’Union européenne reste d’une grande cohérence face à la guerre. Est-ce en raison de son impuissance ?
L’issue de ce conflit reposera surtout sur les États-Unis. L’Ukraine impressionne par sa résistance, mais ses capacités économiques et principalement humaines sont limitées. Répétons qu’il s’agit d’une vraie guerre où l’on engage la vie des combattants. Et jusqu’à nouvel ordre les combattants face aux Russes sont les Ukrainiens. Sur le plan économique, la marge de manœuvre de l’Union européenne me paraît également limitée. Dans ces conditions, la clé se trouve nécessairement entre les mains des Américains.
Or, on constate que les États-Unis commencent à hésiter. L’Ukraine est un pays lointain pour les Américains, malgré sa diaspora. La population dans son ensemble s’y intéresse peu, malgré les lobbies qui la soutiennent. Trump émet des propositions volontairement provocatrices à cet égard, mais, même si Biden ou un autre venait à être élu, l’expérience montre que le sentiment de lassitude des guerres éloignées finit par l’emporter tôt ou tard.
Abandonner les Ukrainiens ferait voler l’UE en éclats, de la manière la plus apparente. Mais alors jusqu’où faut-il soutenir l’Ukraine ? Sur le plan militaire, certains évoquent le passage à une économie de guerre. Mais une économie de guerre, c’est une économie dirigée, contrôlée, où l’on sort du cadre d’une Constitution démocratique, où l’on réquisitionne des entreprises pour abandonner leurs activités normales au profit d’armements ou d’autres matériels nécessaires à la conduite de la guerre. À ce stade, je doute que les Français ou les Allemands, les Espagnols ou les Italiens entre autres acceptent d’entrer en économie de guerre.
En 2023, les chefs d’État et de gouvernement ont ouvert en grand la perspective d’une nouvelle vague d’élargissement de l’UE, avec la Moldavie notamment. Peut-on annoncer une révolution profonde à l’intérieur de l’UE ?
Assurément, oui. La question qui se pose est celle des instruments de soutien à l’Ukraine, au-delà de l’aide économique ou des armements, ou des sanctions contre la Russie. Arrivent alors les promesses d’élargissement de l’Union européenne. Sur le plan politique, nous nous sommes irréversiblement engagés dans cette direction.
Mais il y a de réelles différences entre les pays candidats à l’adhésion à l’UE. La Moldavie est petite. Rien de commun avec l’Ukraine, qui est un très grand pays à l’échelle européenne. Il suffit d’observer l’émoi que suscite sa puissance agricole. La Pologne elle-même s’en inquiète.
"L’UE est menacée à court terme si elle ne soutient pas l’Ukraine, et à long terme par des engagements insuffisamment réfléchis. Ce qui se meurt, c’est la conception d’une Europe fédérale"
Thierry de Montbrial
Par ailleurs, l’Ukraine reste encore marquée par certaines pratiques soviétiques, notamment sur le plan de la corruption. L’élargissement à l’Ukraine soulèvera d’immenses difficultés. Il me semble que l’UE est menacée à court terme si elle ne soutient pas l’Ukraine, et à long terme par des engagements insuffisamment réfléchis. Il y a assurément un besoin de faire exister l’Europe géopolitiquement. Ce qui se meurt, c’est la conception d’une Europe fédérale. En fait, la construction européenne est à repenser de fond en comble.
Quelle est l’issue la plus plausible ?
Dans l’interview accordée à Tucker Carlson, Poutine a cherché à se montrer enclin à négocier, certes sans expliciter son but. L’enjeu d’une négociation ne pourrait être que l’élaboration d’une nouvelle architecture de sécurité en Europe. L’architecture de sécurité élaborée au cours de la guerre froide - notamment avec la remarquable innovation diplomatique que fut l’arms control ou « maîtrise des armements » - est à reconstruire entièrement. Il faudra beaucoup de temps. À terme, plusieurs issues sont concevables. Je n’exclus pas totalement le fait que l’Ukraine retrouve ses frontières de 1991. Mais cela supposerait des conditions inacceptables actuellement, à commencer par la neutralité du pays. Il est aussi possible d’imaginer, hélas, un conflit gelé pendant des années ou des décennies, ou pire, je le répète, une montée aux extrêmes que certains commentateurs semblent appeler de leurs vœux, d’un côté comme de l’autre.
> Lire l'interview par Ronan Planchon sur le site du Figaro
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