20
fév
2022
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Russia International Army games-2020, Alabino, Russie, august, 2020
Héloïse FAYET, interviewée par Mayeul Aldebert pour Le Figaro

Ukraine : comment la Russie pourrait déployer un arsenal nucléaire en Biélorussie

Le président biélorusse Alexandre Loukachenko a affirmé que son pays serait prêt à accueillir des «armes supernucléaires» en cas de menace de la part des Occidentaux. Un référendum le 27 février doit annuler le statut dénucléarisé du pays. Héloïse Fayet est chercheuse au Centre des études de sécurité de l'Ifri et coordinatrice du programme Dissuasion et prolifération. Elle explique quelles armes pourraient être déployées en Biélorussie et pourquoi Moscou et Minsk pourraient s'entendre sur un tel accord.

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Le référendum du 27 février sur la Constitution biélorusse peut-il changer le statut nucléaire du pays ? En quoi la neutralité biélorusse pourrait-elle être affectée ?

HÉLOÏSE FAYET.- Cette modification de la Constitution peut marquer une réelle étape vers la fin de la neutralité et du statut non nucléaire de la Biélorussie issus du mémorandum de Budapest en 1994, quelques années après l'éclatement de l'URSS. Il faudra observer néanmoins, si le référendum est adopté, les termes de l'accord qui définira le déploiement d'armes nucléaires en Biélorussie. Au sein de l'Otan, il existe ainsi un nuclear sharing agreement qui permet aux États-Unis de déployer des bombardiers équipés d'armes nucléaires dans certains pays européens de l'Otan sans violer, selon l'interprétation des pays occidentaux, le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). La fin de ce partage nucléaire était d'ailleurs l'une des exigences de Vladimir Poutine dans ses propositions de traités entre la Russie et l'OTAN présentées mi-décembre.

Dans la dynamique de renforcement de l'union entre la Biélorussie et la Russie, on pourrait imaginer ainsi une sorte de partage nucléaire entre les deux pays qui permettrait à la Biélorussie d'accueillir des armes russes sans techniquement violer de traité. Pour savoir précisément si le statut non nucléaire du pays serait clairement et durablement affecté, il faudra voir dans quelle prérogative juridique ce déploiement aura lieu, et surtout si le président russe prendra cette initiative : pour le moment, rappelons qu'il s'agit seulement de déclarations d'Alexandre Loukachenko, et que ce déploiement serait uniquement une conséquence d'une manœuvre similaire du côté otanien. En tout cas, selon les sondages, la modification de la Constitution devrait bien être actée au référendum.

Si cette modification est adoptée, quelles armes pourraient être déployées en Biélorussie et quelles conséquences cela pourrait-il avoir dans la crise ukrainienne ?

Sur le plan purement théorique, si le président russe choisit de déployer des armes nucléaires en Biélorussie avec l'accord de Minsk et donc sans que cela n'engendre des conséquences trop importantes pour la Biélorussie (comme un coûteux entretien des armes par exemple), plusieurs capacités pourraient être mises en œuvre.

D'abord, on pourrait imaginer un déploiement d'armes à courte portée : des armes nucléaires dites « tactiques » comme les missiles balistiques Iskander qui sont actuellement déployés à la frontière avec l'Ukraine. Comme ce sont des armes à courte portée, ce serait un mouvement extrêmement «escalatoire» parce que cela signifierait que la Pologne et les pays baltes seraient à portée de ces missiles. Ces missiles sont à capacité duale, c'est-à-dire qu'ils peuvent emporter des charges nucléaires comme des charges conventionnelles, ce qui renforce l'ambiguïté du déploiement et donc son potentiel escalatoire. Des missiles intercontinentaux pourraient également être déployés, qui ne permettraient donc pas de viser les pays européens mais participeraient à la dissuasion nucléaire stratégique russe plutôt qu'à une perspective d'emploi d'armes nucléaires sur le champ de bataille. Certains sites de lancement de missiles SS-25, qui étaient déployés en Biélorussie jusqu'en 1994, sont demeurés intacts : il serait possiblement envisageable de réutiliser ces lanceurs pour la nouvelle version des SS-25, les ICBM Topol.

Viennent enfin les missiles à moyenne portée, notamment les 9M729 qui sont des missiles de croisière à courte et moyenne portée. Les États-Unis ont accusé la Russie en 2019 d'avoir enfreint le traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI) en développant ce missile, à cause d'une portée estimée par les États-Unis à 1500, voire 2500km. En 2020, Vladimir Poutine avait annoncé qu'il n'allait pas déployer les 9M729 dans la partie occidentale de la Russie mais il ne s'est pas exprimé depuis. Le déploiement de ce type de missile intermédiaire reste donc une possibilité.

Enfin, sur le plan des capacités nucléaires air-sol ou air-air, les avions basés à Kaliningrad, enclave russe à l'ouest de la Biélorussie, et qui peuvent transporter des charges nucléaires, pourraient éventuellement, avec la modification de la Constitution, se poser durablement en Biélorussie, bien que jusqu'alors le président biélorusse ait toujours refusé la création de bases militaires russes durables sur son territoire.

Depuis 1994, les armes nucléaires ont été bannies des anciennes Républiques socialistes soviétiques. Comment se positionne la Russie sur la possibilité de redéployer des armes nucléaires en Biélorussie ? Quel intérêt peut-elle y trouver ?

Il n'y a aucune déclaration ou volonté russe clairement affichée pour le moment de vouloir déployer des armes nucléaires en Biélorussie, qui apparaît comme le dernier pré-carré de Poutine (NDLR : dans une interview au JDD , le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian indique que le président russe a assuré à Emmanuel Macron lors de leur rencontre à Moscou «que le stationnement d'armes nucléaires russes en Biélorussie n'était pas envisageable»). Si le président russe est prêt à sacrifier son dernier espace de manœuvre entre l'Otan et son territoire national, c'est vraiment que l'heure est très grave. La Russie ne le ferait qu'en dernier recours, si elle se sentait vraiment acculée par les déploiements de l'Otan et occidentaux, ce qui n'est actuellement pas le cas. Ce serait quelque chose de très escalatoire d'autant plus qu'il y a déjà des armes nucléaires à Kaliningrad qui peuvent aller frapper la Pologne ou les pays baltes, notamment des avions équipés de missiles de croisière.

Une hypothèse plus crédible d'utilisation par la Russie de cette autorisation de déploiement d'armes nucléaires en Biélorussie serait la conduite d'exercices entre Moscou et Minsk avec des capacités nucléaires, à l'image des exercices actuellement conduits par la Russie près de la frontière ukrainienne et mobilisant des capacités stratégiques avec des tirs de missiles balistiques intercontinentaux et des missiles de croisière.

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Mots-clés
Mémorandum de Budapest (1994) Missiles balistiques Prolifération nucléaire Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) Biélorussie Russie