08
déc
2008
Éditoriaux de l'Ifri Chroniques américaines
Anne TOULOUSE

La transition : le long rituel de la transmission du pouvoir Chroniques électorales américaines, n° 12, décembre 2008

Chroniques électorales américaines 12 (décembre 2008)

La transition est l'une des nombreuses curiosités du système électoral américain. Le président est élu au suffrage universel indirect, le mardi qui suite le premier lundi de novembre, et prend ses fonctions le 20 janvier à midi. Cela représente, selon les années, un laps de temps de 10 à 11 semaines. Ceux qui trouvent cela long doivent se souvenir que, jusqu'en 1933, le président ne prêtait pas serment avant le 4 mars, George Washington lui-même l'ayant fait le 30 avril. Le collège électoral avait voté le 4 février, mais à cause du mauvais temps les résultats n'étaient arrivés que deux mois plus tard et Washington avait mis lui-même deux semaines pour se rendre a New York, où a eu lieu la première inauguration… C'est d'ailleurs pour éviter les intempéries, à une époque ou les routes étaient impraticables en hiver, que le mois de mars a été d'abord choisi. Lors de la rédaction de la Constitution, les pères fondateurs n'étaient pas obsédés par le calendrier, plus dicté par le rythme des saisons que par l'impatience des médias.

 

Une élection en plusieurs étapes

Il y a pendant la transition tout un rituel institutionnel. Au lendemain du vote du pays, le futur président n'est pas véritablement élu. La constitution n'évoque même pas le vote populaire: selon elle, seul le collège électoral a le mandat d'élire le chef de l'exécutif. Il se réunit le premier lundi après le deuxième mercredi de novembre. Ce jeu de calendrier a été concocté par un acte des congrès en 1792. Mais à ce moment, le président n'est toujours pas élu: les grands électeurs signent un certificat compilant les votes de leur État, ce certificat doit être porté sous pli fermé à Washington. Toujours au rythme des voyages à cheval, les enveloppes sont attendues dans la capitale pour le début du mois de janvier, le 6, pour être précis, où elles seront ouvertes par le vice-président sortant. Les votes une fois comptés, et sauf objection fondée d'un sénateur, les États-Unis auront, enfin, officiellement, un président.

Il est donc erroné d'appeler, avant cette date, Barack Obama 'le président élu', terme dont la presse raffole, sans doute parce qu'il souligne l'ambiguïté de la situation. Il n'y a, en fait, qu'un seul président, celui qui commande l'armée, signe les lois et couche à la Maison-Blanche, mais il subit le triste sort de tous ceux qui sont sur le départ: il est de plus en plus considéré comme quantité négligeable. Cette situation a un nom: c'est celle du 'lame duck', du canard boiteux qui ne peut plus suivre le mouvement. Le canard est néanmoins toujours vivant et dispose de quelques moyens de gouverner. Si le Congrès sortant, lui-même en session de 'lame ducks', lui donne encore une majorité, il peut faire passer quelques lois. Sinon, il lui reste les executive orders, les décrets présidentiels, qui ont l'inconvénient de pouvoir être défaits par ceux de son successeur. Il profite également de ce moment pour accorder les grâces présidentielles, dont il peut user à discrétion.

Pendant que le sortant est occupé à ces mélancoliques besognes, le suivant dispose de deux mois et demi pour se préparer à gouverner, ce qui, aux États-Unis, n'est pas une mince affaire. Le pays pratique en effet le spoil system, qui veut que tous les postes liés au gouvernement soient caducs à la fin d'une présidence. Ainsi l'équipe de Barack Obama va-t-elle devoir procéder à près de 9 000 nominations. Tous les nouveaux candidats doivent être passés au crible, pour s'assurer qu'il n'y a pas dans leur vie quelque élément qui jetterait la honte sur la future Administration, comme cela fut le cas pour l'un des membres de l'équipe du premier président Bush qui dut se retirer après un embarrassant psychodrame au cours duquel il apparut qu'il était à la fois porté sur les dames et sur la boisson.

Ces enquêtes, d'autant plus serrées que le poste est important, s'appellent le 'vetting process'. Les quelque 40000 personnes qui ont postulé dans l'Administration Obama ont reçu un questionnaire[1] de 63 questions, qui vont de leur situation financière aux sites Internet, comme Facebook, sur lesquels ils sont susceptibles d'apparaître.

La question 53, sur les employés de maison, est particulièrement cruciale. Bill Clinton a dû retirer successivement deux candidates au ministère de la Justice ayant enfreint la loi, en employant sans payer de cotisation sociale, la première, des immigrants sans papier, la seconde une nounou…: les États-Unis n'ont donc eu de ministre de la Justice que le 12 mars, après que Bill Clinton a enfin trouvé une femme sans reproche en la personne de Janet Reno, qu'il a d'ailleurs conservée jusqu'à la fin de sa présidence.

Dans une compilation des 'histoires horribles de la transition', le magazine Newsweek a pu écrire: '[celle de] 1992-1993 est restée dans les mémoires comme un moment marqué par le flou et l'indiscipline'. La nouvelle équipe n'avait apparemment pas intégré le principe qui veut que cette période soit consacrée à la mise en place de tous les rouages d'un gouvernement qui doit être opérationnel dans les heures qui suivent la prestation de serment du président. C'est ce qu'a fait Richard Nixon qui, dès l'après-midi du 20 janvier 1969, a envoyé la liste complète de son gouvernement pour ratification au Congrès. On dit que le président doit hit the ground running, en quelque sorte 'démarrer sur les chapeaux de roues'. Bill Clinton a pour sa part suscité l'expression hit the ground stumbling, 'démarrer en trébuchant'.

 

La peur du vide du pouvoir

Barack Obama a tiré les leçons de ses prédécesseurs, et personne n'a démarré plus vite que lui. Le lendemain de son élection, il avait constitué son cercle rapproché, notamment en nommant son Chief of staff, un chef de cabinet dont le rôle est capital puisqu'il a un accès permanent au président. Un mois plus tard, tous les postes clés du futur gouvernement ont été pourvus, avec des nominations spectaculaires comme celle d'Hillary Clinton. Cette transition a été accélérée par la poussée des événements, en particulier la crise financière que connaissent actuellement les États-Unis. Le premier poste ministériel rendu public a été celui de secrétaire au Trésor, en la personne de Timothy F. Geithner. Sa nomination a été annoncée après une semaine d'horreur à la Bourse. Là encore, les leçons de l'histoire ont été entendues. Lors de la transition 1932-1933, le manque de coordination entre le sortant Herbert Hoover et le nouvel élu, Franklin D. Roosevelt, a plongé pendant 4 mois le pays dans les pires moments de la grande dépression. Les historiens débattent encore de leurs responsabilités réciproques dans ce navrant épisode, la réponse est sans doute: 'les deux'.

La transition a un caractère formel. Elle est réglée par le Transition Act, une loi qui date de 1963, actualisée à chaque changement de président. Cette année, elle a prévu l'attribution de 8,52 millions de dollars (M$) au financement des locaux et des frais de fonctionnement de la nouvelle équipe pendant la période intérimaire. Près d'un mois avant l'élection, George W. Bush créait, par décret, un Conseil de transition. Dirigé par son chef de cabinet, ce conseil est chargé de mettre au courant la nouvelle équipe et de faciliter son installation. Ce travail a commencé avant même le résultat de l'élection, avec les collaborateurs des deux candidats, ce qui prouve que, finalement, le délai officiel n'est pas si long que cela ! L'annonce de la formation du gouvernement et de l'attribution des postes clés dépasse la simple question d'organisation. C'est aussi, pour le futur président, une façon d'envoyer des signaux sur son style de gouvernement. Selon la formule consacrée, les élections se gagnent en s'appuyant sur la base de chaque parti, mais le gouvernement est un exercice consensuel. La tradition veut que chaque gouvernement comprenne au moins un membre du parti adverse. Barack Obama a maintenu à son poste le ministre de la Défense Robert M. Gates, un geste sans surprise, car depuis 1940 le Pentagone a été quasi constamment confié à des républicains ! L'exemple le plus extrême est celui d'Abraham Lincoln qui, au terme d'une élection particulièrement venimeuse, avait fait entrer dans son cabinet ses anciens adversaires. Barack Obama qui, après son élection, disait avoir comme livre de chevet les Mémoires de Lincoln, s'en est sans doute inspiré pour au moins l'une de ses nominations !

Le président essaie également de refléter la diversité du pays dans le choix de ses ministres. Les différentes communautés tiennent un compte minutieux des nominations, pour évaluer leur représentation. Le fait que Barack Obama fasse lui-même partie d'une minorité ne le dispense pas de cette surveillance. Son équipe a même reçu une lettre d'un groupe de défense des intérêts des homosexuels, demandant à ce que l'un d'entre eux figure dans son gouvernement, à titre de représentant d'une minorité.

La constitution rapide d'une équipe est également un message envoyé au reste du monde, pour montrer qu'il n'y aura pas de vacance du pouvoir. C'est particulièrement important dans la période post-11 septembre, où les moments de transition sont considérés comme des facteurs de risque. Les signes avant-coureurs des attentats de 2001 se sont manifestés juste avant l'élection de 2000, avec l'attaque du USS Cole, qui le 12 octobre avait provoqué la mort de 17 marins américains dans le port d'Aden. Le rapport de la commission d'enquête sur les attentats du 11 septembre fait apparaître que la transition de l'élection de l'an 2000 a joué un rôle négatif pour la sécurité du pays. Le recompte des voix de Floride a retardé la mise en place des équipes et, pendant tout le début de l'année 2001, des postes clés dans les agences de sécurité sont restés vacants, leurs titulaires n'ayant pas reçu le feu vert des services secrets, ou la ratification du Sénat.

En 2008, la cohabitation entre un président élu et son successeur a été mise à l'épreuve lors des attentats de Bombay. George W. Bush et Barack Obama ont publié quasi simultanément un communiqué condamnant les attaques. Condoleezza Rice a pris soin de signaler qu'elle informait régulièrement le futur président. Celui-ci a d'ailleurs téléphoné au Premier ministre indien, mais c'est George W. Bush qui a offert l'assistance des États-Unis car c'est lui qui dispose de la logistique et des forces armées.

Dès le lendemain de son élection, le nouveau président reçoit des briefings des services secrets, comme le président en place. Son équipe a accès aux documents confidentiels, mais le plus sûr moyen d'assurer une transition est une bonne entente entre les hommes.

 

Le facteur humain

Dès le lendemain de l'élection de Barack Obama, George W. Bush a su dire les mots qui présageaient une passation de pouvoir élégante. Il a reconnu le caractère historique de cette élection et a joint le geste à la parole en recevant son successeur dès la semaine suivante à la Maison-Blanche.

Depuis lors, Barack Obama ne cesse de répéter qu'il n'y a qu'un seul président, et que c'est George W. Bush… ce qui peut-être ne va pas sans dire, car lui-même donne une conférence de presse quotidienne qui repousse, tous les jours un peu plus, le président sortant à arrière-plan de l'actualité. George W. Bush, qui a eu plus que sa part de l'attention publique, semble dispose à s'effacer, ce qui n'est pas toujours le cas des sortants.

Le paradoxe des successions est que même les adversaires politiques les plus acharnés doivent développer une forme de complicité. Les anciens présidents constituent un club très fermé d'hommes qui partagent une expérience unique. Ils ont été 5 au maximum, à l'époque où Gerald R. Ford et Ronald Reagan étaient encore vivants. Ce dernier ne comptait d'ailleurs que pour la forme, car dans les dix dernières années de sa vie, il a été coupé du monde par la maladie d'Alzheimer qui l'a emporté en 2004. Il ne reste plus que Jimmy Carter, Bill Clinton, un et bientôt deux Bush. Le premier président Bush et Clinton semblent avoir développé une véritable amitié, ils parcourent le monde ensemble pour venir au secours des victimes de catastrophes et jouent aussi au golf ensemble.

Mais la mayonnaise prend ou ne prend pas ! L'une des transitions les plus acrimonieuses a été celle entre John Quincy Adams et Andrew Jackson. Le camp Adams avait fait courir des rumeurs si scandaleuses sur Madame Jackson que lorsque celle-ci est morte, entre l'élection et l'inauguration, le futur président Jackson a été persuadé que ses adversaires l'avaient tuée de chagrin. Il a juré de se venger avec une telle conviction que le président sortant a préféré quitter la ville, plutôt que de l'accompagner lors de la prestation de serment. Andrew Jackson était d'ailleurs tellement accablé par son veuvage, qu'il a passé les quatre mois de la transition enfermé dans sa chambre, recevant à peine ses collaborateurs.

Herbert Hoover et Franklin Roosevelt en étaient venus à se détester au point qu'ils ne sont pas adressé la parole dans la voiture qui les emmenait au Capitole pour la passation de pouvoir.
L'histoire a retenu avec délice le moment où, dans un geste de complicité, Lyndon Johnson a montré à Richard Nixon un coffre-fort dans le bureau ovale qui était en fait un système d'écoute. Il posait ainsi la première pierre du scandale du Watergate…

Le général Dwight Eisenhower s'est apparemment pris d'affection pour John F. Kennedy lors de leur première rencontre dans le bureau ovale. Il a tenu à lui montrer un autre gadget de la Maison-Blanche, un bouton de panique qui déclenche l'arrivée d'un hélicoptère sur la pelouse.

Les passations de pouvoir entraînent aussi quelques petites mesquineries, exprimant le dépit de l'équipe sortante: en 2001, les collaborateurs de George H.W. Bush se sont plaints d'actes de vandalisme de la part de ceux de Bill Clinton. Une enquête administrative a fait apparaître que ceux-ci avaient effectivement subtilisé quelques poignées de portes et enlevé systématiquement la lettre 'W', emblématique du nouveau président, de tous les claviers d'ordinateurs qui leur étaient tombés sous la main…

 

Le grand déménagement

Dans les heures qui précèdent l'arrivée d'un nouveau président à la Maison-Blanche, celle-ci est vidée de tous les documents de l'Administration précédente. En vertu du Presidential Record Act (PRA) voté en 1978, ceux-ci sont confiés aux Archives nationales dont ils ne pourront sortir avant 5 ans. C'est le président en place qui décide de la classification de ces archives. En 2001, George H.W. Bush a introduit, par décret présidentiel, une clause qui permet à un ancien président, ou à ses héritiers, de s'opposer à la levée de la confidentialité d'un document. Cette clause est actuellement contestée par le Congrès et peut être levée par un nouveau décret présidentiel.

La transition a aussi un caractère hôtelier. Une famille laisse la place à une autre dans les appartements privés de la résidence.

John Q. Adams a été le premier résident de la Maison-Blanche en 1800. Auparavant, les présidents vivaient à Philadelphie dans ce que l'on appelait de façon très pertinente 'la maison des présidents'. C'est là que s'est passée la première transition et elle a été horrible. George Washington était parti dans sa propriété de Mount Vernon et avait laissé à ses domestiques le soin de préparer la résidence pour ses successeurs. En fait, ils ont organisé pendant deux semaines une véritable bacchanale, et détruit tout le mobilier. En découvrant les lieux, le malheureux John Q. Adams a écrit à sa femme : 'Cet endroit a été le théâtre des beuveries et des désordres les plus scandaleux dont j'ai jamais entendu parler!'.

Cela ne s'est pas reproduit. Les incidents ont par la suite été mineurs. Rosalyn Carter a, par exemple été ulcérée, lorsqu'elle a cru comprendre que Nancy Reagan lui suggérait de vider les lieux au plus vite, pour pouvoir faire venir ses décorateurs. Mais d'une manière générale les First Ladies se comportent avec grâce, et font visiter la maison à la prochaine occupante, pendant que les hommes discutent de choses sérieuses. Cet échange de bons procédés s'étend jusqu'aux 'premiers enfants'. L'une des filles de George W. Bush a accompagné les petites Obama dans leur première visite guidée. Les deux filles du président Johnson avaient laissé des petits mots à celles du président Nixon, pour leur indiquer comment faire le meilleur usage des lieux et, notamment, comment recevoir leurs soupirants dans une maison où leur père avait l'œil partout !

 


[1] Le questionnaireObama est disponible sur : < graphics8.nytimes.com/A 13apply_questionnaire.pdf>>.