05
oct
2017
Publications Éditoriaux de l'Ifri
Christian TESTOT

Diplomatie nomade autour du Yémen Editoriaux de l'Ifri, octobre 2017

Avec la Syrie et la Libye, le Yémen est le troisième des pays arabes en situation de guerre civile/internationale, avec une même conséquence pour l’activité diplomatique : du fait de la fermeture des ambassades sur place et de la situation sécuritaire, les États ont dû développer une politique « nomade » de contacts en pays tiers avec leurs interlocuteurs en fonction de leurs lieux d’exil, dont l’article suivant constitue, s’agissant du Yémen, un essai de « cartographie ».

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Le dispositif diplomatique

Parmi les pays entretenant des relations diplomatiques avec le Yémen, seulement une vingtaine a des ambassades dédiées, qui se répartissent actuellement en trois catégories.

  1. Seize pays ont suivi le gouvernement légitime dans son exil à Aden en décembre 2014 puis à Djeddah et Riyad en février 2015. Il s’agit des 5 membres permanents du Conseil de sécurité (P5), des 6 membres du Conseil de coopération des États arabes du Golfe, des Européens (outre la France et le Royaume Uni : l’Allemagne, la Hollande et l’Union européenne), ainsi que du Japon, de l’Égypte et de la Turquie. La majorité de ces pays a conservé une partie de son personnel local à Sanaa, essentiellement pour des tâches de maintenance et de gardiennage.

  2. Quatre ambassades sont toujours actives dans la capitale yéménite : Iran, Syrie, Liban et Palestine, au niveau chargé d’affaires.

  3. La Russie rentre dans les deux catégories à la fois, avec un chargé d’affaires actif à Sanaa et, depuis l’automne dernier, un ambassadeur à Riyad accrédité auprès du président Abdrabbo Mansour Hadi. Les deux ambassades ont des effectifs comparables et mènent un travail diplomatique parallèle, le premier en direction des « autorités » de facto à Sanaa, le second auprès du gouvernement légitime à Riyad, selon un dédoublement probablement unique dans la communauté internationale.

Du fait de la situation de guerre dans le pays, les 17 ambassadeurs « exilés » (y compris le Russe) sont à la fois :

  1. Ambassadeurs « au » Yémen : ils ont tous présenté leurs lettres de créance au président légitime, soit à Sanaa avant la prise de la capitale par l’alliance Houthis/Congrès populaire général (CPG) en septembre 2014, soit à Riyad depuis la « migration » des autorités légitimes et des ambassades.

  2. Ambassadeurs « pour » le Yémen : n’ayant pas de relation bilatérale à gérer, ou seulement à la marge du fait de la mise en sommeil des échanges économiques, des projets de coopération et des affaires consulaires, ils ont pour mission principale, notamment à travers leurs déplacements dans la région pour rencontrer les divers interlocuteurs, de contribuer au processus de paix et de participer activement aux pourparlers, directement ou au travers de groupes ad hoc : G10 pour les négociations de Genève et Bienne en 2015-2016 ; G18 pour celles de Koweït en 2016, élargi depuis en G19.

Au sein de ce corps diplomatique, les ambassades des pays du P5, celles des Européens hors P5 (UE, Allemagne, Hollande, Italie), ainsi que celle du Japon, mènent leur action dans une logique du « parler à tout le monde », qui impose une « diplomatie nomade » du fait de la dispersion des interlocuteurs dans la région.

L’action diplomatique : cartographie

À l’exception de l’ambassadrice de l’UE qui est venue délivrer un « message humanitaire » à Sanaa début août 2017, aucun des ambassadeurs « hors sol » n’est retourné au Yémen depuis le début du conflit en mars 2015. Les raisons de cette abstention diffèrent selon qu’il s’agit de Sanaa ou d’Aden :

  1. Sanaa : l’obstacle principal n’est pas tant sécuritaire (la ville est « tenue ») ou logistique (il y a des vols de l’ONU, que politique. Toute visite diplomatique poserait en effet la question de la reconnaissance, au moins implicite, des autorités de facto, que la coalition arabe cherche au contraire à isoler, au nom d’une lecture stricte de la résolution 2216 adoptée sous chapitre VII qui considère globalement les forces Houthis/CPG comme des « rebelles » sommés de revenir au statu quo ante. Elle vérifie soigneusement les listes de passagers des vols, qu’elle autorise au cas par cas. Et si elle a laissé venir le député britannique Andrew Mitchell en janvier dernier et l’ambassadrice de l’UE dernièrement, elle a bloqué en juillet un vol de l’ONU avec trois journalistes de la BBC à bord.

  2. Aden : les autorités légitimes, qui cherchent à crédibiliser le statut de la ville comme capitale alternative – et pas seulement « provisoire » –, accueilleraient volontiers des visites de diplomates. Mais de tels déplacements se heurtent jusqu’à présent à deux contraintes fortes : sécuritaire, du fait de la situation d’instabilité de la ville, marquée régulièrement par des assassinats ciblés et des attentats ; politique, avec l’inévitable question des contacts avec la mouvance séparatiste qui prospère sur le discrédit des autorités légitimes, et qui est, elle aussi, à la recherche d’une crédibilité internationale.

Parmi les capitales de province, seule Mukallah (Hadramaout), semble pouvoir offrir actuellement les conditions de sécurité satisfaisante, mais avec des contraintes d’accès difficilement surmontables du fait de la fermeture de l’aéroport aux vols civils. Surtout, un tel déplacement, faute de justification précise, risquerait simplement d’apparaître comme un soutien aux aspirations autonomistes locales.

Du fait de ces contraintes, les contacts se font donc hors du Yémen, selon une pratique de diplomatie nomade et itinérante, qui dessine une forme de cartographie du dossier.

L’Arabie Saoudite : le centre politique

Riyad est le siège – ou plus précisément le lieu de repli – du gouvernement légitime. Le président Abdrabbo Mansour Hadi y dispose d’un ancien palais des Hôtes, le gouvernement étant installé dans un bâtiment hôtelier attenant. En dépit de velléités de retour à Aden à l’automne dernier, le président y réside de manière quasi permanente, comme son vice-président, Ali Mohsen, qui ne fait que de brèves apparitions dans son fief de Ma’rib. Le Premier ministre et plusieurs ministres (Affaires étrangères, Pétrole, etc.) y séjournent régulièrement.

La capitale saoudienne accueille également tous les acteurs impliqués dans la question yéménite : le Conseil de coopération des États arabes du Golfe (CCEAG) y a son siège et la coalition son état-major. C’est à Riyad que l’Envoyé spécial, Ismail Ould Cheikh Ahmed, fait ses débriefings devant le G19, qui y tient ses réunions.

Djeddah est la ville « yéménite » par excellence en Arabie Saoudite.

Plusieurs centaines de milliers de travailleurs y résident légalement ou illégalement. Renvoyés en 1991 en représailles à la position conciliante de Sanaa vis-à-vis de l’Irak de Saddam Hussein, ils y sont revenus massivement depuis, en dépit de l’obligation de visa qui leur est faite désormais.

De nombreux « réfugiés politiques » y ont été accueillis, notamment parmi les « perdants » des grandes crises du pays depuis les années 1960 (les leaders sudistes de la scission avortée en 1994, divers chefs tribaux du Nord ou du Sud ou, de manière plus anecdotique, le dernier Sultan du Hadramaout).

Des figures yéménites, alliés durables ou de circonstance, y font des passages réguliers (une centaine de parlementaires « loyalistes » s’y trouve depuis plusieurs mois) ou y résident, comme deux des fils du puissant Cheikh Ahmar, ancien président du Parlement et fondateur d’Islah.

Enfin, Djeddah est la ville de résidence des grandes familles marchandes saoudiennes originaires du Hadramaout qui ont gardé un attachement pour la province qui va au-delà de la nostalgie, notamment à travers la fondation Bugshan, qui développe un important programme de bourses à l’étranger pour des jeunes yéménites du Hadramaout.

Les pays du P5, ceux du CCEAG ainsi que le Japon et la Turquie ont donc « naturellement » installé en Arabie Saoudite leur ambassadeur, en marge ou au sein de leur ambassade bilatérale. Tous sont basés à Riyad, sauf l’ambassadeur américain, resté à Djeddah pour des raisons d’organisation administrative interne.

Amman : le « hub humanitaire »

La Jordanie se montre plutôt restrictive dans l’accueil des Yéménites depuis le début du conflit, y compris dans le système hospitalier dont ils constituaient traditionnellement une importante clientèle. Mais elle tolère, au sein de cette communauté de plusieurs dizaines de milliers de personnes, parmi lesquelles un nombre indéterminé de réfugiés, les activités discrètes de diverses organisations de la société civile et de regroupements politiques, qui constituent un vivier pour le « track II » mis en œuvre par la fondation allemande Bergdoff.

Surtout, Amman est devenue la base arrière de pratiquement tout le dispositif onusien au Yémen. Le Programme des Nations unies pour le développement, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires mais aussi l’Envoyé spécial, y sont désormais installés, ce dernier travaillant avec une équipe de plusieurs dizaines de collaborateurs, au sein d’un dispositif qui pourrait évoluer en une « mission » intégrée comme en Irak ou en Afghanistan.

L’Allemagne y a installé son ambassadeur. L’UE et la Hollande, avec le même souci d’être au plus près des acteurs humanitaires, devraient y ouvrir prochainement leur ambassade. Les Américains et les Britanniques y ont une partie de leur effectif, installé au sein de leur ambassade bilatérale.

Le Caire : le « hub politique »

À la différence de la Jordanie, l’Égypte est accueillante pour les Yéménites, avec des facilités de visas, un coût de la vie bas, une grande liberté de mouvement et d’action politique et, plus encore que Amman, des vols réguliers pour Aden. Une importante communauté yéménite, estimée à 200 000 personnes, y réside. Plusieurs ministres y ont installé leur famille et y séjournent régulièrement. Une vie sociale yéménite s’y est développée, dont témoigne l’organisation de grands mariages politiquement très « œcuméniques ».

Plusieurs regroupements, mi-think tanks/mi-partis, animés par d’anciens cadres ou ministres du CPG, sont actifs au Caire : Paix et Construction (Al Adala wal Benaa) de M. Mohammed Ali Abulohoum, lui-même intégré dans un « groupe des 7 » autour de plusieurs anciens ministres de l’ancien président Ali Abdallah Saleh ; « groupe des 4 », animé par des personnalités et d’anciens dirigeants du CPG (député, ex-ministre). Plusieurs généraux et de nombreux officiers restés neutres peuvent un jour servir de « vivier » pour le volet militaire d’un plan de sortie de conflit. Tous sont en contact avec l’« intérieur », où plusieurs ont encore leur famille, et certains d’entre eux peuvent faire le lien avec les Houthis, non « représentés » localement.

Mascate : le lieu des contacts avec les Yéménites de l’intérieur

Les Omanais ont souvent été mis à contribution pour des missions délicates de médiation au Yémen, notamment pour les affaires d’otages. Mascate, non-membre de la coalition arabe, reste la seule capitale du CCEAG où des contacts directs peuvent avoir lieu avec des responsables houthis quand ils peuvent s’y rendre, et le pays reste en réserve pour des médiations éventuelles entre toutes les parties, y compris l’ancien président Saleh, dont une partie de la famille et des proches sont installés dans le pays.

Trois autres pays figurent également sur la carte des contacts yéménites, mais de manière plus confidentielle ou spécifique :

  1. Les Émirats arabes unis (EAU) : très restrictive pour l’accueil des Yéménites, Abou Dabi n’en mène pas moins une politique suivie mais discrète d’influence et de contacts parmi les personnalités sudistes, « légitimistes » ou séparatistes. Ce faisant, les Émiriens veillent à conserver des canaux de communication possibles avec l’ancien président Ali Abdallah Saleh, dont le fils aîné, Ahmed, ancien chef de la garde républicaine, est resté sur place après la fin de sa mission d’ambassadeur en 2014.

  2. Le Liban : la communauté yéménite de Beyrouth reflète la sociologie locale : riches exilés, affairistes proches de l’ancien pouvoir, Houthis installés en banlieue sud (d’où émet leur chaîne Al-Massirah). S’y ajoute un milieu étudiant (American University of Beyrouth, Université libanaise), limité en nombre, mais très « connecté » et actif, notamment à travers le Sanaa Center for Strategic Studies ou les activités de jeunes féministes.

  3. Djibouti : probablement le pays le plus proche, géographiquement et humainement, du Yémen, avec une longue pratique des relations, y compris commerciales et bancaires, avec le régime de l’ex-président Saleh. Cette situation lui dicte une politique prudente de « soutien sans participation » à la coalition arabe, de neutralité politique (aucun des regroupements évoqués supra n’y a d’activités) et d’accueil des réfugiés (certes beaucoup moins nombreux qu’anticipé au début du conflit).

À défaut d’être une place politique, Djibouti, de par sa proximité géographique, est la base logistique principale pour l’accès au Yémen pour les grands opérateurs humanitaires, notamment le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et Médecins sans Frontières (MSF). En outre, le pays abrite le siège de l’organisme de contrôle des navires à destination (UNVIM) de Hudeida.

 

Enfin, mention pourrait être faite d’Istanbul, plus éloignée, mais où réside le chef de la tribu al-Ahmar, entre deux passages à Doha, et, pour mémoire, de Genève et de Koweït, sans dimension yéménite à proprement parler, mais qui ont accueilli les négociations de paix en 2015-2016, et sont disponibles pour le faire à nouveau.

***

Naturellement, tous ces pôles de la diaspora politique yéménite sont mouvants. Les principaux acteurs, tout autant que les diplomates accrédités dans leur pays, circulent dans la région au gré des conférences, des réunions ou des entretiens, en fonction des visas qu’ils peuvent obtenir… La plupart gardent des liens familiaux, tribaux et politiques avec l’intérieur, où certains font des passages ou des séjours.

Toute la question est celle de l’articulation de cette activité politique en pays tiers, aussi active, positive et multiforme soit-elle, avec les développements à l’intérieur (évolution des lignes de front, dynamique séparatiste au Sud, institutionnalisation de l’emprise houthie au Nord, etc.) sur lesquels la diaspora n’a pas de prise. Le risque est celui, à mesure que le conflit dure, d’un éloignement progressif des réalités sous la forme d’une « diplomatie de lobbies d’hôtel », que seule la reprise d’une négociation entre toutes les parties, condition d’un retour dans le pays, pourrait conjurer.

Ce contenu est disponible en anglais : Nomadic Diplomacy: The Case of Yemen

 

Mots-clés
Yémen
ISBN / ISSN: 
978-2-36567-775-2