13
oct
2010
Publications Éditoriaux de l'Ifri
Anna TERRON I CUSI

L'immigration et la construction des politiques d'intégration en Espagne Actuelles de l'Ifri, octobre 2010

L'immigration, l'intégration et la citoyenneté sont des sujets qui paraissent étroitement liés lors des débats européens portant sur l'inclusion sociale des immigrants. Alors que d'autres pays européens discutent depuis longtemps de ces éléments et leurs relations, l'Espagne examine en ce moment les liens entre immigration et intégration sociale et leur transposition dans un cadre légal.

L'immigration et la construction des politiques d'intégration en Espagne

Même si cela peut sembler évident, il est nécessaire de rappeler que l'Espagne, pays d'émigration il n'y a pas si longtemps encore, est devenue un pays d'immigration très rapidement. Cette réalité explique pourquoi les politiques récentes et les instruments concernant l'intégration des immigrants ont été négligés pendant si longtemps et pourquoi l'élaboration d'un cadre théorique sur l'immigration et l'intégration en Espagne est menée en même temps que la mise en œuvre des politiques publiques devant faire face à ces questions.

À l´heure actuelle, il semble encore évident que l'existence d'une ou de plusieurs philosophies de l'intégration relève plus du débat académique que du scénario politique ou social. Dans tous les cas, il est évident que, actuellement, l'Espagne doit définir son propre cadre d'interprétation et élaborer un discours cohérent pour soutenir sa philosophie publique de l'intégration. Pour ce faire, l'un des premiers éléments requis est la construction d'un système institutionnel dans lequel les plans d'intégration jouent un rôle clé.

Mon objectif ici est de fournir une vue d'ensemble du processus de construction des politiques d'intégration en Espagne, et de montrer comment il a été mis en œuvre dans un pays décentralisé comme le nôtre.

Devenir un pays d'immigration

Au début des années 1990, à l´instar d'autres pays de l'Europe méridionale, l'Espagne présentait un marché du travail peu réglementé et des frontières loin d´être bien protégées. La raison en semble évidente : jusqu'en 1986, date de son adhésion à la Communauté européenne, l'Espagne n'avait aucune politique d'immigration, même pas une loi sur l'immigration.

Ce n´est qu´en 1985 que la première loi sur l´immigration a été promulguée comme condition préalable à l'adhésion de l'Espagne à la Communauté européenne. De fait, au tournant des années 1980, l'Espagne était encore un pays d'émigration et les Accords bilatéraux signés à cette époque-là avec des pays d'Europe occidentale dans le domaine des migrations le furent dans le but d´accueillir et de protéger les travailleurs espagnols émigrés. Le processus de transformation d´un pays d'émigration en pays d'immigration allait être initié.

Dix ans plus tard, l'Espagne est devenue un pays d'immigration avec des flux migratoires de plus en plus hétérogènes. L'ampleur et la rapidité de la croissance de ces flux et la diversité des origines (ainsi que la diversité religieuse, culturelle et ethnique des immigrés) constituent l'une des principales caractéristiques de ce processus. Au milieu des années 1990, l´Espagne ne comptait environ qu´un demi-million de ressortissants étrangers ; en 2001, l'immigration avait augmenté de 23,8 % et la population étrangère dépassait le million de personnes.

La période comprise entre 2000 et 2001 est connue en Espagne comme celle de " la découverte de l'immigration ". Tout d'abord, l'immigration a été le sujet principal des débats sociaux et des médias, éclairé par des événements concrets (tels que, par exemple, le cas d'El Ejido[1]). Par la suite, le gouvernement espagnol a créé les structures administratives primordiales afin de gérer l'immigration et de promouvoir le système dit " des quotas " (créé en 1993), lequel s´est avéré être le principal mécanisme pour faciliter l'entrée des travailleurs étrangers sur le marché du travail espagnol. D'autres instruments novateurs, tels que les accords bilatéraux, ont été également mis en place.

De janvier 2000 à décembre 2009, la loi espagnole sur l'immigration a été modifiée à quatre reprises et quatre processus de régularisation ont eu lieu. Ceci souligne la pleine intégration de l'immigration à l'agenda politique espagnol (voir tableau "les résidents étrangers en Espagne, 1999-2010", à télécharger).

Les administrations, les acteurs politiques et les institutions ont participé à la construction d'une approche globale de l'immigration en Espagne. Dans un premier temps, la politique d'immigration a été principalement axée sur la protection des frontières, la gestion des flux irréguliers de migrations et la mise en place de mécanismes de conception, et ce, pour faire face à l'intégration des immigrants au marché du travail espagnol. Par la suite, des Accords bilatéraux avec des pays tiers, aussi bien en matière de réadmission que de flux de travailleurs, ont été signés ; le système des quotas a été établi et le Système intégré de surveillance extérieure (SIVE) a été mis en place pour contrôler les frontières du sud de l'Espagne. Au moment où le pays devenait non seulement un pays de transit vers l'Europe mais également un pays de destination, les politiques d'intégration ont gagné en importance et en visibilité. Le rôle des autorités locales, les débats sur les droits des immigrants en situation irrégulière et la façon de gérer la diversité culturelle sont devenus également les principales questions de l'agenda politique.

La construction d´un modèle espagnol d'intégration

En Espagne, le noyau dur des politiques publiques relatives aux questions de l'immigration relève de la compétence du gouvernement central. Cependant, les politiques liées aux questions sociales (éducation, santé, etc.) ainsi que l´intégration des immigrants sont partagées entre les diverses administrations territoriales, c'est-à-dire, l´administration centrale, les administrations autonomes et les administrations locales.

Après plusieurs initiatives peu efficaces, la nécessité de créer un plan stratégique pour l'intégration s'est imposée au gouvernement socialiste. Au cours du premier gouvernement socialiste, une nouvelle structure a été créée, et de nouvelles mesures ont été mises en place.

D'une part, un secrétariat d'État à l'Immigration et à l'Émigration a été créé au sein du ministère du Travail : l´immigration n´étant plus seulement liée à des questions de contrôle et de sécurité interne, mais aussi aux besoins du marché du travail et à la cohésion sociale. D'autre part, le gouvernement a pris une série de mesures portant sur l'intégration des immigrés. En 2005, un Fonds d'aide à l'admission et à l'intégration des migrants et pour le renforcement de l'éducation (Fondo de Apoyo a la Acogida e Integración de los Inmigrantes así como para el refuerzo Educativo de los mismos) a été créé. Le Fonds est réparti entre les Communautés autonomes, selon des critères objectifs et, pour la première fois, un financement des actions dirigées par les autorités locales est devenu possible.

Les mesures du Fonds bénéficient aux nouveaux arrivants mais aussi aux résidents en général (via des services sociaux tels que les soins de santé ou l'éducation). Le principe de base est qu'il est nécessaire d'augmenter le budget des régions ayant une population de plus en plus importante et ce, indépendamment du fait que les bénéficiaires soient étrangers ou non. La résidence devient le concept clé de la politique d'intégration en Espagne.

Dans ce cadre, un autre instrument clé a été l'approbation (en février 2007) du Plan stratégique de citoyenneté et d'intégration (Plan Estratégico de Ciudadanía e Integración 2007-2010). Le plan est conçu comme un cadre de coopération dans lequel les initiatives des administrations publiques et de la société civile s'articulent en vue d'une intégration fondée sur les principes suivants :

  • Le principe d'égalité et de non-discrimination, qui implique d'assimiler les droits et obligations de la population immigrée à ceux de la population autochtone dans le cadre des valeurs constitutionnelles fondamentales.
  • Le principe de la citoyenneté, qui implique la reconnaissance de la pleine participation civile, sociale, économique, culturelle et politique des immigrés.
  • Le principe de l'interculturalité, un mécanisme visant à promouvoir l'interaction entre les personnes de différentes origines et cultures, dans un cadre de respect de la diversité culturelle.

Les principaux objectifs du plan sont les suivants :

  • Assurer les droits civiques, sociaux, économiques, culturels et politiques des immigrés ;
  • Adapter les politiques publiques, notamment en matière d'éducation, d'emploi, de services sociaux, de santé et de logement, aux nouveaux besoins générés par la population immigrée. Ce processus doit être à la fois quantitatif et qualitatif, en rapport avec l'augmentation du nombre de nouveaux citoyens et en rapport avec la gestion de la diversité exigée par les demandes nouvelles ;
  • Garantir à la population immigrée l'accès aux services publics (notamment à l'éducation, à l'emploi, aux services sociaux, etc.) dans des conditions égales à celles de la population autochtone ;
  • Mettre en place un système d'accueil pour les immigrés récents, ainsi que pour les personnes en situation particulièrement fragile, jusqu'à ce qu'ils puissent accéder aux services publics généraux ;
  • Favoriser chez les immigrants la connaissance des valeurs fondamentales de l'Union européenne, des droits et des obligations des personnes habitant en Espagne, des langues officielles dans les différentes Communautés autonomes, et des normes et coutumes de la société espagnole ;
  • Lutter contre les différentes manifestations de discrimination, le racisme et la xénophobie dans tous les domaines de la vie sociale, aussi bien dans la sphère publique que privée ;
  • Stimuler les politiques publiques et les mesures favorisant l'intégration des immigrés et la coopération au niveau du gouvernement et de la société civile.

Le Plan stratégique de citoyenneté et d'intégration est fondé sur l'idée que le principal défi de l'Espagne est de devenir une société plus solidaire.

Il s'adresse à toute la société, aux immigrés comme aux nationaux, tant il est vrai que l'intégration concerne tous les membres de la société. En outre, le plan intègre l'idée que les politiques d'intégration doivent être abordées de façon proactive, sur une base globale et holistique.

Compte tenu de l'organisation des compétences réglée par la Constitution espagnole, la coopération entre les différents niveaux de gouvernement est un facteur clé de la gouvernance de cette intégration. De nombreux services offerts aux citoyens, qu'ils soient espagnols ou étrangers, sont pris en charge par les villes ou les gouvernements régionaux (les communautés autonomes). L'administration de l'État, en plus d'établir le cadre juridique pertinent, doit renforcer ces services en soutenant les divers niveaux de gouvernement en charge.

Bien entendu, la gestion des migrations implique la gestion des identités. La question sous-jacente qui se pose dès lors est de savoir comment gérer cette diversité et cette pluralité sans perdre un cadre commun d'identification et d'appartenance. Ceci est un élément clé à considérer lorsque la gestion de l'immigration (mais pas seulement) est abordée dans certains cadres politiques, parallèlement aux revendications de nations minoritaires, comme c'est le cas en Espagne.

En Espagne les gouvernements central, autonomes et locaux ont mis l'accent, en matière d'immigration, sur les critères de résidence comme élément clé dans la discussion sur l'intégration ou la cohésion sociale. Nous sommes maintenant impliqués dans le processus de renouvellement du Plan stratégique de citoyenneté et d'intégration. L'évaluation du premier Plan nous fournira des indices pour améliorer le deuxième, mais en tout état de cause, plusieurs éléments demeurent essentiels dans le processus de construction d'une politique d'intégration espagnole.

1. En Espagne, les discussions sur l'intégration des immigrés sont liées à la résidence et au droit de résidence. Comme précisé dans le premier plan, la citoyenneté de résidence est conçue comme la somme d'une résidence réelle et de l'intention de s'installer de façon permanente dans un environnement social donné.

2. La résidence est donc devenue un élément symbolique, et l'on peut dire qu'à plusieurs reprises, en matière d'immigration, la "durée de séjour" a acquis plus d'importance que la discussion à propos de l'identité nationale (un classique, pourtant, dans le cadre espagnol).

3. La résidence, comme élément clé, a également fourni aux administrations locales un rôle renouvelé et important. Ces administrations locales ont acquis une nouvelle pertinence dans le débat sur l'intégration et l'identité, traditionnellement aux mains des gouvernements régionaux.

4. La résidence (et nous nous centrons ici sur les séjours réguliers car les irrégularités demeurent une anomalie à éviter) reste le noyau dur de la politique espagnole d'intégration. Mais le véritable défi pour l'avenir sera la capacité de l'Espagne et de ses administrations publiques à garantir une triple égalité : égalité des droits, égalité des devoirs, et égalité des chances.

Le modèle espagnol d´intégration est né dans un contexte spécifique : l'Espagne étant un pays d'une diversité culturelle et régionale réelle. En outre, l'Espagne est passée très vite de l'émigration à l'immigration. Et, à la différence des autres États européens, elle n'a pas eu, jusqu´à présent, de graves cas de racisme ou de xénophobie.

L'Espagne a pu jusqu'ici gérer sa diversité et maintenir sa cohésion sociale. L'un des avantages dont elle dispose est sans doute qu'elle peut observer la manière dont les autres pays européens ont géré la question de l'immigration. Dans la construction de son propre modèle d'intégration, l'Espagne a observé et appris des modèles français, britannique ou néerlandais, tout en mettant en place les outils spécifiques dont elle avait besoin.

Toutefois, l'Espagne doit anticiper les problèmes à venir. Bien que l´immigration ait été très accentuée dans la dernière décennie, le phénomène reste relativement nouveau pour le pays. Nouveau en ce sens que l'Espagne n'a pas encore connu les problèmes liés au regroupement familial ou ceux propres à la deuxième génération. En Espagne, les débats sur l´immigration, la citoyenneté et la communauté nationale restent ouverts...

Discuter du modèle de société souhaitée, pour aujourd'hui et pour demain, c'est définir le cadre et les limites des politiques publiques en matière d'intégration. C'est là un élément clé pour gérer la pluralité, la diversité, dans le cadre d'une société unie et pacifiée.

 

Anna Terron I Cusi est Secrétaire d’Etat espagnole à l’Immigration et à l’Emigration.

Communication au colloque " Identité européenne ", organisé le 8 avril 2010 au Conseil supérieur du Notariat à Paris par le ministre de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Développement solidaire.
 

 

[1] El Ejido, commune d'Andalousie, a été le théâtre d'émeutes racistes au mois de février 2000.

 

Tableau : les résidents étrangers en Espagne - L'immigration et la construction des politiques d'intégration en Espagne
L'immigration et la construction des politiques d'intégration en Espagne
Mots-clés
Immigration Intégration Politique d'immigration Espagne