02
juin
2009
Éditoriaux de l'Ifri Mardis de l'Ifri à Bruxelles
Olivier LOUIS

Le Pakistan au bord du gouffre? Compte-rendu du Mardi de l'Ifri à Bruxelles du 2 juin 2009

Le Pakistan au bord du gouffre?

Depuis quelques mois, le discours dominant en Europe et aux Etats-Unis sur le Pakistan est très alarmiste. C’est l’Etat « le plus dangereux du monde », « une menace mortelle pour notre pays (les Etats-Unis) et le monde » (Mme Hillary Clinton) qui fait face à une crise d’une telle gravité telle que sa survie à l’horizon de six mois n’est pas assurée. L’intervention de l’armée pakistanaise dans la vallée de Swat semble avoir quelque peu calmé ses angoisses mais il n’en demeure pas moins que le pays traverse une crise profonde. Pour essayer de mieux comprendre cette crise, nous nous poserons quatre questions :

 

  • Qui gouverne le Pakistan ?
  • Quel est l’état d’esprit de l’Armée pakistanaise et des différents services secrets qui en dépendent ?
  • Peut-on évaluer le poids des différents courants extrémistes dans le pays ?
  • Quelles sont les perspectives d’avenir ?

 

I) Qui gouverne le Pakistan ?

Le Pakistan a depuis les élections législatives de février 2008 une façade démocratique indéniable. Le Président, le gouvernement central et les gouvernements provinciaux, les assembles nationales et provinciales sont tous issus d’élections considérées comme libres et régulières. Deux partis politiques dominent l’échiquier politique, le Pakistan People Party, le parti de la famille Bhutto, dirigé par le veuf de Benazir Bhutto, M. Zardari, aujourd’hui Président de la République Islamique du Pakistan et le Pakistan Muslim League( Nawaz), de M. Nawaz Sharif, parti constituant l’opposition officielle au Centre et dirigeant le gouvernement provincial du Punjab.

En réalité, les décisions les plus importantes continuent d’être prises par l’armée, aujourd’hui dirigée par le Généra Kayani, chef d’état-major de l’Armée, comme elles l’ont été pendant la quasi intégralité de l’histoire du Pakistan. Ceci est vrai non seulement pour les décisions stratégiques, comme la relation avec l’Inde, les Etats-Unis et l’Afghanistan, le traitement de la question du Cachemire, la politique nucléaire etc., mais aussi pour la vie politique ordinaire. Les exemples de cette prépondérance de l’armée abonde : politique suivie après l’attaque terroriste de Bombay, décision de temporiser avec les talibans, puis de les combattre, résolution de la crise politique créée par le refus du Président Zardari de rétablir le Président de la Cour Suprême etc. Elle n’est d’ailleurs contestée par personne.

 

II) Quel est l’état d’esprit de l’armée ?

L’armée pakistanaise est une armée de métier qui comprend 800.000 hommes dont 500.000 troupes régulières. Ce serait la sixième armée du monde. Elle disposerait, selon les Etats-Unis, de 60 ogives nucléaires et elle est en train d’accroître ses capacités dans ce domaine. Une des caractéristiques de cette armée est qu’elle contrôle des services secrets très puissants dont le plus connu est l’Inter Services Intelligence (ISI).
Cette armée semble mue par trois principes fondamentaux :

  • Une forte prégnance des valeurs islamiques,
  • Une hostilité viscérale à l’Inde,
  • Une relation ambiguë avec les Etats-Unis.

a) L’armée pakistanaise est profondément imprégnée de valeurs islamiques. Cela est du à son recrutement dans les milieux populaire et la petite bourgeoisie de certaines villes du Punjab, deux milieux connus pour leur « piété », pour les hommes de troupe (plus de 50 % des effectifs sont punjabis) comme pour l’encadrement (65%), mais aussi et surtout à l’islamisation systématique du recrutement et de la formation voulue par le Général Zia-Ul-Haq, pendant les 11 ans (1977/1988) de sa dictature. Il voulait faire du Pakistan « la citadelle de l’Islam ». Les conséquences de cette politique ont été aggravées par l’arrêt de la coopération ente les armées américaine et pakistanaise entre 1988 et 2002, en application des sanctions imposées par les Etats-Unis pour dissuader, sans succès, le Pakistan de se doter de l’arme nucléaire. Pendant toute cette période, aucun militaire pakistanais n’a reçu de formation aux Etats-Unis contrairement à ce qui se faisait antérieurement et se fait depuis.

b) L’hostilité viscérale envers l’Inde est la colonne vertébrale de la stratégie de l’armée. Selon l’armée pakistanaise, l’Inde se tient toujours prête à attaquer et à démembrer le Pakistan qui n’est protégé de ses desseins maléfiques que grâce à la crainte qu’elle inspire à son grand voisin. Et puis, il y a tout le contentieux historique (les drames de la partition de l’Inde, la question irrésolue du Cachemire, la création du Bangladesh etc.) et les malentendus d’aujourd’hui : le soutien supposé de l’Inde aux irrédentistes du Baloutchistan et de la N.W.F.P, la présence indienne en Afghanistan etc. Dans ce contexte, l’armement nucléaire qui maintient une certaine parité avec l’Inde est le cœur du cœur de la stratégie pakistanaise.

c) L’ambiguïté de la relation avec les Etats-Unis, faite de méfiance mais aussi de fortes attentes, perdure. La méfiance est due à l’histoire (« l’abandon » du Pakistan après la chute du régime pro soviétique en Afghanistan) aggravée aujourd’hui par le rapprochement entre l’Inde et les Etats-Unis et par la vague d’antiaméricanisme qui submerge le Pakistan. On n’a pas idée en Europe de la violence de ces sentiments dans un pays qui, pendant la plus grande de son histoire a bénéficié d’un appui constant, et coûteux, des Etats-Unis. Tous les malheurs du pays viennent de l’invasion de l’Afghanistan par les Etats-Unis à la fin de 2001 et beaucoup pensent, disent et écrivent que la destruction du Pakistan et de sa capacité nucléaire est le but réel des Etats-Unis, étant bien entendu que les attentats du 11septembre sont une conspiration américano sioniste. Cette forte méfiance n’empêche pas l’armée pakistanaise d’attendre beaucoup des Etats-Unis, en particulier les armements sophistiqués (et les moyens de les payer) dont elle a besoin pour pouvoir résister aux éventuelles agressions indiennes.

 

III) Quelle est l’importance de la mouvance extrémiste au Pakistan ?

Il ne fait aucun doute que les différents mouvements de l’extrémisme musulman ont connu une extension considérable au Pakistan ces dernières années. On peut en donner trois illustrations :

a) Le nombre d’attentats terroristes est en très forte augmentation : selon le Pakistan Security Report, en 2008, on aurait relevé 3000 incidents terroristes ayant fait plus de 800 tués et 10 .000 blessés, soit sept fois plus que 2005. Pendant les cinq derniers mois, on déplorerait 16 attentats majeurs ayant fait près de 300 victimes.

b) Les territoires contrôlés par des mouvements extrémistes sont de plus en plus étendus. On a parlé dans des rapports américains des deux tiers du territoire pakistanais, ce qui est très exagéré. Il y a des problèmes dans trois régions :

  • D’abord dans les régions tribales à la frontière avec l’Afghanistan. Ce sont les Federally Admistrated Tribal Areas (FATA) qui disposent d’un statut spécial au sein du Pakistan hérité de l’époque coloniale. Les lois pakistanaises ne s’appliquent pas dans ces territoires qui sont administrés par les chefs de tribus sous le contrôle assez lâche d’un « Political Agent ». C’est la région la plus troublée du Pakistan, un « millefeuille de terrorismes ». C’est là que se sont réfugiés les militants d’Al Qaida, quand ils ont fui l’Afghanistan, c’est le siège du Tehriq-e-Taliban-e- Pakistan dirigé par Baïtullah Mehsud, le mouvement taliban le plus important du Pakistan. Il y a des Arabes, des Ouzbeks, mais aussi des milices recrutées avec l’aide de l’armée pakistanaise pour lutter contre les talibans, des milices sectaires sunnites pour lutter contre les chiites et d’autres, chiites, pour lutter contre les sunnites, sans oublier des bases militaires dont les soldats ne semblent pas s’aventurer en dehors de leur mur etc.
  • Ensuite dans la North Western Frontier Province (NWFP). La présence des Talibans y est très forte. C’est dans cette région que se situe l’agence de Malakand (la vallée de Swat est le district le plus connu de cette agence) que les autorités pakistanaises locales et nationales avaient cédé à un mouvement Taliban en échange de quelques garanties que les talibans n’ont pas respectés. L’armée pakistanaise est sur le point, semble-t-il, de reprendre le contrôle de cette vallée de Swat. Cette province est très troublée mais le gouvernement y exerce au moins partiellement son autorité.
  • Enfin, le Baloutchistan. C’est une région peu peuplée mais qui couvre près de la moitié du territoire pakistanais. Elle est traditionnellement rétive au pouvoir central. Les Talibans afghans et pakistanais contrôlent la frontière entre l’Afghanistan et le Baloutchistan, les « sardars » (les chefs de tribus) les campagnes et sont en rébellion plus ou moins ouverte vis-à-vis du pouvoir centrale, mais cette rébellion n’a aucun lien avec l’extrémisme islamique, le gouvernement exerce son autorité sur le Baloutchistan utile (les villes, les champs de gaz et les ports sur l’Océan indien). A noter que le Baloutchistan sert de refuge à un mouvement sunnite anti iranien, le Jundullah, qui vient d’organiser un attentat meurtrier à Zahedan en Iran.

c) Au Punjab, qui regroupe près de la moitié de la population, la mouvance extrémiste s’étend. Un rapprochement entre les Talibans de la région Ouest et les groupes extrémistes constitués au Punjab, avec l’appui des services secrets de l’armée, pour entretenir la violence dans le Cachemire indien, tel le Lashkar-e-Taïba, le Jaïsh-e-Mohammed, etc. semble en cours. Jusqu’à ces dernières semaines, ces groupes ne s’attaquaient pas à la population pakistanaise. Il semblerait que, maintenant, ils n’aient pas hésité à prêter leur concours aux mouvements talibans responsables des derniers attentats organisés à Lahore. Des témoignages de plus en plus nombreux font, également, état de campagnes d’intimidation des populations dans certaines villes du Punjab comme Multan et Dari Ghazi Khan pour les contraindre d’adopter des comportements plus « islamiques » (interdiction de ventes des CD et de cassettes, fermeture des barbiers, interdiction pour les femmes de sortir de chez elles non accompagnées et non voilées etc.)

 

IV) Quelles sont les perspectives d’avenir ?

Elles dépendent de trois facteurs :

  • La position des autorités militaires,
  • la stratégie des Etats-Unis,
  • la mobilisation de la société civile.

a) Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les autorités pakistanaises apportent un soutien explicite aux Etats-Unis dans leur « guerre contre la terreur ». Le Pakistan est même l’allié indispensable dans cette « guerre ». Elles font valoir que ce soutien leur est extrêmement coûteux en hommes et en ressources et que leur pays est la première victime du terrorisme islamique. En réalité il ne fait guère de doute que la stratégie de l’armée pakistanaise était jusqu’à maintenant plus complexe : Elle faisait le nécessaire pour continuer à bénéficier du soutien des Etats-Unis en pourchassant les membres d’Al Qaida et en menant quelques opérations sporadiques contre les Talibans afghans, mais elle se gardait bien de détruire ce qu’elle considérait comme des « actifs stratégiques », c'est-à-dire la capacité à mettre en place un pouvoir pro pakistanais à Kaboul, lorsque les Américains et l’Otan seront partis d’Afghanistan, et ceci en gardant sous la main les Talibans Afghans et la poursuite de la politique des « mille blessures » contre l’Inde grâce aux différents mouvements dédiés à la violence au Cachemire et dans le reste de l’Inde, dans le cadre d’une stratégie d’usage des troupes irrégulières définis dès les années 1960. Les stratèges pakistanais appellent cela la « compartimentalisation ». Aux Etats-Unis, on parle plutôt de double jeu.

L’Armée a-t-elle pris conscience que cette stratégie était à terme extrêmement dangereuse pour l’existence même du Pakistan ? L’intervention de l’armée dans la vallée de Swat et les indications selon laquelle cette intervention s’étendrait bientôt aux régions tribales le laisse penser. La perspective de la création d’un vaste espace en Afghanistan et au Pakistan où les Talibans ferait la loi, remettant ainsi en cause l’unité du pays, qui est l’obsession de l’armée et l’évolution de l’opinion publique pakistanaise qui semble s’être partiellement retourné contre les talibans, du fait de leurs ambitions d’extension territoriale trop clairement affichée expliquent cette inflexion. Cette conversion est encore fragile et sans doute pas aussi profonde que l’on pourrait l’espérer. Mais les choses bougent.

b) La stratégie américaine est le second élément à prendre en considération. Celle-ci parait pour le moment assez simple : C’est la carotte et le bâton. Si les Pakistanais font ce qui est attendu d’eux, le pays bénéficiera d’une aide multiforme de très grande ampleur : les chiffres sont maintenant connus : 7,5 milliards de dollars en cinq ans pour l’aide civile, plus l’appui des Etats-Unis aux demandes pakistanaises au FMI et à la Banque Mondiale, plus des montants très importants pour l’aide militaire. De plus, les Américains sont prêts à user de leur influence à New Delhi pour faciliter les négociations entre l’Inde et le Pakistan, indispensables pour sortir du face à face actuel. Sinon le pays sera laissé à son propre sort. Pour l’instant, cette stratégie marche, même si elle cause un ressentiment réel dans l’opinion publique.

c) Enfin, la société civile et sa classe politique ont-ils à terme une chance de reprendre le contrôle de leur destin ? Quelques évolutions paraissent encourageantes : Si le président actuel est très déconsidéré, son principal opposant, M. Nawaz Sharif , le chef de la Pakistan Muslim League, jouit d’une très grande popularité dans le Punjab et travaille à se rendre acceptable aux populations des autres provinces. Une Union Nationale des principaux partis politiques autour d’un projet politique crédible pour le pays n’ait pas exclu. Il n’est pas sûr que ce projet convienne parfaitement aux Occidentaux, car M. Sharif est très imprégné des valeurs islamiques, mais ce serait une chance réelle d’établir un pouvoir civil durable prenant peu à peu le pas sur l’armée au Pakistan.En conclusion, le pronostic est complexe : le Pakistan n’est pas au bord du gouffre et sa survie dans les six mois qui viennent ne fait aucun doute. Mais il n’a pas encore trouvé le modèle qui lui permettrait de se reconstruire, d’éteindre la violence qui marque son histoire et d’aller vers un avenir pacifique et prospère. A court terme, les risques de tensions graves avec l’Inde sont toujours présents, par exemple si un nouvel attentat était commis en Inde. A plus long terme, il est très probable que le Pakistan évoluera vers une société beaucoup plus islamisée qu’aujourd’hui.