Publié le 15/02/2017

Denis BAUCHARD, interviewé par Boris Thiolay pour l'Express

Enjeux pétroliers, contrats d'armement, lutte contre le terrorisme... Les relations entre la France et les pays du golfe Arabo-Persique sont aussi sensibles que cruciales. Ancien diplomate, conseiller pour le Moyen- Orient à l'Ifri, Denis Bauchard dépeint ces amitiés si particulières.

Les relations économiques entre la France et les pays du Golfe remontent aux années 1970, au moment du premier choc pétrolier. Elles ont beau être récentes, leur importance est stratégique. Comment l'expliquer ?

Le rapprochement avec l'Arabie saoudite et les Emirats s'appuie sur des circonstances historiques. Jusqu'au début des annees 1970, tous les pays de la région, hormis le royaume saoudien, étaient sous protectorat britannique. Quand ces petits Etats deviennent independants, la France y installe rapidement des ambassades et les relations se développent dans des domaines sensibles : les hydrocarbures et les questions militaires. Pour l'Arabie saoudite, le rapprochement date de 1967, avec la reception à Paris du roi Faysal par le général de Gaulle. Dans la foulée de l'indépendance algérienne, les pays arabes rétablissent leurs relations diplomatiques avec la France. Mais le moment fondateur, c'est novembre 1979 : un commando de fondamentalistes islamistes prend en otages des milliers de pèlerins dans la Grande Mosquée de La Mecque. Les Saoudiens demandent l'aide de la France. Des membres du groupe d'intervention de la Gendarmerie nationale et des services secrets français, convertis à l'islam pour l'occasion, reprennent les lieux saints apres deux semaines de chaos. Dès lors, une relation de confiance durable s'établit entre les deux pays, notamment en termes de cooperation militaire.

Ces liens se sont amplifiés sous la présidence Sarkozy, avec une idylle entre la France et le Qatar...

Ce rapprochement a été très spectaculaire, voire ostentatoire. Mais il a été suivi d'un « Qatar bashing » très excessif. Nous sommes liés avec I'émirat par un accord de coopération militaire depuis 1994 et l'armée qatarie est dotée, quasiment pour moitié, d'armement français. Ce petit pays est dopé depuis les annees 2000 par l'exploitation de ses immenses ressources gazières [3e producteur mondial]. Son but est de se constituer une sorte d' « assurance vie » face aux deux géants qui l'entourent : l'Arabie saoudite et I'Iran. Pour cela, il a trouvé des alliés et s'est créé un réseau d'obligés, en particulier dans le domaine des affaires. II s'est lancé dans une politique d'investissements financiers, en prenant des participations dans des grands groupes industriels français, mais aussi allemands ou britanniques. II s'agit d'intérêts mutuels bien compris : les Français ont décroché d'énormes contrats à Doha, avec en ligne de mire la Coupe du monde de football 2022. La France a d'ailleurs largement soutenu la candidature du Qatar, ce qui a suscité beaucoup de critiques.

Depuis la présidence de François Hollande, la France a largement réorienté sa « diplomatie économique » en direction de l'Arabie saoudite...

A partir de 2012, le gouvernement français a fait en sorte de conserver ses bonnes relations avec le Qatar, tout en se rapprochant de l'Arabie saoudite. Le timing a été très favorable : les Saoudiens, en froid avec l'administration Obama à propos de ses positions sur la Syrie et l'Iran, cherchent alors à diversifier leurs partenariats. De plus, la France profite de la remilitarisation massive de toute la région. L'Arabie saoudite est notre premier client sur le marché de l'armement. Le matériel vendu à l'Egypte ou au Liban est aussi payé par les Saoudiens. Le Qatar, qui a acheté 24 avions Rafale pour 6,3 milliards d'euros, il y a deux ans, est le deuxième client des Français. Tout cela a culminé, en mai 2015, avec l'invitation de François Hollande aux délibérations du Conseil de coopération du Golfe, avec tous les souverains régionaux : une premiere pour un chef d'Etat non arabe ! De là découlent la mise en place d'un partenariat strategique de SO milliards de dollars entre l'Ara ble et la France, et la promesse de contrats d'un montant approchant avec les Emirats Pour le moment, les resultats ne sont pas a la hauteur des espérances    Maîs, s'agissant d'une ancienne zone d'influence exclusivement anglo saxonne, les Français ont incontestablement acquis une place economique et politique importante. Etant entendu que la France ne pourra jamais rivaliser avec les Etats-Unis dans la région.

Ces énormes contrats ne poussent-ils pas la France à passer sous silence la question des droits de l'homme dans le Golfe, ainsi que les victimes civiles de la guerre menée par l'Arabie saoudite contre la rébellion chiite au Yémen ?

Sur ce point, la France prête le flanc a deux types de critiques. D'une part, elle apparaît comme épousant la cause saoudienne, le leader du monde sunnite, face au camp chiite mené par l'Iran. Cela est contraire à notre diplomatie habituelle, qui consiste à jouer un rôle de médiation entre ces deux pôles du monde musulman. D'autre part, l'usage - par définition, inévitable - de l'armement acheté à l'industrie française pose un problème. La guerre au Yémen cause évidemment des victimes civiles et entraîne un désastre humanitaire. La France est moins sourcilleuse vis-à-vis du roi d'Arabie qu'à l'égard de Bachar el-Assad. Cela ternit l'image de la « patrie des droits de l'homme ».

Les pays du Golfe ne jouent-ils pas un double jeu vis-à-vis de l'Occident ? Le Qatar, l'Arabie saoudite et le Koweït sont accusés de soutenir financièrement le terrorisme...

Question complexe... Pour contrer l'influence iranienne, l'Arabie saoudite a financé dans les années 2000, en Irak, des groupes « insurgés » qui menaient des actions terroristes. Certains étaient dans la mouvance Al-Qaeda. En Syrie, afin de combattre le régime de Bachar el-Assad, le regime saoudien a laissé partir des combattants et soutenu financièrement Jaysh al-Islam [l'armée de l'islam], un groupe armé salafiste. Au-delà de la position officielle des gouvernements, il n'est pas exclu que des membres des familles princières, des hommes d'affaires ou de riches mécènes financent des organisations djihadistes via des fondations privées. C'est très difficile a démontrer. Ce que l'on peut reprocher à certains de ces pays, c'est une forme de complaisance à l'égard de ces financeurs individuels. Au Qatar et au Koweït, le contrôle moins accru sur les transactions bancaires peut laisser des petites fenêtres ouvertes. II y a deux ans, un rapport du Trésor américain a mis explicitement en cause des pays du Golfe. Mais la donne a changé : l'Arabie saoudite et la famille royale sont clairement menacées par l'Etat islamique. Le royaume est en guerre ouverte avec Daech. En revanche, au Yémen, la guerre menée contre la rébellion chiite laisse, de fait, le champ libre à Al-Qaeda.

Les pays du Golfe cherchent-ils à propager en France leur vision fondamentaliste de l'islam ?

En ce qui concerne les lieux de culte, la majorité des projets sont financés par les fidèles eux-mêmes. II peut y avoir des fonds provenant du Golfe, via des initiatives privées et des fondations, mais c'est surveillé. Les autorités françaises sont très vigilantes à ce sujet et les flux financiers sont passés au crible par l'organisme Tracfin. Le Qatar peut financer un projet de mosquée ou subventionner l'Union des organisations islamiques de France, liée aux Frères musulmans, mais c'est marginal.

Pourtant, le salafisme progresse en France, comme ailleurs, depuis une vingtaine d'années...

L'influence du salafisme se fait plutôt sentir par le biais d'étudiants français - ils ne sont pas très nombreux - qui vont à l'université de Médine et qui reviennent imprégnés de théologie wahhabite. Le wahhabisme, la doctrine religieuse officielle de l'Arabie saoudite, est une lecture très rigoriste de l'islam. C'est une conception intolérante de la religion, fortement imprégnée d'un rejet de l'Occident. Ces cinquante dernières années, l'université de Medine a accueilli plusieurs dizaines de milliers d'étudiants étrangers. Bien évidemment, cette université ne forme pas des terroristes. Mais elle crée un terreau qui peut être fertile pour des djihadistes potentiels. C'est aussi valable pour le courant des Frères musulmans. Mais attention aux amalgames, volontaires ou non, que font certains hommes politiques entre salafisme et djihadisme. Cela dit, on laisse faire des choses qui ne vont pas dans le sens de nos intérêts : avoir accepté le Qatar au sein de l'Organisation internationale de la francophonie, ou étudier la candidature de l'Arabie saoudite, est insolite et imprudent. Cela ne peut que favoriser l'expansion du wahhabisme en Afrique francophone. Si l'Arabie demande à être membre de la francophonie, ce n'est pas forcement par amour de la litterature française.


Voir l'interview sur le site de l'Express [1]