Publié le 22/06/2017

Boris TOUCAS

Lorsque fut signé l’accord de 1994 sur la dénucléarisation de la Corée du Nord, incluant la fourniture à ce pays d’une aide humanitaire et nucléaire civile en échange d’un retour aux garanties du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), les États-Unis menaçaient déjà de renverser le régime nord-coréen s’il acquérait l’arme nucléaire. 

Vingt-cinq ans plus tard, la diplomatie semble à l’arrêt. Alors que les programmes nucléaire et balistique nord-coréens ont réalisé des progrès considérables, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, qui bouleverse les équilibres régionaux, peut-elle être porteuse d’une dynamique positive pour la résolution de la crise ?

La crise de prolifération nord-coréenne a été un fardeau pour chaque administration américaine depuis les années 1990. La volonté des présidents successifs depuis Bill Clinton d’explorer de nouvelles pistes autour de ce problème s’est heurtée à son appropriation par le Congrès, qui perçoit le cas nord-coréen sous l’angle de la confrontation à un régime que George W. Bush avait caractérisé d’« axe du Mal ». Après l’échec en 2008 du processus des Pourparlers à Six entamé en 2005, un consensus bipartisan s’est développé à Washington, associant une certaine passivité politique à l’extension des mesures restrictives à l’égard de la Corée du Nord, à la fois dans un cadre national et onusien, à chaque fois que ce pays viole les résolutions du Conseil de sécurité.

Faute de marge de manœuvre politique, les autorités américaines se sont attachées à rassurer l’opinion sur l’état de la menace. Elles ont ainsi systématiquement mis en doute les annonces du régime relatives aux progrès de ses programmes militaires, poussant ce dernier à faire la démonstration du caractère opérationnel de ses capacités. Surtout, la menace nord-coréenne est devenue dans les années 2000 la principale justification de la poursuite du programme de défense antimissile sur le territoire américain – devant l’Iran. Enfin, le cas nord-coréen valorise le rôle des États-Unis comme pilier de la sécurité du Japon et de la Corée du Sud, concrétisé par des troupes au sol mais aussi, récemment, par le déploiement et la vente de systèmes antimissiles à visée régionale.

Une dénucléarisation illusoire ?

La politique de « patience stratégique » poursuivie par l’administration Obama à l’égard de la Corée du Nord débouche aujourd’hui sur une impasse. Malgré la pression exercée par les États-Unis et le Conseil de sécurité, le régime a réalisé des progrès considérables, avec cinq essais nucléaires depuis 2006. La Corée du Nord développe une gamme complète de missiles de courte et moyenne portée, incluant depuis 2014 des essais d’engins lancés à partir de sous-marins. Les rapides progrès (carburant, design, changement de milieu, portée) ont surpris l’ensemble des observateurs, témoignant de l’existence d’une chaîne de R&D particulièrement efficace ou de filières de coopération non identifiées avec des États tiers. La Corée du Nord dispose du potentiel pour effectuer un premier essai de missile balistique intercontinental (ICBM) capable d’atteindre le territoire américain, probablement entre 2017 et 2020 – ce que Washington a désigné comme une « ligne rouge » à ne pas franchir.

L’objectif fixé par les résolutions des Nations unies d’une dénucléarisation « complète, vérifiable et irréversible » de la péninsule semble s’éloigner de manière inéluctable. Pendant la campagne de 2016, le candidat Trump a vu dans ce constat une opportunité de critiquer le bilan de son prédécesseur et d’acquérir une stature de chef des armées. Son apparente détermination à faire bouger les lignes a pu apparaître comme l’ultime espoir d’entamer une négociation avant que la Corée du Nord ne démontre le caractère opérationnel de sa dissuasion nucléaire.

Une option militaire peu rationnelle

Une fois élu, le président Trump a fait savoir qu’il n’excluait pas un recours à la force pour faire plier Pyongyang. Il a ensuite indiqué qu’un possible test d’ICBM nord-coréen « n’arriverait pas ». En mars 2017, les frappes sur la base syrienne d’Al-Chaayrate en réponse à un emploi d’armes chimiques, suivie de l’utilisation d’une « mère de toutes les bombes » en Afghanistan, sont venues quelque peu crédibiliser ses affirmations, tandis que le Conseiller à la sécurité nationale McMaster a rappelé fin avril que « toutes les options étaient sur la table ». Mais l’option militaire se réduit en réalité à des frappes américaines risquées sur des objectifs symboliques pour convaincre le régime de négocier. Un conflit plus large entraînerait des représailles massives, alors que plus de 50 % de la population sud-coréenne (ainsi que la base américaine de Séoul) est vulnérable à l’artillerie du Nord, qui pourrait aussi employer ses capacités nucléaires.

En réponse, la Corée du Nord a choisi d’éprouver la détermination de la nouvelle administration. Elle s’est livrée depuis le 1er janvier à une séquence inédite de tirs de missiles balistiques et de croisière, dont un nouveau vecteur (le Hwasong-12) d’une portée de 4 000 à 5 000 km, capable d’atteindre Guam. Le geste de défiance le plus important est peut-être l’assassinat en Malaisie du demi-frère exilé du dictateur, Kim Jong Nam. Cet assassinat abject au gaz VX a suscité un tollé mondial, au point que le Département d’État examine la possibilité de désigner à nouveau la Corée du Nord comme État soutenant le terrorisme international.

La maladresse du président

La fenêtre dont disposait l’administration Trump pour nouer des contacts avant que l’accumulation de tensions ne rende à nouveau tout dialogue impossible se referme sans s’être vraiment ouverte. Alors que le président avait suggéré sur les réseaux sociaux, durant sa campagne électorale, de « régler la crise autour d’un burger avec Kim », la montée des tensions au printemps 2017 a au contraire conduit à un renforcement de l’exercice militaire Foal Eagle conduit annuellement avec Séoul. La Maison-Blanche a même coupé les rares canaux de dialogue encore actifs, intimant à l’ancien président Carter, qui s’était rendu à Pyongyang en 1994 pour orchestrer le rapprochement avec Washington, de « ne pas entraver » l’action gouvernementale par des discussions informelles.

Le rapport de l’administration à la confidentialité et son incapacité à tenir une ligne de conduite claire permettent de douter de sa capacité à conduire des négociations de cette nature. Le général McMaster et le Secrétaire à la Défense Mattis, les officiels de plus haut rang à s’être exprimés, s’efforcent de rationaliser les prises de paroles du président sur les réseaux sociaux, au risque d’être immédiatement contredits. Pire, la Maison-Blanche a fait étalage d’amateurisme en tenant un briefing confidentiel sur un tir de missile à Mar-a-Lago en présence de journalistes, ou lorsque le président annonçait l’arrivée prochaine dans la péninsule coréenne du porte-avions USS Carl Vinson qui se trouvait en réalité à des milliers de kilomètres et faisait route dans la direction opposée. L’administration ne compte à ce stade ni véritable expert de la péninsule, ni de Secrétaire d’État adjoint en charge de la région.

Le style Trump, facteur de divisions régionales

Par ailleurs, loin de créer les conditions d’une coopération régionale sur ce dossier, les déclarations parfois excessives de l’administration ont encore exacerbé la défiance. Donald Trump avait menacé la Chine de sanctions économiques voire de l’exclusion de tout règlement si Pékin refusait de s’impliquer dans la crise. Après une rencontre plutôt cordiale avec Xi Jinping en avril 2017, le président a commis un nouveau faux pas. Soucieux de ne pas être accusé d’immobilisme face à la recrudescence des tirs, et pour détourner l’attention du public américain, il a assuré à plusieurs reprises sur Twitter que la Corée du Nord « humiliait la Chine », même si celle-ci « faisait de son mieux ». Il s’est enfin attribué le crédit de la suspension des importations chinoises de charbon nord-coréen, une évolution qui reflète avant tout la dégradation continue des relations entre les deux alliés historiques.

Surtout, l’approche comptable qu’a le président américain des rapports avec ses alliés a encore plus fragilisé l’architecture de sécurité en Asie qu’en Europe. Alors que la fiabilité des États-Unis au titre de la « dissuasion élargie » était déjà mise en doute, l’exigence du président Trump d’un « paiement » en échange de protection a agacé les autorités sud-coréennes, dont le pays rembourse 700 millions de dollars par an au titre des déploiements américains sur son sol (ainsi qu’environ 800 millions en armement, le double pour le Japon). En pleine campagne présidentielle sud-coréenne, Donald Trump a assuré avant d’être démenti que le déploiement du système antimissile terminal en haute altitude (THAAD) – conçu d’abord pour protéger les bases américaines en Corée du Sud – serait financé en intégralité par Séoul pour un milliard de dollars. À terme, ces prises de paroles pourraient peser sur l’embryon de coopération trilatérale de sécurité entre États-Unis, Japon et Corée du Sud, tandis qu’elles ont déjà relancé le débat en Corée du Sud sur l’acquisition d’une dissuasion nucléaire nationale.

Vers une nouvelle impasse stratégique ?

La personnalité du président Trump brouille les paramètres de la relation entre les États-Unis et la Corée du Nord, habituellement très codifiée. Confronté à un dirigeant imprévisible, Pyongyang a choisi la démonstration de force, variant les trajectoires de tir balistiques pour compliquer toute tentative d’interception. La Corée du Nord a également exploité la versatilité du président américain pour accroître les dissensions régionales. Elle a d’abord procédé à un tir lors de la rencontre entre Xi Jinping et Donald Trump, puis envoyé un missile dans la zone maritime contestée des rochers Liancourt (Tokdo), administrée par la Corée du Sud, suscitant une réaction maladroite de Tokyo (qui a condamné « un tir dans sa zone économique exclusive »).

Le régime nord-coréen, avec une certaine rationalité, ne s’estime pas en situation de faiblesse face au président Trump. D’abord, Kim Jong-Un estime qu’il ne pourrait pas atteindre par la négociation de gain supérieur à celui qu’il obtiendra une fois en possession d’une dissuasion nucléaire pleinement opérationnelle. Ensuite, le régime fait le pari, jusqu’ici réussi, que ses essais balistiques ou nucléaire ne seront pas susceptibles à eux seuls de déclencher une intervention américaine. Pourtant, il n’est pas certain que Pyongyang appréhende correctement le risque d’escalade accidentelle. L’hypothèse d’une frappe américaine en réponse à un essai ne peut être entièrement exclue, d’autant que Trump, peu averse au risque, a démontré qu’il était capable de passer outre l’avis de ses conseillers sur les questions de défense. Un tel scénario aurait assurément des conséquences graves, en particulier si l’administration décidait d’agir sans coordination préalable avec la partie chinoise.

Enfin, le comportement de l’administration suscite des interrogations sur sa capacité à proposer dans les années à venir une feuille de route lisible pour la péninsule. L’organisation d’une négociation ambitieuse, posant à la fois les paramètres techniques d’un accord sur les programmes nucléaire et balistique nord-coréens et les premiers jalons d’un retour à la stabilité régionale (condition pour qu’un « gel » puisse déboucher sur une solution de long terme), semble à ce stade hors de portée. Non seulement l’administration américaine, faute d’experts sur lesquels s’appuyer, est incapable de mettre en musique « l’impatience stratégique » du président, mais ses tergiversations accentuent la perte de confiance des alliés régionaux des États-Unis dans la dissuasion élargie. Dans ces conditions, le risque est réel que l’imprévisibilité de Washington finisse par aggraver les dynamiques de prolifération régionale qu’il prétend combattre.