Publié le 10/07/2017
Suleymaniye, Irak, décembre 2012

Adel BAKAWAN

Cette note a pour ambition de décrire et d’expliquer les changements structurels qui ont affecté trois générations de djihadistes au Kurdistan d’Irak : la génération du jihad des années 1980, celle d’Ansar Al-Islam dans les années 2000 et celle des Kurdes de l’État islamique (EI) ou Daech dans les années 2010.

Le Kurdistan irakien, connu jusqu’alors comme une région stable et sécurisée dans un Moyen-Orient chaotique et ébranlé, a été frappé par une vague d’attentats en 2016. Entre septembre et décembre de cette année-là, on a enregistré cinq opérations terroristes, conduites par 249 Kurdes djihadistes ralliés à l’État islamique (EI) ou Daech, dont 47 ont été tués et 43 arrêtés par le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK). Sur une population de cinq millions d’habitants, le Kurdistan irakien aurait en fait fourni à l’EI, 2 000 djihadistes. Et depuis le lancement de l’offensive sur Mossoul le 17 octobre 2016, il s’apprête comme de nombreux pays de la région et un certain nombre de pays européens à faire face à son pire cauchemar : le retour au pays des djihadistes kurdes. Si un ensemble de menaces pèsent sur les dirigeants du GRK – crise économique et sociale, division politique entre les partis concurrents du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani et de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani, éventualité d’une nouvelle guerre civile, intervention des pays voisins –, le retour des Kurdes de Daech est aujourd’hui la menace la plus pesante.

Pour comprendre le phénomène et son impact sur le GRK, une grille d’analyse sociohistorique est indispensable. Le djihadisme kurde a derrière lui 37 années d’une histoire mouvementée. Apparu en 1980, il est l’une des conséquences de la transformation de l’islamisme au Kurdistan. Ce dernier est né dans les années 1950, à Halabja, une ville située à environ 240 kilomètres au nord-est de Bagdad et à 15 kilomètres de la frontière iranienne. Pendant une longue période, l’islamisme kurde se situait dans un processus « d’irakisation », acceptant l’hégémonie totale des Frères musulmans irakiens. Les Frères kurdes pensaient, parlaient et vivaient irakiens, s’organisant sur le modèle de leur ennemi juré : le parti communiste d’Irak. Leur objectif était bel et bien la réislamisation de la société par le bas, avec pour unique méthode la Da’wa (appel à l’islam), et la mosquée était le lieu par excellence de cette réislamisation. De 1950 à 1980, le paradigme dominant n’était pas le contrôle de l’État, la révolution, le djihad ou d’une manière générale la violence, mais bien la reconstruction de l’individu kurde selon un programme de socialisation religieuse élaboré minutieusement à Bagdad par les Frères musulmans et appliqué littéralement à Halabja, capitale de l’islamisme kurde.

Comment les transformations idéologiques se sont-elles alors produites chez les acteurs islamistes kurdes, les faisant passer du paradigme de la réislamisation de la société par le bas, à celui du contrôle de l’État par le djihad ? Quelles sont les interconnections entre la génération du djihad des années 1980, celle d’Ansar Al-Islam dans les années 2000 et celle des Kurdes de Daech dans les années 2010 ? Cette note d’analyse a pour ambition de mettre en perspective ces trois générations du djihad au Kurdistan et de déterminer les caractéristiques propres à l’identité singulière de chaque génération. La perception de la menace de la troisième génération djihadiste par le GRK, et la stratégie de ce dernier face à ses « démons » seront ensuite évoquées. L’alliance profonde, scellée en 2001, entre les États-Unis et le GRK face aux acteurs djihadistes kurdes et internationaux sera ainsi soumise à une lecture critique. Cette alliance a sauvé deux fois le GRK de la menace directe des djihadistes : en 2003 contre Ansar Al-Islam et en 2014 contre Daech, entraînant une dépendance structurelle des forces de sécurité kurdes vis-à-vis de Washington ; dépendance qui met en évidence l’extrême fragilité du GRK.

 

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