07
avr
2010
Espace Média L'Ifri dans les médias

La guerre à distance crée un phénomène de déshumanisation

Pourquoi les Américains sont-ils réputés faire un usage parfois rapide et disproportionné de leurs armes?

La guerre de haute intensité technologique est une course de vitesse. Elle offre de petites fenêtres temporelles pour "acquérir" la cible - pour parler le franglais militaire - c'est-à-dire l'avoir dans le viseur, et ensuite l'"engager", c'est-à-dire lui tirer dessus. Le tir est la conséquence d'un processus codifié: détection, acquisition, engagement de la cible, puis évaluation des résultats. L'obsession des guerres modernes est de faire en sorte que ce cycle soit de plus en plus rapide. Depuis le XVIe siècle, l'histoire des progrès militaires, en termes d'efficacité de la destruction et de rationalisation des procédures, tourne autour de l'agencement toujours plus efficace du feu et de la manoeuvre.  

L'entraînement des soldats actuels, et surtout leur équipement, ont été conçus dans les années 1990, voire pendant la guerre froide, pour des conflits "classiques", qui se déroulent entre militaires, dans des zones qui se situent plutôt hors des villes, parfois inhabitées, comme dans le désert pendant la guerre du Golfe. Or, ce conditionnement a été importé dans un contexte complètement différent, puisque les guerres se déroulent aujourd'hui "au sein des populations". C'est une inversion par rapport à la culture militaire dominante de ces derniers siècles.  

Pourquoi les Américains mettent-ils tellement l'accent sur la puissance du feu?

Après la Seconde Guerre mondiale et pendant la guerre de Corée, l'US Army a mené des études statistiques sur ses soldats - des conscrits - qui montraient qu'un certain nombre d'entre eux utilisaient peu leur arme, voire tiraient volontairement à côté de la cible. L'armée n'a eu de cesse de corriger ces déficiences - d'un point de vue militaire - en diffusant, dans les programmes d'entraînement, une culture de l'efficacité. Il faut ajouter trois autres phénomènes.  

1. Un certain manque d'initiative sur le terrain. Alors que les Français vont accepter de manoeuvrer à l'échelon de petites troupes, comme la section (une trentaine d'hommes), les Américains n'accepteront d'intervenir qu'en grand nombre, au niveau de la compagnie (une centaine d'hommes), pour éviter de courir des risques.  

2. Ils pratiquent massivement la "reconnaissance par les feux". Cette technique consiste à concentrer les tirs pour faire baisser la tête d'un adversaire et le faire quitter sa position, plutôt que d'envoyer quelques soldats afin de le débusquer.  

3. La peur des pertes entraînent un usage parfois préemptif des armes. Cela traduit un manque de discernement quant aux répercussions stratégiques des procédures tactiques appliquées.  

Ces habitudes ont entraîné des pertes civiles et des coûts politiques dans toutes les guerres irrégulières auxquelles les forces américaines ont participées, du Vietnam jusqu'à l'Irak. La conversion de l'armée américaine à la "contre-insurrection", en 2007, consiste justement à inverser ces tendances. C'est également ce que s'efforce de réaliser le général Stanley McChrystal en Afghanistan, où les Américains ne sont pas les seuls à avoir abusé de la puissance de feu et en particulier du soutien aérien.  

Les armements modernes facilitent-ils le déclenchement du feu?

Psychologiquement, on sait qu'il est plus facile de tuer quelqu'un de loin que de près. La guerre à distance crée un phénomène de déshumanisation évident, mais qui n'est pas nouveau. Contrairement à ce que l'on peut entendre, il n'est pas dû à l'ère du jeu vidéo. Sur un champ de bataille napoléonien, déjà, l'artillerie tuait un grand nombre de soldats à 300 mètres et au-delà. Avec les armements modernes, la portée et la précision se sont accrues. A 300 mètres pour des armes individuelles, à plusieurs kilomètres pour des systèmes d'armes montés sur des véhicules ou des moyens aériens, qui ont d'abord été élaborés pour détruire d'autres véhicules.  

En milieu urbain, le déclenchement du feu peut se révéler contre-productif stratégiquement et politiquement - sans parler des aspects éthiques. C'est d'autant plus vrai que les insurgés, en Afghanistan comme ailleurs, se mêlent délibérément aux habitants, prennent à partie les forces de la coalition depuis des foules, afin de se servir des civils comme boucliers humains et d'entraîner des bavures. Toute la tâche du commandement est de faire appliquer les règles d'engagement et d'avoir recours à la force de façon proportionnée et discriminante.