05
fév
2019
Espace Média L'Ifri dans les médias
Thomas GOMART, interviewé par Jean-Dominique MERCHET pour L'Opinion

« Avec l'Allemagne, il y a un profond malentendu en raison de notre décrochage économique. »

« A l’international, la France conserve la capacité de faire un certain nombre de choix politiques que d’autres pays européens n’ont pas ». Directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri), Thomas Gomart parcourt sans relâche le monde qu’il observe avec son regard d’historien.

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De son expérience, y compris dans les cercles de réflexion officiels, il vient de tirer un livre dans lequel il constate « l’affolement du monde » et propose quelques pistes pour remédier au désarroi des Européens.
 

Votre livre est intitulé L’affolement du monde. Qu’est-ce que cela signifie ?

L’affolement, c’est l’impression, plus présente en Europe qu’ailleurs, d’une perte de contrôle, d’un emballement du système international. Il est provoqué par le sentiment que le monde des Européens pourrait éclater comme une bulle s’ils n’y prennent garde. Ils comprennent que le monde n’est plus à leur image. Cette prise de conscience a été accélérée par le référendum sur le Brexit et l’élection de Donald Trump. Ces deux événements sont venus s’ajouter aux crises des dettes souveraines et l’afflux de migrants en 2015. Spécifique à l’Europe, cette impression d’une perte de contrôle contraste avec des régimes autoritaires qui apparaissent plus stables et plus efficaces. Mais le sont-ils réellement à terme ?

 

Vous placez votre réflexion « du côté de Machiavel ». Pour le spécialiste des relations internationales que vous êtes, la référence peut surprendre…

Le sentiment de supériorité politique, économique, culturelle et morale des dirigeants européens me rappelle celui des villes italiennes au XVe siècle face aux Etats monarchiques… L’idée de ce livre est née au cours d’une visite au couvent Saint-Marc, à Florence, où Nicolas Machiavel venait écouter les prêches de Jérôme Savonarole, un dominicain qui avait institué une dictature théocratique. Cela m’est apparu comme l’affrontement de deux types de discours : une prédication qui fustige contre une pensée qui dévoile. Par déformation professionnelle, j’ai constaté que cet antagonisme s’observait aujourd’hui et davantage qu’auparavant dans le champ de la géopolitique et de la politique internationale. Avec méthode et scepticisme, les lointains héritiers de Machiavel cherchent à éclairer les rapports de force et les mécanismes de pouvoir, à saisir les conditions de l’action. Ceux de Savonarole veulent, avec certitude et systématisme, transformer le monde en fonction de la vision qu’ils s’en font et imposer leur vérité. En outre, pour Machiavel, l’art militaire est indissociable du politique. Bon nombre de dirigeants européens ne semblent plus en mesure de penser ce lien.

Les Européens ne devraient jamais perdre de vue ce que la construction européenne leur a apporté : la paix, la stabilité mais aussi la capacité à penser le monde à la bonne échelle, qui n’est plus celle de nos nations prises séparément.

 

Les Européens en général et les Français en particulier rechignent-ils à se préparer aux nouvelles réalités du monde ?

Oui et non. Il y a en effet une difficulté à prendre acte de la modification des rapports de force et une certaine lenteur, voire une passivité, des Européens par rapport aux dynamiques sino-américaines et aux turbulences de leurs voisinages. Or, nous sommes rentrés dans une période de gros temps avec un retour de la violence politique sur le sol européen. Simultanément, il y a une demande d’Europe, en particulier en Afrique à laquelle nous ne savons pas ou nous ne voulons pas répondre. Pourtant, les Européens disposent d’atouts importants mais qui se relativisent. Ils ne devraient jamais perdre de vue ce que la construction européenne leur a apporté : la paix, la stabilité mais aussi la capacité à penser le monde à la bonne échelle, qui n’est plus celle de nos nations prises séparément.

 

Ne pensez-vous que, par sa nature même, la construction européenne, fondamentalement pacifique, empêche de penser les rapports de force ?

A l’origine de la construction européenne, basée sur la réconciliation entre le vaincu de 1940 et celui de 1945, il y a une dépolitisation volontaire qui se traduit dans le rôle progressivement dévolu à la Commission européenne : la règle de droit doit primer. L’Union européenne est un projet kantien, la très belle idée d’Emmanuel Kant de poursuivre un « projet de paix perpétuelle ». Cette approche voulue entre pays membres se heurte de plus en plus à la réalité de notre environnement extérieur. Les politiques de puissance de la Chine, des Etats-Unis ou de la Russie remettent en cause certains des postulats sur lesquels l’Union européenne s’est construite.

Nous vivons la fin du mythe de la convergence, l’idée selon laquelle les différents régimes allaient se retrouver autour de la démocratie représentative et l’économie de marché

 

Votre livre est construit autour des grands enjeux géopolitiques. Quels sont les principaux ?

Nous vivons la fin du mythe de la convergence, l’idée selon laquelle les différents régimes allaient se retrouver autour de la démocratie représentative et l’économie de marché. Le durcissement idéologique de la Chine et de la Russie en est l’une des manifestations, comme le choc du Brexit, la victoire de Trump ou la trajectoire de la Turquie. Mais il existe également trois enjeux globaux dont il faut penser l’articulation. D’abord, l’accentuation vertigineuse des inégalités depuis les années quatre-vingt, entre et à l’intérieur des pays. Ensuite, la prise de conscience d’un monde limité en ressources naturelles et des effets, déjà bien réels, du réchauffement climatique. La crise des Gilets jaunes qui est partie de l’augmentation du prix du carburant pourrait n’être qu’un avant-goût des crises futures, dans bien des pays, liées aux coûts directs et indirects des transitions énergétiques. Enfin, avec le numérique : la capacité illimitée de mise en relation entre individus et organisations. Cela est positif dans la mesure où cela permet de nouvelles manières d’agir «de concert» comme disait Hannah Arendt. Mais cela suscite des angoisses profondes de nature politique – quelle liberté individuelle ? –, économique – quel avenir pour le salariat ? – ou culturel – quelle identité ?

 

Dans ce monde « affolé», quels peuvent être les atouts de la France ?

Sur la scène internationale, nous continuons à bénéficier d’une singularité qui s’explique par notre héritage et notre savoir-faire, notamment diplomatique et militaire, pour le mettre en valeur. La France conserve la capacité de faire un certain nombre de choix politiques que d’autres pays européens n’ont pas. C’est un véritable atout. Par exemple, nous avons une capacité d’entraînement sur certains Etats qui partagent avec nous une vision du multilatéralisme, comme le Japon, l’Inde, l’Indonésie, la Corée du Sud, le Canada, l’Australie, le Mexique… Alors que la rivalité entre la Chine et les Etats-Unis est de plus en plus nette, nous gardons une capacité de réflexion sur le sens de la mondialisation. A nous d’organiser ce grand débat-là…

 

Et pourtant, l’impression dominante est que la diplomatie française peine à obtenir des résultats concrets, par exemple en Europe…

On ne peut pas reprocher à Emmanuel Macron d’avoir tergiversé sur l’Europe et il a été élu avec un mandat très clair sur ce plan. Nous avons un Président, proeuropéen assumé, mais une classe politique française qui est globalement restée sur les positions de 2005, lors du non au référendum sur la constitution européenne. La construction européenne serait devenue la chose des «élites». Les forces populistes lui imputent la situation des perdants de la mondialisation auxquels il faut apporter des réponses. Mais la question est simple : notre pays serait-il économiquement mieux portant en dehors de l’UE et de la zone euro ? L’élection d’Emmanuel Macron a été à contre-courant de la vague populiste que l’on observe ailleurs (Brexit, Pologne, Italie, Autriche…). Par ailleurs, la tentative de relance présidentielle de l’Europe s’est heurtée principalement à la situation politique allemande, avec l’affaiblissement d’Angela Merkel. Avec l’Allemagne, il y a en plus un profond malentendu en raison de notre décrochage économique. Au cours des quinze dernières années, l’Allemagne s’est enrichie quand nous nous sommes appauvris. Et les Allemands considèrent que nous ne sommes plus crédibles sur le plan économique : c’est un point de blocage majeur. Par ailleurs, l’UE telle qu’elle fonctionne convient à Berlin alors que Paris oscille en permanence entre la demande de plus ou de moins d’Europe. Enfin, l’appréciation de la dégradation du contexte stratégique global est beaucoup plus forte à Paris qu’à Berlin, même si les déclarations de Donald Trump les inquiètent.

 

Vous avez été membre de la commission qui a rédigé en 2017 la « revue stratégique » du ministère des Armées. Aujourd’hui, quels conseils donneriez-vous aux dirigeants français ?

Tout d’abord, ce qui me frappe, c’est la difficulté, aussi bien dans la sphère publique que privée, de penser le moyen et le long terme. Mon premier conseil serait de soutenir les efforts en ce sens. Deuxièmement : remonter très rapidement la garde pour se préparer aux chocs à venir, par exemple dans le spatial ou le cyber. Troisièmement : être plus inclusif vis-à-vis des autres pays, et pas seulement nos partenaires européens, et aussi vis-à-vis des sociétés civiles, comme l’a été la COP21. Quatrièmement : ne pas subordonner notre politique à l’égard du Moyen-Orient et de l’Afrique à la lutte contre le djihadisme. Enfin, mieux prendre en compte le triangle stratégique Etats-Unis/Chine/Russie dont les déformations modifient rapidement l’équilibre des puissances au niveau mondial.

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Thomas Gomart vient de publier « L'Affolement du monde. 10 enjeux géopolitiques ».