01
mar
2022
Espace Média L'Ifri dans les médias
Équipement de transport de gaz en Russie

« L’Europe est très vulnérable : elle a besoin du gaz russe »

Pour Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre Energie & Climat de l’Institut français des Relations internationales (Ifri), les prix très élevés du pétrole et du gaz donnent à Vladimir Poutine un avantage stratégique certain dans ce conflit face une Europe que sa dépendance énergétique rend vulnérable.

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L'énergie est au centre de cette crise à cause de la dépendance mutuelle entre la Russie et l'Europe sur les hydrocarbures. Comment la résumeriez-vous ?

Il est vrai que la Russie a besoin des revenus d'exportation du pétrole et du gaz, et l'Europe doit en importer pour faire tourner son économie. Mais la situation est très différente de celle de 2014, lors de l'offensive russe sur la Crimée et le Donbass. Aujourd'hui, dans un contexte de reprise économique mondiale post-pandémie, Vladimir Poutine profite des prix du pétrole et du gaz au plus haut. Non seulement il n'y a aucune perspective de baisse, mais on se demande même jusqu'où ils peuvent monter... Cela lui a ouvert une fenêtre de tir, avec un vrai confort stratégique pour son offensive militaire.

On parle beaucoup de gaz, mais pas ou peu de pétrole russe. Pourquoi ?

Le pétrole et les produits raffinés pèsent 70 % des revenus des hydrocarbures de la Russie, le gaz environ 25 %, le charbon le reste. En tant que deuxième exportateur mondial de pétrole, la Russie a une importance énergétique systémique. Or le baril est déjà à plus de 100 dollars. Dans un marché tendu, toute éventuelle sanction sur le pétrole russe ferait encore flamber les cours. Et l'OPEP (Organisation des Pays exportateurs de Pétrole), dont beaucoup de membres n'arrivent même pas à remplir leur quota, ne pourrait pas compenser. Cela handicaperait les pays importateurs, mais cela aurait un impact dissuasif faible sur la Russie, qui verrait au contraire ses revenus augmenter. Sans compter que la dépréciation actuelle du rouble démultiplierait ses bénéfices, puisque l'industrie pétrolière russe a des coûts en rouble et des revenus en dollars. Par ailleurs,l'Europe n'est pas le seul acheteur de pétrole russe : la Chine représente environ 25 % de ses exportations et seulement 20 % à 25 % de nos importations de pétrole viennent de Russie.

Sur le gaz, la seule sanction occidentale jusqu'ici a été la suspension de l'homologation du gazoduc Nord Stream 2. Mais n'est-ce pas un non-évènement pour Poutine ?

Dans le contexte actuel, l'enjeu de Nord Stream 2 est en effet minime. La Russie honore a minima ses contrats à long terme de livraison de gaz à l'Europe via les gazoducs déjà en service : Nord Stream 1, qui va directement en Allemagne en passant sous la mer Baltique, et les gazoducs terrestres qui traversent la Biélorussie et l'Ukraine, ainsi que le TurkStream. Cela a l'inconvénient, pour Poutine, de l'obliger à verser des revenus de transit à l'Ukraine. Mais son espoir est justement de remplacer le gouvernement hostile de Volodymyr Zelensky et d'établir une République fantoche, comme en Biélorussie. Pour l'instant, le transit gazier se poursuit, Gazprom a même augmenté ses exportations depuis deux jours par l'Ukraine. Mais Gazprom agit de façon très erratique ces derniers mois.

Ce nouveau gazoduc baltique est-il mort-né ?

Nord Stream 2 existe, il est même rempli de gaz. Mais il est évident qu'il ne pourrait être mis en service, à terme, que si l'on arrive à une normalisation des relations avec la Russie, ou à une prolongation crédible du transit par l'Ukraine à long terme...

La décision de couper certaines banques russes du système de messagerie interbancaire Swift peut-elle gêner les transactions sur les hydrocarbures ?

Cette décision n'a, à ce stade, qu'un impact très limité car elle ne concerne que deux banques. Même dans un scénario de coupure large de Swift, cela ne serait pas un cas de force majeure. Les paiements pourraient encore être effectués par d'autres biais, même s'il faudrait sans doute un petit délai de réorganisation.

Le degré de dépendance au gaz russe varie énormément d'un pays européen à l'autre. Finalement, c'est l'Allemagne, à qui la Russie fournit 55 % de son gaz, qui apparaît comme notre talon d'Achille...

Même si elle commence à infléchir sa politique, l'Allemagne apparaît dépassée, hors jeu sur les plans géopolitique, énergétique et militaire. Elle est d'ailleurs en partie responsable de ce qui se passe. Plaçant une confiance aveugle en la Russie, elle avait décidé de sortir complètement du nucléaire et du charbon. Elle a ainsi misé toute la trajectoire de décarbonation de son économie sur le gaz, comme énergie de transition vers le tout-renouvelable. L'augmentation de sa production d'électricité devait se faire à travers l'ouverture de plus d'une quarantaine de centrales à gaz ! Aujourd'hui, c'est l'ensemble de sa stratégie énergétique qui est mise à mal. Et les Verts, qui font partie de la coalition au pouvoir, devront accepter de relancer le charbon... Le gouvernement allemand étudie même l'option de prolonger les trois derniers réacteurs nucléaires devant fermer en fin d'année. Rien n'est décidé, il faudra du combustible notamment, mais cela dépendra des contre-sanctions russes et de la situation des approvisionnements gaziers. L'Allemagne va aussi se doter de deux terminaux pour le gaz naturel liquéfié (GNL). Cela fait trois ans qu'ils sont en discussion, mais le gouvernement va faciliter et accélérer leur financement.

Cela compromet-il les ambitions du « Green New Deal » européen ?

Les deux grandes leçons de cette crise, pour l'Europe, c'est qu'elle prend conscience de son impuissance actuelle. Et aussi de l'impératif de revoir sa trajectoire de décarbonation. L'Europe doit assurer la sécurité de ses approvisionnements énergétiques, fût-ce au détriment de ses objectifs sur le climat. Elle sera obligée de faire tourner ses centrales à charbon encore quelques années ! Mais l'Europe a créé une surprise stratégique en se mobilisant pour l'Ukraine. L'autre sursaut viendra ensuite sur le plan du climat. La résilience se construira avec une stratégie ambitieuse de décarbonation.

Emmanuel Macron a déclaré, en parlant des sanctions, « dans le domaine de l'énergie, nous serons sans faiblesse ». Mais peut-on envisager d'arrêter d'acheter du gaz russe, qui pèse 40 % des approvisionnements européens ?

Non, l'Europe est très vulnérable : elle a besoin du gaz russe ! Il est impensable qu'elle prenne unilatéralement l'initiative de rompre les contrats d'achat qui la lient à Gazprom. Un scénario d'arrêt total de ces flux de gaz signifierait une très brutale hausse des prix, un fort ralentissement économique, des industries qui devraient s'arrêter, des ménages qui ne pourraient pas se chauffer... Hautement improbable.

Poutine pourrait-il lui-même décider de fermer les robinets, notamment celui du gazoduc qui transite par l'Ukraine ?

Il est vrai que depuis l'offensive sur l'Ukraine du 24 février, l'impossible devient possible : on vit un moment charnière où Moscou renie sa parole, bouleverse l'équilibre diplomatique mondial, bafoue l'ONU, piétine tous les traités et accords. Cela menace-t-il aussi l'architecture contractuelle des échanges d'hydrocarbures ? Je ne le pense pas, en tout cas à ce stade. Les Russes vont vouloir éviter d'être ceux qui coupent le gaz. Et Moscou, touché par les sanctions, a besoin de revenus. Mais la rationalité ne guide plus toutes les décisions russes, à l'image de cette guerre d'agression. On ne peut plus rien exclure.

En même temps, vous soulignez que la Russie sert ses contrats a minima. Poutine se sert-il de son gaz comme d'une arme, comme l'ont affirmé l'Agence internationale de l'Energie et la Commission européenne ?

Effectivement, Gazprom remplit strictement ses obligations contractuelles, mais, depuis l'été dernier, la Russie n'offre pratiquement plus de gaz naturel sur le marché « spot » [à court terme] et livre le minimum. Y a-t-il un abus de position dominante ? Quand un producteur ne fournit pas, alors que la demande et les prix sont très élevés, il y a effectivement de quoi se poser la question... Surtout quand il explique que pour livrer davantage de gaz, il faut mettre Nord Stream 2 en service, alors que d'autres capacités sont disponibles !

Cette rétention de gaz russe a largement contribué à faire monter les prix, depuis l'automne dernier...

En effet, la Russie profite d'un marché très demandeur. Elle n'est pas responsable du déséquilibre mondial entre demande et offre, lié essentiellement à la reprise économique mondiale post-pandémie et aux problèmes sur l'offre, mais elle surfe sur cette situation en l'aggravant. Du coup, alors qu'en ce moment la part de son gaz dans les importations européennes est tombée à 25 %, au lieu de 40 % en temps normal, cela ne lui a jamais rapporté autant d'argent grâce à la hausse des cours.

Les dirigeants occidentaux affirment pourtant que l'état de nos stocks nous permet de nous passer de gaz russe cet hiver...

Oui, il y a deux mois, une rupture totale d'approvisionnement russe aurait pu être dramatique. Depuis, l'Europe a puisé dans ses stocks et importe beaucoup plus de gaz naturel liquéfié (GNL), notamment en provenance des Etats-Unis. Une centaine de navires méthaniers sont actuellement en route vers les terminaux européens de regazéification, parce que les opérateurs européens sont prêts à payer un prix premium. L'Europe aura donc, quoi qu'il arrive, assez de gaz pour finir de passer l'hiver. Mais si la crise persiste, le problème se posera à nouveau avec acuité l'hiver prochain, en fonction de la météo...

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© 2022 Le Nouvel Observateur

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gaz Politique énergétique européenne Europe Russie Union européenne