01
mar
2013
Espace Média L'Ifri dans les médias

Ne réduisons pas le budget de la défense

Alors que l'on s'approche de la publication du Livre blanc puis de la loi de programmation militaire, c'est-à-dire de décisions capitales et potentiellement irréversibles pour la défense française, des vérités méritent d'être rappelées.

Les armées ne sont pas le problème : elles ont su s'adapter à la fin de la guerre froide, réduire leur taille, devenir "expéditionnaires" et opérationnelles, qu'il s'agisse d'évacuer nos ressortissants, de maintenir la paix dans des zones troublées, de combattre des groupes terroristes ou des régimes dangereux comme celui de Milosevic en ex-Yougoslavie, de préserver notre influence et donc au final notre indépendance, tout en continuant à patrouiller dans nos gares et parfois aussi à nettoyer nos plages.

On peut avoir été critique de telle ou telle intervention, mais on ne peut mettre en doute la réussite de la professionnalisation décidée en 1996 ni l'efficacité en opérations de nos armées.

La défense n'est pas le problème : hors pensions, le budget des armées s'élève aujourd'hui à 32 milliards d'euros, soit 10 % du budget de l'Etat. Ce montant est resté sensiblement le même en euros constants depuis 1995, tandis que le poids relatif de la défense dans la dépense publique n'a cessé de baisser.

Il est vrai qu'avec un endettement de 1 800 milliards d'euros, soit l'équivalent de 90 % du PIB, l'indépendance de la France est menacée presque aussi sûrement que par une agression militaire extérieure.

Et il semble donc logique que la défense contribue, comme les autres postes de la dépense publique, au desserrement de la contrainte budgétaire.

VARIABLE D'AJUSTEMENT

Sauf que les budgets des armées ont déjà servi, et même systématiquement (1995, 1997, 2008), de variable d'ajustement budgétaire au cours des vingt dernières années, alors même que la situation était beaucoup moins tendue qu'aujourd'hui.

Contrairement aux autres ministères, celui de la défense a subi d'importantes réductions d'effectifs (54 000 postes supprimés entre 2008 et 2015), a dû apprendre à fonctionner à budget constant et s'est comporté en bon élève discipliné, là où d'autres corps de l'Etat jouaient à chaque fois des grèves et des menaces.

Eviscérer le budget de la défense, par exemple en le laissant dériver au gré de l'inflation sur cinq ans, reviendra à l'amputer de 4 milliards ou plus. Cela peut sembler assez peu rapporté à la somme totale, mais c'est oublier l'inertie des dépenses déjà engagées, les effets de seuil et le fait que ces coupes se concentreront en priorité sur les investissements.

En apparence modéré, un tel "ajustement" débouchera sur un véritable jeu de massacre pour les capacités militaires et l'industrie de défense, mais représentera bien peu au regard de notre dette nationale ou même de la dépense de l'Etat.

Qu'on en juge : la défense n'est que le troisième poste budgétaire de l'Etat, derrière l'éducation et la dotation aux collectivités locales, et le cinquième si l'on inclut le paiement des intérêts de la dette (bientôt en tête) et la somme des dotations aux "agences publiques" (50 milliards tout de même).

Abolir l'armée et faire disparaître les crédits militaires ne couvrirait même pas la charge de la dette. Pour mémoire, la RATP peut compter sur des effectifs plus nombreux que l'armée de l'air, et son budget est également supérieur ; notre beau pays compte aussi quelque 30 000 ronds-points (prix moyen entre 100 000 et 1 million d'euros) et 1,8 million de fonctionnaires territoriaux.

LES BUDGETS RÉGALIENS

Surtout, l'ensemble des budgets régaliens, c'est-à-dire la raison d'être de l'Etat (défense, police et justice), ont vu leur part dans le PIB s'effondrer depuis 1995 et ne représentent qu'une fraction de nos dépenses sociales qui, elles, ont presque doublé en vingt ans ! La défense n'est donc pas le problème.

A première vue improductifs, les investissements de défense jouent en réalité un rôle de premier plan dans l'économie française. L'armée de terre est sans doute le premier employeur national de jeunes non qualifiés, avec 15 000 recrutements par an.

Les crédits d'équipement militaire forment plus de 70 % des investissements de l'Etat. Les industries qui en profitent totalisent 165 000 emplois directs et autant d'indirects, pour un chiffre d'affaires cumulé d'environ 15 milliards d'euros, soit le troisième secteur industriel en France.

Elles ont dégagé des bénéfices et ont contribué à hauteur de 6,5 milliards à nos exportations en 2011. Safran, MBDA, EADS, RTD, Dassault, Nexter, Thales, DCNS et tant d'autres rassemblent une large part des fleurons de ce qui nous reste d'appareil industriel et de haute technologie.

Loin de n'être que des "marchands de canons", les groupes aéronautiques, navals et terrestres sont au coeur de l'innovation de haute technologie, y compris les retombées dans le domaine civil de la R&D (recherche & développement) militaire. Sans défense, pas d'Airbus, d'Ariane ou de satellites. La défense n'est clairement pas le problème.

Redressement productif, emplois d'avenir, non délocalisables et souvent hautement qualifiés, solde positif à l'exportation : elle devrait en revanche faire partie de la solution.

Le maintien d'un effort de défense raisonnable, à hauteur, comme aujourd'hui, de 1,5 % du PIB hors pensions, ce que d'ailleurs propose le Sénat, n'obéit pas seulement à la rationalité économique (protéger un des rares secteurs où coexistent excellence technologique et emploi industriel), mais correspond aussi aux objectifs constants de la politique extérieure de la France : préserver l'indépendance nationale face aux incertitudes de l'avenir, assumer nos responsabilités envers nos ressortissants et nos alliés à travers le monde ; enfin, pouvoir entraîner avec nous ceux de nos partenaires européens qui le souhaitent.

Ni fardeau budgétaire insupportable ni solution économique miracle, la défense est d'abord un enjeu fondamental pour le pays : faut-il alors se laisser aller à accepter un décrochage stratégique sans précédent depuis l'après-guerre, ou sommes-nous prêts, à l'inverse, à consentir les quelques milliards assurant des capacités d'action crédibles et une ambition stratégique minimale ?