21
déc
2016
Espace Média L'Ifri dans les médias
Julien NOCETTI, interviewé par Juliette Bénabent pour Télérama

“En presque six ans de guerre en Syrie, la Russie a toujours soufflé le chaud et le froid”

Après six veto, Moscou a voté lundi 19 décembre la résolution du Conseil de sécurité permettant l’envoi d’observateurs à Alep. Les “surprises” font partie de la stratégie russe, explique Julien Nocetti, chercheur au Centre Russie/NEI de l'Ifri.

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Qu’est-ce qui change la donne aujourd’hui et permet à la Russie de voter une résolution sur l’envoi d’observateurs à Alep ? 

Tout l’enjeu pour Moscou est de conserver la « maîtrise des horloges » sur le dossier syrien, en plus de contrôler la situation militaire. En bientôt six ans de conflit, la position de la Russie a toujours été de souffler le chaud et le froid, d’alterner entre une posture ferme et une rhétorique plus conciliante, afin d’imposer le tempo diplomatique. Dans le cas présent, le temps joue pour Vladimir Poutine avant la mise en place de la nouvelle administration Trump. Il est primordial, de son point de vue, de conserver l’avantage sur les Etats-Unis afin d’être en position de force diplomatique, et pouvoir dicter de nouvelles conditions pour les négociations de Genève sous l’égide de l’ONU [au point mort depuis avril, elles reprendront en février, ndlr].

D’une manière générale, les Russes modulent leurs initiatives diplomatiques en fonction des objectifs et intérêts militaires qu’ils fixent pour le régime d’Assad. Chaque avancée diplomatique est généralement suivie d’un recul au plan militaire : c’est pourquoi il faut rester prudent sur la portée et les conséquences du vote russe au Conseil de sécurité. Nous étions tellement habitués à voir la Russie bloquer les résolutions occidentales qu’il est aujourd’hui presque étrange de parler de « vote russe », et pas de « non-blocage russe » à l’ONU…

Plus globalement, les « surprises » font partie de la stratégie du Kremlin sur le dossier syrien depuis le début. L’accord avec Washington sur le contrôle des armes chimiques du régime syrien en septembre 2013 ; l’implication militaire directe des Russes à partir de septembre 2015 ; l’annonce du retrait partiel des troupes russes dès la mi-mars 2016, etc : toutes ces séquences montrent que Moscou est passée maître dans l’art de semer le trouble chez les dirigeants occidentaux, en tirant parti d’opportunités tactiques qui, au final, rehaussent son statut d’acteur incontournable.

“Moscou veut montrer que la Russie est capable de projeter ses forces au-delà de l’espace post-soviétique.”

Quelques heures à peine après ce vote, l’ambassadeur russe à Ankara était assassiné par un tueur réclamant vengeance pour Alep. Ce meurtre risque-t-il de nuire à la mise en œuvre de la résolution ? Plus largement, quel rôle joue la Turquie dans l’intervention russe en Syrie ?

Cet assassinat peut contribuer à tendre la Russie, en effet, même si les premières déclarations des présidents Poutine et Erdogan se sont voulues apaisantes sur la relation bilatérale. Dès la soirée de mardi, les réseaux sociaux russophones diffusaient des théories selon lesquelles la Maison Blanche est à l’origine de cet acte afin de saper les négociations entre la Russie, l’Iran et la Turquie prévues à Moscou le 27 décembre, et plus largement de « punir » Moscou pour son interférence dans la campagne électorale américaine.

Moscou et Ankara maintiennent des positions diamétralement opposées sur la Syrie depuis 2011, que les deux pays parvenaient à surmonter grâce à une relation économique très dense. L’incident autour du bombardier russe, abattu par la chasse turque en novembre 2015, a « pourri » la relation en même temps qu’elle a ravivé les vieilles rancœurs entre Russes et Turcs. Le souvenir des treize guerres n’est jamais très lointain… [série de conflits ayant opposé, du XVIe au XXe siècles, les empires russes et ottomans, pour la domination des Balkans et l’accès aux mers Noire et Méditerranée, ndlr]. A la dimension militaire du conflit syrien – le système antimissile russe S-400 couvre une partie du territoire turc –, s’ajoute la question kurde, que le Kremlin manie avec habileté… La Russie s’est rapprochée des Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD), soutenant leur action en Syrie et militant pour les inclure dans les négociations de Genève.

Depuis l’esquisse de réconciliation entre Moscou et Ankara cet été, Erdogan s’est imposé pour aboutir à un accord territorial : les Russes convainquent Assad de ne plus tenter de reconquérir par les armes le nord (kurde) de la Syrie, en échange de quoi la Russie a les mains plus libres pour « nettoyer » les cellules djihadistes caucasiennes opérant de Turquie…

Le président turc cherche par tous les moyens à empêcher le projet d’Etat kurde en Syrie. Il veut aussi tarir l’influence de l’Iran, qui utilise la zone contrôlée par les forces kurdes syriennes pour accéder à la Méditerranée…

Quelle est la filiation historique de l’alliance entre la Syrie et la Russie ?

Les liens, très anciens, se sont nettement renforcés à partir des années 1950. Moscou a alors besoin de la Syrie pour contrer le pacte de Bagdad (1955), qui plaçait l’Irak, la Turquie, l’Iran et le Pakistan dans l’orbite des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. La Syrie, elle – comme l’Egypte –, compte sur l’URSS pour faire contrepoids aux velléités américaines d’imposer leur contrôle sur la région, sans toutefois laisser place au communisme. La coopération technique et économique décolle : la Syrie achète des armes au bloc soviétique ; l’URSS construit des lignes de chemin de fer en Syrie. En 1970, le coup d’Etat d’Hafez el-Assad, ministre de la Défense, est soutenu en sous-main par les autorités soviétiques. La Syrie reçoit des armes, et négocie un report de sa dette (elle sera finalement annulée à 75 %, en 2005). Dès 1971, l’URSS ouvre une base militaire dans le port de Tartous, essentielle car elle est la seule en Méditerranée orientale après la « perte » de l’Egypte.

Plus tard, un traité d’amitié entre la Syrie et la Russie, signé en 1980, consacre une coopération intense entre les deux pays, qui contrebalance la relation américano-égyptienne concrétisée par les accords de Camp David en 1978. Au cours des années 1980, le nombre de conseillers militaires soviétiques stationnés en Syrie passe de 1 000 à 6 000 !

Quelles sont aujourd’hui les principales raisons du soutien de Vladimir Poutine à Bachar el-Assad ?

A son arrivée au pouvoir en 2000, Bachar a d’abord ignoré Moscou. Mais à partir de 2003 et l’occupation américaine de l’Irak, le Kremlin a réactivé ses réseaux au Proche-Orient. En janvier 2005, les deux présidents se sont rencontrés, et Moscou a été la seule capitale à soutenir Damas, accusée d’avoir commandité l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri (en février 2005).

En mars 2011, quand la révolution éclate en Syrie, les sociétés russes possèdent en Syrie des intérêts commerciaux significatifs, la base navale de Tartous sert de point d’appui logistique à la flotte de la mer Noire, des contrats d’armement et d’extraction de gaz et de pétrole sont en cours… La Russie protège ses intérêts et tient à la survie de ce régime ami.

Par ailleurs, Moscou reste obsédée, sur la scène internationale, par sa quête de parité avec les Etats-Unis, et s’appuie sur la carte syrienne pour opérer un retour stratégique au Moyen-Orient. Pour que son influence demeure, la Russie a besoin des tensions régionales, qu’elle a toujours cherché à maintenir, notamment en répondant aux exigences militaires de ses partenaires.

Moscou veut montrer que la Russie est capable de projeter ses forces au-delà de l’espace post-soviétique. Son calcul, depuis son engagement militaire fin 2015, est que les Occidentaux resteront impuissants face aux frappes de son aviation. Elle ne s’est pas beaucoup trompée...

“Pour la Russie, l’indignation suscitée en Occident vis-à-vis de sa politique en Syrie, et tout particulièrement à Alep, ne compte pas.”

Peut-on dire que la Russie a fait, tout au long de ce conflit, la démonstration de sa puissance et renforcé sa position d’acteur incontournable de la diplomatie et de la politique au Moyen-Orient ? 

C’était l’un des objectifs clés de Vladimir Poutine. Comme je l’ai dit, le Kremlin a réussi à se remettre en rapport direct avec Washington. Ce que permet la Syrie, pour la Russie, c’est justement de rétablir une relation presque spéciale avec les Etats-Unis, alors même qu’elle a été isolée après l’annexion de la Crimée (en mars 2014) et les sanctions que l’Occident lui a ensuite imposées.

Au plan militaire, Moscou a voulu prouver que la puissance des armes est loin d’être obsolète en politique internationale – une démonstration qui est destinée en creux aux Européens qui se démilitarisent, et aux Etats-Unis. A Obama qui réduit la Russie à son rôle de « puissance régionale », Moscou répond par la projection de capacités aéronavales en Méditerranée orientale, ce qu’elle n’avait pas fait depuis 1972 à destination de l’Egypte, quand le président Sadate expulsa les 20 000 experts militaires soviétiques.

Au plan régional, les Russes sont à l’évidence parvenus à réaffirmer leur influence sur le Moyen-Orient. Du moins à faire en sorte d’apparaître incontournables, c’est-à-dire de parler à l’ensemble des acteurs de la région (et vice-versa) – dont ceux auxquels les Occidentaux ne parlent pas, ou peu. L’Egypte, les Emirats, la Jordanie, l’Irak, Israël même, cherchent tous à compenser les atermoiements de Washington dans la région par des coopérations variées avec Moscou.

La Russie a également refusé d’être attirée dans le camp chiite contre les sunnites : elle a renforcé ses relations avec les Kurdes (de Syrie), continué de courtiser l’Egypte d’Al-Sissi, et maintenu le dialogue avec les Saoudiens et les Qataris. A l’évidence, la Russie est associée aux chiites, mais ce n’est pas surprenant, tant Poutine a cherché à faire revivre une constante de la diplomatie de la Russie impériale et soviétique en soutenant les minorités (chiites, kurdes, alaouites, chrétiens…) contre une majorité sunnite qui a toujours été perçue comme proche des Occidentaux. Et les récentes ouvertures vers les pays du Golfe (accord avec l’Arabie saoudite pour une baisse de la production pétrolière afin de faire remonter les prix, prise de participation du Qatar dans le pétrolier russe d’Etat Rosneft…) permettent de nuancer cette « diplomatie chiite ».

Selon vous, les mobilisations citoyennes en Europe, ce week-end, ont-elles joué un rôle ? L’opinion occidentale finit-elle par embarrasser Moscou ?

Pour la Russie, l’indignation suscitée en Occident vis-à-vis de sa politique en Syrie, et tout particulièrement à Alep, ne compte pas. Seuls comptent les rapports entre Etats, grandes puissances de préférence. Ainsi tout le « jeu » de Moscou a été de se repositionner dans un dialogue exclusif avec Washington, notamment en écartant de l’équation syrienne les puissances militaires européennes traditionnelles que sont la France et la Grande-Bretagne. Lorsque cette éviction est assurée, à la fin de l’été 2013 à la faveur de la non-intervention militaire des Etats-Unis, qui place alors Paris et Londres en porte-à-faux, la Russie renverse la situation à son avantage. Vladimir Poutine parvient à refaire de son pays l’interlocuteur privilégié de Washington. Le parallèle avec la guerre froide prend ici tout son sens.

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Mots-clés
Bachar el-Assad Organisation des nations unies (ONU) Poutine Russie Syrie