11
sep
2006
Espace Média L'Ifri dans les médias

La triple rupture du 11 septembre

Cinq ans après le 11 Septembre, le terrorisme et les efforts déployés pour le contrer ont acquis une dimension structurante dans les relations internationales. Cette assertion vaut aussi bien pour le volet militaire de la lutte contre le terrorisme ­ l'opération «Enduring Freedom» en Afghanistan mais également la guerre en Irak ont été justifiées par la nécessité de prévenir de nouvelles attaques ­ que pour ses volets policier et judiciaire ­ la lutte contre le terrorisme a par exemple joué un rôle important dans l'approfondissement de l'«espace de liberté, de sécurité et de justice» européen. Si le 11 Septembre a eu de telles répercussions, c'est parce qu'il représente une triple rupture.

La première rupture est liée au franchissement d'un seuil quantitatif ­ près de 3 000 morts ­ induisant de facto un bouleversement qualitatif. Pour la première fois, la privatisation partielle de la capacité à infliger subitement des destructions que seules des armées classiques pouvaient jusqu'alors causer a quitté le domaine de la pure théorie. L'expression «privatisation partielle» signifie que cette capacité de destruction est désormais à la portée d'entités non étatiques. Cela résulte de la conjonction de deux facteurs : la démocratisation de l'accès à des technologies potentiellement destructrices et la faculté de certains acteurs à innover tactiquement afin de détourner ces technologies dans une optique violente. L'innovation tactique au coeur du 11 Septembre a consisté à transformer des avions de ligne en «armes de précision». Pour un coût total estimé à 500 000 dollars ­ soit environ la moitié du prix d'un missile Tomahawk ­, les pirates de l'air ont causé des destructions directes évaluées à plusieurs dizaines de milliards de dollars.

Le 11 Septembre a ravivé le spectre ­ et c'est là qu'intervient la deuxième rupture ­ de l'utilisation de technologies encore plus meurtrières. L'accès à certaines informations susceptibles de faciliter la réalisation d'attaques chimiques ou biologiques s'est en effet lui aussi démocratisé, notamment vial'Internet. En février 2001, des chercheurs australiens ont ainsi publié dans le Journal of Virology les résultats ­ toujours disponibles en ligne ­ d'une expérience sur la variole de la souris. Certains de leurs collègues ont alors dénoncé leur irresponsabilité, soulignant que cette expérience était susceptible d'inspirer des terroristes. L'affaire des lettres contenant de l'anthrax, qui a secoué les Etats-Unis en octobre 2001, est un autre exemple de l'accès à des technologies potentiellement létales. En l'occurrence, le nombre de morts a été limité car les auteurs de ces attaques ­ qui n'ont toujours pas été identifiés ­ n'ont pas réussi à maximiser le processus de dissémination du produit. L'anthrax n'a donc pas, à cette occasion, démontré toute l'étendue de son potentiel destructeur. Il a néanmoins prouvé qu'il pouvait sérieusement entraver l'activité économique de la première puissance mondiale et a, en conséquence, gagné ses galons d'«arme de désorganisation massive».

La troisième rupture est liée au fait que le 11 septembre 2001 a inauguré un cycle. Madrid et Londres ­ pour ne citer que les capitales européennes touchées ­ ont à leur tour connu les affres du terrorisme de masse. Même les meilleurs systèmes de prévention ont des failles que les terroristes, dans la logique de l'affrontement asymétrique, cherchent à exploiter. Et, au vu de ses premiers résultats, il est permis de douter de l'efficacité de la «longue guerre» contre le terrorisme, dont certains épisodes peu glorieux, à l'instar de Guantanamo ou d'Abou Ghraib, sont utilisés par la mouvance jihadiste pour recruter de nouveaux adeptes, dorénavant au coeur même des sociétés occidentales. Le cycle risque donc de s'inscrire dans la durée.

La triple rupture du 11 Septembre suggère de se confronter à deux risques qui revêtent désormais une importance nouvelle. Celui de la surenchère : le groupe qui réussirait à frapper encore plus fort pourrait jouir d'un prestige inégalé dans les cercles jihadistes.

Celui, donc, de l'inédit : un mode opératoire jusqu'alors inconnu pourrait gravement déstabiliser les systèmes de réaction classiques. Sans oublier l'atout essentiel des terroristes : même face à une société mobilisée, ils choisiront souverainement le moment et le lieu de l'attaque.