15
aoû
2008
Éditoriaux de l'Ifri Chroniques américaines
Anne TOULOUSE

Le grand spectacle politique : les conventions d'investiture Chroniques électorales américaines, n° 9, août 2008

Chroniques électorales américaines 9 (août 2008)

En 1789, George Washington a été, à l'unanimité, désigné comme président par le collège électoral: les notables politiques avaient, tout simplement, prié le vainqueur de la guerre d'indépendance de sortir de sa retraite pour diriger le pays. À l'époque, le concept de convention était totalement inconnu, et il allait le rester pendant plus de quarante ans.

En 2008, Barack Obama a choisi un stade de 76000 places pour endosser officiellement, devant les caméras du monde entier, une nomination acquise depuis trois mois. Au cours des 219 ans qui se sont écoulés entre ces deux événements, la désignation du candidat à l'élection présidentielle a connu une évolution qui, au cours des dernières décennies, a reflété de façon fascinante celle des médias, auxquels elle s'est adaptée pour devenir un spectacle politique.

 

L'histoire

La première convention date de 1831 et a été inventée par un parti marginal né d'un ressentiment contre l'élite politique de l'époque, majoritairement franc-maçonne et accusée de manœuvres secrètes pour garder le pouvoir. S'il n'a jamais accédé à la présidence et même s'il a très rapidement disparu de la circulation, le "Parti antimaçonnique", a donné des idées au Parti démocrate qui, l'année suivante, a organisé une convention débouchant sur la nomination, puis sur l'élection, d'Andrew Jackson… L'autre parti, les "whigs", a suivi cet exemple et tenu trois conventions, jusqu'à ce qu'il soit supplanté en 1854 par le Parti républicain, qui à son tour a tenu sa première convention en 1856.

Quatre ans plus tard, la seconde convention républicaine, à Chicago, donnait un avant-goût de la dimension que prendrait à l'avenir ce genre d'événement. Chicago avait alors 100000 habitants, qui se cotisèrent pour bâtir l'ancêtre des "convention centers", un bâtiment en bois surnommé le "Wigwam" et pouvant contenir 10000 personnes. Ce lieu a vu la naissance des grandes manœuvres pour désigner un candidat. Les partisans de Lincoln ont en effet fabriqué des faux billets d'entrée afin de bourrer la salle de leurs partisans, chargés de noyer l'adversaire en manifestant bruyamment leur soutien à leur candidat. Un commentateur de l'époque a écrit que la salle était si bruyante qu'une tribu de Comanches aurait pu entrer sans se faire remarquer ! Lincoln a triomphé de son adversaire William Seward au troisième tour de scrutin : c'est ainsi qu'il entrait dans l'histoire, par une porte qu'on peut dire dérobée…

C'est en 1924 que le système a donné toute sa démesure, avec la convention démocrate qui s'est tenue à New York, au Madison Square Garden. Il fallut alors 103 tours de scrutins pour que les délégués, sales et épuisés, se décident pour un candidat. La controverse portait accessoirement sur le bien-fondé d'une condamnation du Ku-Klux-Klan, mais surtout opposait surtout les drys et les wets, les premiers étant les partisans de l'interdiction de consommer de l'alcool. De là est sortie la légende des salles enfumées où les caciques du parti décidaient du sort du pays.

En fait, la plupart des conventions se passaient calmement. En bonne logique, seules sont restées dans les mémoires celles qui ont connu leur part de désordre, dans la salle ou à l'extérieur. La convention démocrate de Chicago, en 1968, a été l'exemple des deux. Elle s'est déroulée à un moment particulièrement agité, quelques semaines après l'assassinat de Martin Luther King et de Robert Kennedy, et alors que la guerre du Vietnam était à son pic d'impopularité. Le président en exercice, Lyndon Johnson avait décidé de ne pas se représenter, mais son vice-président briguait une investiture encore en jeu. À juste titre, le Parti démocrate était inquiet car Chicago avait connu de violentes émeutes au lendemain de la mort de Martin Luther King. Le maire démocrate de la ville, Robert Daley, avait promis de maintenir l'ordre autour de la convention, tout en préparant une sorte de coup d'État pour imposer la candidature de Ted Kennedy, frère du candidat assassiné. La convention dégénéra en manifestation antiguerre. Les délégations de New York et de la Californie arpentaient la salle en chantant des couplets pacifistes, tandis que, dans la ville, des milliers de manifestants protestaient bruyamment. Après plusieurs affrontements à la périphérie, au troisième jour de la convention, la police intervenait pour dégager la principale artère de la ville, Michigan Avenue, avec une rare brutalité. Elle passait à tabac des manifestants, des journalistes et des passants qui avaient le malheur de se trouver sur son chemin. Près de 600 personnes étaient arrêtées.

Cette convention a eu deux conséquences. Elle a donné durablement une mauvaise image de marque à la ville de Chicago, ce qui n'empêche pas le fils et homonyme du maire de l'époque d'y être toujours aux commandes. Elle a également incité le Parti démocrate à changer les règles de désignation de ses délégués, afin qu'une convention ne puisse être prise en otage par des factions dissidentes. D'une manière générale, les conventions républicaines se déroulent plus placidement. C'est néanmoins de ce côté du spectre politique qu'a eu lieu la dernière "brockered convention": une convention qui commence avant que le candidat soit désigné. C'était la règle à l'origine, et c'est désormais l'exception. En 1976, à Kansas City, Ronald Reagan a maintenu sa candidature contre Gerald Ford, auquel les délégués ont préféré accorder leurs faveurs. Gerald Ford a perdu devant Jimmy Carter, et Ronald Reagan n'est devenu président que quatre ans plus tard. Au début des primaires de l'année 2008, les commentateurs ont fantasmé sur une "brockered convention", d'abord chez les républicains où aucun candidat ne s'imposait d'emblée, ensuite chez les démocrates lorsque Hillary Clinton et Barack Obama ont eu du mal à se départager.

 

Le rituel

Jusqu'aux années 1950, le rôle des conventions était de choisir par le vote entre les candidats désignés par les caucus, assemblées assez limitées composées essentiellement de notables du parti. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la plupart des États ont adopté le système des primaires, vote populaire pour choisir entre les aspirants à la candidature. Les caucus, qui ont subsisté dans certains États, sont devenus un exercice plus ouvert à la population ordinaire. Ces nouvelles pratiques font que le candidat est presque automatiquement désigné avant la convention. Celle-ci, comme l'écrivait récemment le quotidien USA Today, devient un match de catch, dont on connaît à l'avance le résultat.

Les conventions se déroulent entre le mois de juillet et le mois de septembre. Les partis ont tendance à les repousser le plus tard possible pour deux raisons. La première est financière: après la convention le candidat désigné peut renouveler ses appels de fonds. La seconde est stratégique : la convention provoque une sorte d'appel d'air dans l'opinion publique : le "convention bounce", et l'on voit en quelque sorte le candidat rebondir dans les sondages. Il a donc intérêt à ce que le phénomène se produise le plus près possible de l'élection, avant que le soufflé ne puisse retomber. La convention sert donc essentiellement à adouber le candidat avec le maximum de publicité possible. Elle conserve pourtant son rituel, sur quatre jours, du lundi au jeudi.

Le premier jour est marqué par un "keynote speech", sorte de discours invitant les délégués à faire convenablement leur devoir et exaltant la grandeur de la tâche : garder ou reconquérir le pouvoir. C'est généralement dans cette phase de mise en train que l'on case le discours de l'épouse du candidat. Les places que l'on appelle les "spots" dans le programme de la convention sont très convoitées, et font l'objet d'âpres négociations. Parler en prime time à la convention est une sorte de consécration pour une carrière politique. Ce privilège, accordé à Barack Obama lors de la convention de Boston, en 2004, alors qu'il n'était même pas encore élu sénateur, a été le tremplin de sa fulgurante carrière politique.

Le deuxième jour est à la fois le plus important et le plus ignoré : il est consacré au vote du programme du parti, que l'on appelle la plateforme, et à l'accréditation des délégués. Avant de s'asseoir sur ce que l'on nomme le floor, et de voter pour un candidat, les délégués -plus de 4000 chez les démocrates et plus de 2000 chez les républicains, plus les suppléants- doivent faire reconnaître leur validité. Divers problèmes peuvent surgir, notamment dans les États où il y a des caucus, le système d'attribution extrêmement compliqué pouvant amener à des contestations sur la répartition des délégués entre les candidats. La contestation peut porter sur des États entiers, comme la Floride et le Michigan qui en 2008 ont été sanctionnés chez les démocrates pour n'avoir pas respecté le calendrier des primaires. Il y a enfin des cas plus anecdotiques, comme celui de cette déléguée démocrate que le Parti a essayé d'empêcher de siéger, parce qu'elle s'était laissée aller à dire publiquement qu'elle voterait pour John McCain si Hillary Clinton n'obtenait pas l'investiture. La plateforme est le programme sur lequel le candidat va se présenter. C'est donc un document majeur, élaboré dans les semaines qui précèdent la convention. Au cas où le sortant se présente, le document est réalisé largement par la Maison-Blanche, personne ne se présentant en général contre le président issu de son propre parti. En revanche, plus le nombre de candidats est grand au départ, et plus la plateforme doit être négociée pour respecter les dernières volontés de ceux qui se sont, plus ou moins gracieusement écartés de la course. L'élection de 2008 en est un bon exemple. L'une des exigences d'Hillary Clinton a été l'adoption de son plan d'assurance-maladie universelle, auquel ne souscrivait pas complètement Barack Obama. Il ne faut pas oublier que les deux grands partis recouvrent chacun un très vaste éventail de sensibilités politiques, et que si les primaires se gagnent aux extrêmes, les élections générales se gagnent au centre. Même si les plateformes ne sont pas la lecture favorite de l'électeur moyen, elles indiquent clairement la direction que va suivre le candidat s'il est élu. Plus cette plateforme est proche du programme qu'il a défendu au cours des primaires, plus grande paraît son autorité. Cette plateforme doit être approuvée par la majorité des délégués.

Le troisième jour est celui de la nomination du candidat. Dans la mesure où l'un est connu à l'avance, il s'agit surtout d'un spectacle politique. Les délégations sont réunies au grand complet sur le floor, leur importance étant proportionnelle au nombre de voix que le Parti a obtenu dans leur État, lors de la dernière élection. Elles sont appelées à tour de rôle, par ordre alphabétique, de l'Alabama au Wyoming pour ce que l'on appelle le roll call. Dans un style généralement fleuri, le chef de la délégation vante les mérites de son État. Cela peut donner quelque chose comme: "le grand État de Washington qui allie les beautés de la mer scintillante à la majesté de la montagne enneigée est fier de voter pour…" Dans l'idéal, les délégations se sont mises d'accord pour apporter globalement leur vote au vainqueur des primaires. Mais chaque délégué peut exprimer son choix, ce qui expose les lignes de partage du Parti. Il arrive aussi qu'un délégué change de bord, ce qui est mal vu mais possible. C'est également le jour où le candidat présente -oh surprise!- son vice-président, dont le nom est déjà connu avant la convention. Ce choix est du seul ressort du candidat, mais la coutume veut qu'il soit approuvé, lui aussi, par les délégués, et que le vice-président désigné s'adresse à eux. Tous les discours gravitent autour d'un thème, différent chaque jour, qui synthétise le message du parti pour les dernières semaines de la campagne.

Vient enfin le grand moment: le discours d'acceptation du candidat. En fait, il n'a pas droit à ce titre avant d'avoir prononcé la formule rituelle: "J'accepte avec fierté l'investiture de mon Parti". C'est alors que les ballons s'envolent, et que la fête atteint son point culminant.
 

 

Une fête taillée sur mesure pour les médias

Les conventions présidentielles ont bénéficié d'un providentiel oubli du législateur. Alors que le financement des campagnes est strictement réglementé, la ville qui accueille la convention et le parti qui l'organise peuvent recueillir des fonds sans limite et les dépenser à leur guise. En fait, le comité organisateur est considéré comme une entreprise privée, financée par des donateurs, l'un d'eux étant l'État qui, en 2008, a attribué environ 17 millions de dollars à chaque convention. Cette allocation est peu de chose si l'on considère le coût final: en 2004, il a été d'environ 150 millions de dollars par convention.

Le coût des conventions a en effet connu une inflation extraordinaire dans le dernier quart de siècle. Un mémo de 1984 se félicitait de ce que la convention républicaine de cette année en soit restée en dessous de son budget de 25 000 dollars. Mais la facture varie selon ce que l'on prend en compte. En dehors de l'organisation brute, estimée pour à 50 millions de dollars par chaque comité, les frais de sécurité ont grimpé en flèche depuis les attentats du 11 septembre, et représentent plusieurs dizaines de millions, pris en charge pour partie par l'État fédéral, pour partie par l'État et la ville organisateurs. Il y a enfin, et l'on devrait dire surtout, les cadeaux offerts par diverses entreprises. Par exemple depuis 1980, General Motors fournit gracieusement les véhicules qui transportent les participants, diverses marques d'alcool se chargent de les abreuver, les fabricants d'ordinateurs se battent pour équiper les salles de travail. AT&T sponsorise les communications de la convention républicaine, et en ces temps d'augmentation vertigineuse des billets d'avion, les délégués démocrates ont eu la divine surprise de se voir offrir des prix d'amis par United Airlines. Le Los Angeles Times a calculé que les contributions des entreprises avaient été multipliées par 14 entre 1992 et 2008, soit sur quatre cycles de convention.

De nos jours, le participant à une convention prend rapidement l'aspect d'un visiteur de foire exposition. Au fil de la journée, il accumule les cadeaux promotionnels offerts par les différents mécènes. Il peut également se nourrir aux différents petits-déjeuners ou cocktails sponsorisés. Mais le meilleur moyen d'améliorer son sort est de devenir soi-même donateur. La campagne de Barack Obama a ouvert une loterie: tous ceux qui ont donné au moins 5 dollars au comité organisateur ont eu une chance de faire partie des 10 heureux gagnants, tirés au sort pour vivre la convention en VIP, avec comme récompense suprême de suivre en coulisse le discours de Barack Obama. Pour un demi-million de dollars, la délégation de Californie a offert ce qu'elle a appelé sans rire "le traitement présidentiel" à la convention républicaine: l'accès aux réceptions et aux personnalités les plus recherchées. Ce n'est pas peu dire, dans une convention où tous ceux qui comptent en politique, dans la presse et même dans le spectacle, gravitent dans un espace réduit, et où le networking occupe autant de place que la désignation du candidat. Cela ne diminue pas pour autant l'enthousiasme des militants, pour qui participer à la convention est la récompense des efforts bénévoles accomplis au bénéfice du parti. Le volume des délégations excède largement le nombre de ceux qui vont participer au vote. Cette foule est haute en couleurs -entendons par là, celles du drapeau américain.
Les conventions ont commencé à être télévisées en 1952, et depuis lors n'ont cessé d'illustrer la théorie de Macluhan: "le medium est le message". L'événement est mis en scène de façon à assurer le maximum de visibilité au Parti, à ses vedettes et à son candidat. Les discours se déroulent dans une débauche de couleurs et de sons. Le personnel court dans tous les sens pour mettre entre les mains des participants les bons panneaux, qu'ils doivent agiter au bon moment. Les délégations reçoivent chaque matin un briefing sur la façon dont elles devront se comporter, et sur ce qu'elles devront dire aux journalistes. Les organisateurs ne font que médiocrement confiance aux manifestations d'enthousiasme spontanées: sur des panneaux lumineux défilent les slogans que la foule reprend en chœur, et les instructions comme Stomp ! ("Tapez des pieds !"), ce qui, exécuté par des milliers de personnes en même temps, peut sérieusement mettre à l'épreuve la solidité des installations…

Les conventions se déroulent dans des complexes sportifs couverts qui abritent environ 20000 personnes. Cette année, Barack Obama a décidé au dernier moment de transporter son discours d'acceptation dans le stade de football de Denver, qui peut en contenir 76000. C'est un clin d'œil à l'Histoire : en 1960, John Kennedy a reçu l'investiture devant 80000 personnes dans un stade de Los Angeles. Mais c'est surtout un casse-tête pour les médias, obligés de doubler leurs installations. Les télévisions américaines ont d'ailleurs commencé à réduire la couverture des conventions. À leur début, les retransmissions se faisaient gravel to gravel, du coup de marteau qui ouvre chaque séance à celui qui en marque la fin. De plus en plus, elles ne diffusent que les temps forts, ce qui donne à certaines heures de la journée un aspect fantomatique, lorsque les orateurs de moindre importance parlent devant chaises vides et caméras éteintes. L'audience des conventions a décliné en même temps que leur couverture, passant de 28% dans les années 1960 à 15% en 2000, avec une légère remontée en 2004. Dans le même temps, la couverture changeait de nature. Tandis que les trois grandes chaînes du réseau -ABC, CBS et NBC-, captées gratuitement partout, réduisaient leur retransmission à trois heures par soirée, les chaînes câblées à l'audience plus réduite, comme CNN ou Fox News prenaient le relais.

Mais depuis les deux dernières conventions, les électeurs s'informent de plus en plus par Internet et par les blogs. L'organisation des conventions a d'ailleurs dû faire une place à cette nouvelle forme de journalisme. Les conventions, comme le reste de la campagne, ont cette année un caractère inédit, lié à la personnalité des candidats. Les deux conventions, mais surtout celle du Parti démocrate, suscitent un intérêt qui se traduit par une demande d'accréditations sans précédent, émanant des médias du monde entier.