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mar
2008
Éditoriaux de l'Ifri Chroniques américaines
Anne TOULOUSE

L'organisation et le prix d'une campagne Chroniques électorales américaines, n° 5, mars 2008

Chroniques électorales américaines 5 (mars 2008)

Les campagnes électorales américaines naviguent à vue, portées par un flot d'argent. Un site Internet qui analyse le fonctionnement des campagnes présidentielles américaines les compare à la gestion d'une entreprise de taille moyenne pendant deux ans. Peu de chefs d'entreprise, cependant, ont sur les bras des organisations aussi mouvantes et instables. Les campagnes montent et descendent au gré de leur résonance dans l'opinion publique. La plupart sont destinées à s'arrêter en cours de route, laissant leur personnel en rade. On ne peut même pas parler seulement de résultats électoraux puisque, pour l'élection 2008, avant même la première primaire, sept candidats employaient chacun plus de 100 personnes à plein-temps et leur avaient versé 100 millions de dollars de salaire, dont 20 millions pour la seule campagne de Barack Obama.

 

Un cauchemar logistique

Quel que soit le talent du candidat, il repose sur une solide maîtrise du terrain. Le succès de Barack Obama est autant dû à la qualité de l'organisation de sa campagne qu'à son charisme personnel. Les corps de métiers utilisés par une campagne sont variés. En haut de l'échelle viennent les chefs stratégistes, qui s'arrachent à grand prix, d'un cycle électoral à l'autre. Leur flair est irremplaçable, car une campagne doit être à la fois solide et flexible. Elle doit sans arrêt faire des choix et des paris, envoyer le candidat au bon endroit, diriger l'argent aux points stratégiques et même savoir s'arrêter avant que le candidat ne soit criblé de dettes. Au mois de janvier, Hillary Clinton a dû prêter 5 millions de dollars à sa propre campagne, parce que son entourage n'avait pas prévu que la compétition allait se prolonger aussi longtemps et avait vidé les caisses dès le début des primaires.

Autour des candidats gravite le cercle habituel des spécialistes des médias et des sondages, mais aussi plus prosaïquement celui des spécialistes de la logistique. Une campagne électorale fait ce qu'aucun cirque n'arrive à faire : donner plusieurs représentations dans la journée dans des endroits géographiquement éloignés les uns des autres. Cette année l'organisation d'une vingtaine d'élections primaires le même jour a constitué un véritable cauchemar, les candidats tournant comme des derviches d'un État à l'autre, suivis de leur caravane de collaborateurs et de journalistes.

Les plus fortunés disposent de leur avion personnel. Le véritable signe du décollage de la campagne de Barack Obama a été le moment où il a troqué son Gulfstream contre un Boeing 737, se mettant ainsi à la même altitude qu'Hillary Clinton. L'avion de campagne est le creuset de la communication électorale. Le pays étant vaste, le candidat et les journalistes attachés à sa personne passent de longues heures de cohabitation forcée dans un espace réduit. Cela crée un sentiment de complicité renforcé par des émotions communes. Les charters affrétés ne sont pas toujours de la meilleure qualité. George Bush, connu pour être près de ses sous, a parcouru les États-Unis pendant sa première campagne à bord d'un appareil inquiétant. Un jour, le four qui réchauffait les repas a pris feu en plein vol, enfumant la campagne et sa suite. Pour sa seconde campagne il disposait d'Air Force One… Les candidats déjà en fonction ont le droit - et même le devoir - d'utiliser la flotte présidentielle, mais ils doivent rembourser chaque heure de vol ou chaque usage de voiture blindée sur leurs fonds de campagne.

Dans chaque ville - où le candidat passe parfois à peine une heure - la campagne monte et démonte le décor à une vitesse incroyable. Cette efficacité repose en grande partie sur une armée de volontaires. Des milliers de personnes travaillent pour les bureaux locaux des candidats, et souvent les suivent à travers le pays à leurs frais. Ceux qui disposent ainsi de temps et d'argent se situent dans la moitié supérieure de l'échelle sociale. Il est assez surprenant de les voir accepter avec gratitude des tâches aussi peu exaltantes que se tenir debout dans le froid en agitant des panneaux ou répondre au téléphone. L'une des tâches principale des volontaires est ce que l'on appelle le " canvassing " : le porte à porte pour recenser les électeurs potentiels, recueillir leur numéro de téléphone, éventuellement les inscrire sur les listes ou leur faire remplir une procuration de vote.

Dans un pays de 300 millions d'habitants, chaque personne en âge de voter est individuellement repérée et harcelée par les équipes de campagnes. Les candidats ont en effet compris qu'il ne suffisait pas de convaincre mais qu'il fallait faire voter un pays qui, jusqu'à ces dernières années, était largement porté vers l'abstention. Cette indifférence électorale était générée par la fréquence des scrutins et la mobilité de la population, dont la première préoccupation n'était pas d'aller s'inscrire sur les listes électorales. Depuis le recompte des voix de la Floride en 2000, les élections présidentielles ont suscité un regain de passion et les candidats sont confrontés au problème du trop-plein. Leur succès dépend de leur visibilité, mais celle-ci doit s'exercer à deux niveaux : le contact direct et les médias.

Toutes les apparitions publiques sont calculées en fonction de leur impact à la télévision. Dans le même temps, les électeurs qui sont saturés de la présence des candidats sur le petit écran ont tendance à considérer comme une offense personnelle qu'ils ne viennent pas les visiter à domicile. Parallèlement à cette visibilité gratuite, les candidats achètent un volume colossal de publicité à la radio et à la télévision. Selon une projection de CNN, 3 milliards de dollars devraient être dépensés en publicité électorale pour l'ensemble des scrutins, nationaux et locaux, de 2008. Un professeur de l'université Drake dans l'Iowa expliquait à l'agence Bloomberg au mois de janvier dernier : " L'argent est à une campagne ce que le carburant est à une voiture ; sans lui, aussi bonne soit-elle, elle n'avance pas ! ". Pour l'actuelle élection présidentielle, les candidats avaient déjà collectivement dépensé 583 millions de dollars avant même le début des primaires, et les survivants se préparent à mener la campagne la plus chère de l'histoire des États-Unis.

 

Canaliser l'argent…

" L'argent, comme l'eau, trouve toujours le moyen de couler " : cette remarque poétique est contenue dans un arrêt de la Cour suprême signé en 2003 des juges Sandra O'Connor et John Paul Stevens. Ils venaient de statuer sur la constitutionnalité de certains articles de la plus récente loi sur le financement des campagnes électorales. Canaliser l'argent qui arrose les élections a été, pendant plus d'un siècle, une préoccupation constante et généralement vouée à l'échec. Depuis la première campagne pour l'élection d'un président en 1788, l'argent a toujours fait partie du paysage. À cette époque les campagnes ne coûtaient pas très cher, car les frais se réduisaient à payer les imprimeurs, et le corps électoral ne représentait pas grand monde. Seulement la moitié des dix États qui ont participé à cette élection (les trois autres n'avaient pas ratifié la Constitution) avaient recours au suffrage populaire. La politique était alors considérée comme un passe-temps d'homme riche, mais elle n'allait pas tarder à devenir également un moyen de s'enrichir.

On attribue à Andrew Jackson, élu en 1828, l'invention du spoil system, qui consistait à récompenser les contributeurs d'une campagne en leur octroyant des postes de fonctionnaires. L'échange ne s'arrêtait pas là, puisque les bénéficiaires reversaient une fraction de leur salaire pour contribuer aux activités politiques de leur bienfaiteur. Cette pratique, que l'on appelait assessment a prospéré jusqu'à la fin du XIXe siècle. En 1883, le Pendleton Civil Act - considéré comme la première tentative de moralisation des campagnes électorales - y a mis fin.

Le monde des affaires a pris la relève. Les grands industriels, les banquiers, les promoteurs des chemins de fer ont arrosé largement les candidats. L'exemple le plus frappant est la campagne de William McKinley en 1896. Ce président oublié a été le précurseur des campagnes modernes. Il était doté d'un directeur de campagne si ingénieux qu'il a paraît-il inspiré Karl Rove, l'architecte de la réélection de George W. Bush. Ce directeur, Marc Hanna, a alors recueilli auprès des barons de l'industrie 3,5 millions de dollars, qui correspondraient à 70 millions en dollars actuels. En regard des moyens de l'époque cette somme est astronomique et représente presque l'équivalent de ce que le premier George Bush a dépensé face à Bill Clinton près d'un siècle plus tard. McKinley a bien sûr été élu, puis réélu, avant que son destin ne prenne un tour tragique : il a été assassiné par un anarchiste en 1901. Curieusement, cet épisode n'est pas resté dans la mémoire collective. En revanche, le malheureux président McKinley a laissé un héritage involontaire au pays : en 1907, le Congrès a passé une loi interdisant aux grandes entreprises de financer les candidats aux élections fédérales, et en 1910 une autre loi a obligé les candidats à rendre public le nom de leurs donateurs.

En 1947, la loi a pensé tarir une autre source en mettant les syndicats sous le même régime que les entreprises. Chacun de ces barrages stimulant la créativité, les syndicats ont alors inventé les PAC (political action committee, comités d'action politique), qui recueillaient des contributions volontaires. Elles n'étaient pas utilisées directement par le candidat, mais servaient à faciliter son élection. Cette ingénieuse manœuvre a été aussitôt adoptée par le monde de l'entreprise privée. Les patrons et les syndicats ont ainsi créé, collectivement, l'une des grandes sources de financement des campagnes électorales de la fin du XXe siècle : ce que l'on appelle le soft money, l'argent souple, par opposition au hard money, l'argent rigide, versé directement au candidat et périodiquement soumis à des réglementations.

L'une de ces réglementations est le FECA, le Federal Election Campaign Act voté en 1971, avec divers amendements qui s'étalent jusqu'en 1979. Il a donné pour la première fois aux candidats à toutes les élections fédérales un accès aux fonds publics, les a contraints à la transparence sur l'origine de leurs contributions et a limité les contributions individuelles. Il a également créé le FEC (Federal Election Commission), organisme chargé de veiller à l'application de la loi électorale. La mise à disposition de fonds publics a été un événement majeur dans le déroulement des campagnes présidentielles américaines. Mais il est loin d'avoir eu le succès que l'on pouvait en attendre. D'abord à la source : le fonds électoral est approvisionné par une contribution volontaire de chaque personne acquittant l'impôt sur le revenu. En cochant une case sur sa déclaration d'impôt, chaque contribuable peut faire une donation, qui était à l'origine d'un dollar par personne et peut actuellement aller jusqu'à 10 dollars. Malgré l'insignifiance de cette somme, 9 personnes sur 10 ne contribuent pas. Il s'agit peut-être d'un oubli, mais il est curieux de voir une population qui se plaint tellement de l'influence des intérêts privés dans les campagnes faire si peu pour trouver un mode de financement alternatif.

Les candidats aux élections présidentielles ont leur part de responsabilité dans ce désintérêt. Dans un premier temps ils ont accepté avec un enthousiasme apparent ce soutien financier, censé les libérer de l'obligation de faire la quête en permanence, avant de le détourner à leur avantage. La loi distingue deux phases dans les campagnes électorales. La première va du début des primaires à la convention qui désigne officiellement le candidat. La seconde couvre la période entre la convention et l'élection générale. Pendant la première phase le candidat reçoit une aide proportionnelle aux fonds privés recueillis par sa campagne, les deux étant plafonnés. Pendant la seconde phase, ils reçoivent une somme forfaitaire, à condition de ne pas utiliser d'argent privé. Elle devrait tourner cette année autour de 85 millions de dollars par candidat. À l'instigation de John McCain, les candidats potentiels s'étaient engagés à l'utiliser, mais devant l'abondance des fonds qu'elle recueille, la campagne de Barack Obama semble faire marche arrière.

 

Internet et les groupes d'intérêts généraux

Pendant les cinq élections présidentielles qui se sont déroulées sous le régime du financement public, les candidats n'ont pas été dans le besoin. Par exemple en 1992, le premier président Bush et Bill Clinton ont reçu chacun un financement public de 55 millions de dollars ; ils ont en fait dépensé 90 millions pour l'un et 130 millions de dollars pour l'autre. La différence était assurée par le soft money, l'argent parallèle dont l'usage n'est pas réglementé. Celui-ci a disparu en 2002, avec le vote de la BCRA, Bipartisan Campaign Reform Act, parrainée par John McCain, vraisemblable candidat républicain à l'élection de 2008. Mais comme nous l'avons vu lors des épisodes précédents, chaque tentative pour endiguer le flot d'argent a pour résultat de le faire resurgir en force !

La campagne 2004 étant privée de soft money a, évidement, trouvé un substitut : les " 527 ". Ce nom correspond à un article de la loi fiscale qui exempte d'impôts des organisations créées pour favoriser l'élection d'un candidat. Ces " 527 " échappent totalement à la loi électorale, car elles ne fonctionnent pas en coordination avec la campagne d'un candidat. Elles n'appellent pas non plus à voter pour lui. Elles travaillent dans l'intérêt d'un candidat, soit en produisant de la publicité électorale qui démolit ses adversaires, soit en organisant des opérations de terrain pour recruter des électeurs. Les exemples célèbres de " 527 " sont l'organisation MoveOn.org, qui a financé de multiples campagnes hostiles au parti républicain, ou l'organisation Swift boats veterans qui a mis en cause le passé militaire de John Kerry. Pendant la campagne 2004, plus de 400 organisations du type " 527 " sont entrées en action.

Les campagnes d'intérêt général, ou " advocacy groups ", ont pris une influence d'autant plus grande qu'elles ne sont soumises à aucune réglementation puisqu'elles évoluent dans un univers parallèle. Les " 501(c) 4 ", elles aussi désignées par leur code fiscal, sont le dernier avatar de ces organisations. Ce sont des groupes à but non lucratif qui, selon la définition officielle, ne font pas de la promotion d'un candidat le but unique de leurs activités. John McCain, qui est l'apôtre de la lutte contre les financements parallèles, a ainsi connu l'embarras d'en voir un fonctionner à son profit ! Un publicitaire de l'Arizona a créé la " Fondation pour la sécurité et la prospérité de l'Amérique ", qui a financé des campagnes de promotion pour expliquer que John McCain était le candidat le plus à même de remplir cet objectif. Celui-ci a demandé au groupe de cesser ses activités, sans succès bien sûr. Le droit à la liberté d'expression garantit à chacun de dire tout le bien ou le mal qu'il pense de son prochain. Un montage encore plus compliqué a joué en Californie au profit de Barack Obama. Sous le nom de Vote Hope, et avec un site Internet semblable à celui du candidat, c'est un assemblage hybride de " 527 " et de comités de soutien. Ses fondateurs ont garanti que les contributions illimitées destinées à soutenir Barack Obama sont légales. En fait, la loi électorale est si compliquée que nul ne pourrait démontrer le contraire.

Internet a révolutionné les campagnes électorales à double titre. Il a rendu la promotion ou les attaques contre un candidat incontrôlables. Mais c'est aussi un outil incomparable pour recueillir les contributions de donateurs modestes. John McCain a été le pionnier de ce mode de financement en 2000, mais c'est le démocrate Howard Dean qui, en 2003, a fait la démonstration de l'efficacité du système. Ce candidat inconnu du grand public a en quelques mois recueilli 25 millions de dollars en se servant de l'outil préféré des jeunes et des étudiants. La candidature de Howard Dean n'a pas été un succès, mais les autres candidats ont largement profité de son héritage. 90 % des donateurs de la campagne Obama pour le mois de février 2008 ont versé moins de 100 dollars par Internet. Plus étonnant, Ron Paul, un candidat républicain âgé de 74 ans, a battu le record des contributions sur Internet en recueillant au mois de novembre 4,2 millions de dollars en une seule journée. Pourtant son public, que l'on pourrait qualifier d'anarchiste conservateur, n'est ni particulièrement jeune ni particulièrement branché !

L'argent parle ! " L'argent parle " est un adage de campagne. Lorsque Barack Obama a annoncé, à la fin de l'année 2007, qu'il avait recueilli 30 millions de dollars, soit légèrement plus qu'Hillary Clinton, les médias ont commencé à voir en lui un candidat présidentiable. Mais l'argent parle-t-il toujours juste ? Mitt Romney a investi plus de 40 millions de dollars de sa considérable fortune personnelle pour tenter d'obtenir l'investiture républicaine. Il a tenu moins longtemps que Mike Huckabee, dont la candidature reposait sur une armée de volontaires et qui traînait lui-même sa valise dans les aéroports.

À partir d'un certain niveau, l'argent finit par neutraliser l'argent. Lorsque Hillary Clinton a annoncé qu'elle avait recueilli plus de 30 millions de dollars pour le mois de février, la campagne de Barack Obama a mis 55 millions sur la table. Pendant les batailles épiques des primaires du Texas et l'Ohio, les deux candidats démocrates ont dépensé 15 millions de dollars en messages publicitaires. Barack Obama a investi deux fois plus d'argent qu'Hillary Clinton et a perdu les deux États. L'impact de ces messages sur un public saturé reste à démontrer, avec néanmoins une constante : plus le contenu est négatif, plus il porte. L'attaque la plus vicieuse ne vaut cependant pas, sur le plan médiatique, un événement gratuit, comme les déclarations incendiaires du pasteur de Barack Obama.

Au cours des dernières années les campagnes électorales sont entrées dans une spirale de dépenses que rien ne semble pouvoir endiguer. Mais sont-elles finalement si chères en regard de l'argent qui circule aux États-Unis ? Par exemple en 2004, le Superbowl, la finale du championnat de football américain, a rapporté 336 millions de dollars à la ville de Houston, où avait lieu le match. Cela représente plus du tiers de ce qu'ont dépensé, cette année-là, les deux candidats à la présidence pour l'ensemble de leurs campagnes. En 2008, une publicité de 30 secondes pendant le match se vendait pour 2,7 millions de dollars. D'ailleurs, Barack Obama en a acheté une… à prix réduit, il est vrai, car elle n'était diffusée que sur le Massachusetts.