21
déc
2009
Éditoriaux de l'Ifri Chroniques américaines
Anne TOULOUSE

Le système judiciaire américain Chroniques électorales américaines, n° 17, octobre 2009

Chroniques électorales américaines 17 (octobre 2009)

Lorsqu"au petit matin du 8 novembre 2000 il est apparu que le décompte des votes de la Floride était dans les limbes, Al Gore a annoncé, dans l"heure qui a suivi son refus de concéder l"élection, qu"il mettait l"affaire entre les mains de ses avocats. Une nuée d"entre eux a ainsi mobilisé plusieurs tribunaux, pendant 5 semaines, avant que l"élection présidentielle ne soit tranchée par les juges de la Cour suprême des États-Unis.

Dans le même État de Floride, le journal Orlando Sentinel passe régulièrement en revue les plaintes déposées par les clients des parcs d"attraction locaux. Il y en a des centaines, et certaines ne manquent pas d"imagination, comme celle de ces deux femmes qui ont poursuivi Disneyworld parce que, lors de la parade d"Halloween, certains déguisements étaient si réalistes que, sous le coup de l"émotion, elles se sont blessées en tombant à la renverse.

Ainsi, d"une extrémité à l"autre de la société américaine, les juges semblent présider à la vie du pays. Ils sont 27000, face à près de 1.200.000 avocats.

Les Pères fondateurs de la nation, qui ont fait de la Justice l"un des trois piliers du pouvoir, ont laissé un héritage d"une rare complexité: la justice fédérale se double en effet de celle des 50 États, du District of Columbia et des territoires, ce qui constitue de fait autant de systèmes fonctionnant simultanément, et souvent de façon disparate, mais à plein régime!

Une nation de juristes

Les Pères fondateurs, c"est-à-dire les délégués de l"Assemblée qui a élaboré la Constitution des États-Unis, étaient au nombre de 55. Parmi eux 35, c'est-à-dire à peu près les deux tiers, étaient juges ou avocats, ce qui à l"époque pouvait se combiner avec d"autres professions, notamment celle de propriétaire terrien. D"emblée, la domination des juristes dans la vie publique américaine était établie, comme elle l"est encore aujourd"hui: Barack Obama et son vice-président Joe Biden sont d"anciens avocats, tout comme plus de la moitié du sénat et le tiers de la chambre des représentants.

La Constitution fait de la Justice le troisième pilier de l"État, les deux autres étant la branche exécutive et la branche législative. Dans le système connu sous le nom de check and balance, ces trois branches ont vocation à se contrôler mutuellement. La Justice, dont les prérogatives sont définies à l"article III de la Constitution, pourrait paraître en retrait des deux autres, car elle en dépend largement. Dans le système fédéral, les juges sont nommés par le président avec la ratification du congrès. Mais la branche judiciaire dispose d"un atout majeur: elle est la gardienne de la Constitution, ce qui lui permet de peser sur le contenu et l"application des lois.

Au sommet de l"appareil judiciaire trône la Cour suprême des États-Unis, composée de neufs membres nommés à vie. Elle a préséance sur tout le reste de l"appareil judiciaire et ses décisions ont généralement une influence durable sur la société américaine. Même si la Cour peut se contredire, elle a en effet tendance à pratiquer ce que les Américains appellent de son nom latin le stare decisis, c"est-à-dire la règle du précédent.

Au rang inférieur de la pyramide viennent les cours d"appel. Il y a treize circuits, chacun correspondant à une zone géographique des États-Unis. C"est ainsi que les appels du décompte de l"élection présidentielle de Floride ont été entendus à Atlanta, en Géorgie.

Ces cours d"appel coiffent elles-mêmes 94 districts répartis sur les 50 États, plus le District of Columbia, Porto Rico et les Îles Vierges. Le nombre de juges siégeant dans ces cours de district ne peut être inférieur à deux. Leur nombre est déterminé par le congrès en fonction de la population et de l"activité judiciaire.

Les juges fédéraux sont nommés à vie par le président des États-Unis avec ratification parlementaire. Il y a actuellement 179 postes de juges de cour d"appel et 678 de juges de district. Ils sont secondés par des juges auxiliaires (Judge Magistrate) nommés pour 4 ou 8 ans.

Il existe de surcroît dans le système fédéral un certain nombre de cours à vocation particulière couvrant les litiges commerciaux, les plaintes contre l"État fédéral, les affaires militaires, etc.
Les cours de district appuient leur action sur le travail de jurés qui siègent dans des instances de deux types, le grand jury et le trial jury, également connu sous le nom de "petit jury" (sic). Il est intéressant de noter ici que le langage juridique américain a non seulement beaucoup emprunté au latin mais aussi à la langue française. Ainsi la sélection de jury s"appelle le "voir dire".

Le grand jury fait office de juge d"instruction. C"est un groupe de citoyens tirés au sort. Ils doivent décider si les preuves réunies lors d"une enquête justifient une mise en accusation et l"ouverture d"un procès. Un grand jury est composé de 23 personnes qui siègent pour une durée variable: un mois lorsqu"il s"agit d"examiner les affaires courantes, jusqu'à trois ans lorsqu"il s"agit d"une enquête d"exception comme celle du procureur Kenneth Starr dans l"affaire Monica Lewinsky. Dans ce cas, les jurés siègent sporadiquement deux à trois fois par mois.

Les petit jury ont, eux, abondamment alimenté la littérature et le cinéma américain. Leur sélection représente toute une phase du procès. Dans les affaires importantes les équipes d"avocats se livrent à des enquêtes approfondies sur le pool de jurés tirés au sort pour essayer d"anticiper leur réaction. Un verdict doit entre rendu à l"unanimité. Lorsque ce n"est pas le cas on parle de hung jury: le procès est annulé et doit être repris depuis le début.

De la justice de clocher à la justice d"État

Les rapports ordinaires des citoyens avec la justice relèvent généralement des instances locales.

Les États-Unis pratiquent en effet le fédéralisme, qui veut qu"une partie de l"Administration de la vie des citoyens soit déléguée aux États. Chacun a donc son propre système judiciaire, qui reflète la plupart du temps celui de l"État central, mais avec des variantes qui font que la justice ne s"exerce nulle ne part exactement de la même façon. Par exemple, dans 39 des 50 États américains, les juges, y compris ceux de la Cour suprême, quand il y en a une, sont élus. Mais il s"agit parfois d"un système mixte où les juges sont désignés par le gouvernement local pour une période limitée et ensuite soumis au vote des citoyens. Le ministre de la Justice de l"État, que l"on appelle l"Attorney General, est lui aussi élu sous les couleurs d"un parti. Par exemple, Bill Clinton a occupé ce poste avant d"être gouverneur de l"Arkansas. La justice est souvent, comme nous l"avons vu, le marchepied des ambitions politiques.

Les États ont chacun leurs lois et leur code juridique. La Louisiane, par exemple, se démarque fortement des autres États américains et honore son héritage français en pratiquant une version locale du code Napoléon! Chaque comté a ses juges et les villes peuvent établir leur propre juridiction, dont l"application est généralement confiée à des juges de paix. On peut presque dire que la justice s"applique au kilomètre, ou plutôt au mile! Il suffit de se déplacer pour que ce qui était autorisé devienne illégal. L"un des exemples les plus folkloriques est ce que l"on appelle les speed traps, littéralement les "pièges à vitesse". La vitesse limite sur les routes est, en effet, une notion très fluctuante aux États-Unis: elle est d"abord du ressort des États, ensuite du comté et enfin des villes, sans cohérence apparente. Certaines agglomérations ont trouvé une source de financement lucrative en abaissant significativement la vitesse limite sur la partie de la route qui traverse leur territoire et en le signalant sur un panneau peu visible, au-delà duquel la police locale est embusquée pour verbaliser et collecter les amendes. Le cas le plus célèbre est celui de New Rome dans l"Ohio, un village de 60 habitants dont 13 travaillaient pour la police locale. Sur sa portion de la route 40, New Rome avait fait chuter la vitesse de 45 à 35 miles à l"heure. Il y avait tant d"automobilistes piégés que le village récoltait, sans effort, prés d"un demi-million de dollars d"amendes par an. Utilisant une loi de l"Ohio qui permet au maire de rendre une justice d"urgence, les protestataires étaient sur le champ condamnés à la prison et, comme il n"y en avait pas, on les enchaînait aux bancs de l"église, jusqu"à ce qu"ils reviennent à de meilleurs sentiments. New Rome a fini par périr par où elle avait péché: inondé de protestations, le parlement de l"Ohio a voté une loi retirant leurs prérogatives municipales à toutes les agglomérations de moins de 150 habitants. Loi qui a, bien sûr, été contestée en justice par New Rome… sans succès: le village a disparu de la carte administrative en 2004.

Cette histoire est presque une parabole sur le fonctionnement de la justice américaine. Elle montre comment chaque parcelle de territoire peut se prévaloir de ses particularités. Elle illustre aussi une autre dualité du système, entre la common law -le droit coutumier- et la statutory law - le droit qui découle de la législation. Le pays extrêmement moderne que sont les États-Unis a en effet conservé quelques archaïsmes, comme son système de mesure ou… sa façon de concevoir la justice.

Les sites Internet américains regorgent de ce que l"on appelle les dumb laws, les lois stupides, comme "il est interdit d"envoyer une maison par la poste". En effet, au début du xxe siècle, un habitant de l"Utah a bien essayé d"envoyer sa maison en pièces détachées par la poste et le procès qui s"en est suivi a fait jurisprudence. Il existe ainsi de nombreuses décisions de justice oubliées dans les textes depuis la nuit des temps. Il est certain que la loi de l"Alabama qui interdit d"éplucher des cacahuètes le mercredi soir après le coucher du soleil se réfère à un incident précis et sans doute lointain! Ces lois sont une source sans fin de plaisanteries, mais elles illustrent à leur manière l"effroyable complexité du système.

La première question que se pose un plaignant, ou plutôt son avocat, est celle de la juridiction, autrement dit: quelle instance est compétente pour cette affaire? Le champ d"application de la justice fédérale est étroitement défini. Il faut que l"offense se réfère à la constitution ou à une loi votée par le gouvernement fédéral, ou bien qu"il s"agisse d"un litige entre deux États ou encore d"un crime commis dans deux États différents, ce qui ne permet à aucun d"eux de le juger. En revanche, deux ou plusieurs États peuvent se renvoyer un criminel qui aura sévi sur leur territoire respectif. Cela a été le cas pour les fameux snipers qui, en 2002, avaient terrorisé la région de Washington en tirant au hasard sur les passants. Ils ont été jugés successivement par le Maryland et la Virginie pour le meurtre de trois personnes.

On pourrait dire que d"une façon générale les États héritent des crimes ordinaires, alors que la justice fédérale se penche sur des affaires plus sophistiquées comme le terrorisme, le respect des droits de l"individu et, d"une façon de plus en plus fréquente, des affaires liées à la propriété intellectuelle ou aux pratiques monopolistiques, comme le célèbre procès contre Microsoft. Il ne s"agit pas seulement pour un plaignant de savoir quelle instance est la plus qualifiée, mais aussi laquelle lui sera la plus favorable. Il peut essayer de "requalifier" sa plainte devant la justice fédérale, plutôt que devant la justice locale, mais il peut aussi, dans le cas ou une affaire a des sources géographiques multiples, choisir l"État dont les lois et les traditions penchent en sa faveur. Des États comme la Floride et la Californie sont par exemple réputés pour avoir la main lourde en ce qui concerne les dommages et intérêts. Il existe d"ailleurs sur Internet des listes répertoriant les spécificités juridiques de chaque État américain.

Le pouvoir des juges

Les différences ne tiennent pas seulement aux lois mais à ceux qui les appliquent. On parle beaucoup, à juste titre, du pouvoir de la Cour suprême, qui a le dernier mot sur tout l"appareil législatif et judiciaire.

Le rôle de la Cour est de garantir la stricte application de la Constitution. Celle-ci a été rédigée il y a plus de deux siècles par des esprits assez visionnaires pour que les principes qu"elle énonce puissent être interprétés en fonction de l"évolution de la société. La constitution des États-Unis ne parle ni de droits des minorités, ni de propriété intellectuelle, ni de peine de mort, ni d"avortement. Tous ces grands débats de société sont abordés à travers des concepts abstraits.

La Cour suprême va d"un cas particulier à l"énoncé d"un principe général, c"est ainsi que tous ses arrêts portent le nom des deux parties d"un litige "Roe v. Wade" pour l"avortement, "Brown v. Board of Education of Topeka", pour la déségrégation des écoles publiques.

La Cour suprême est, comme son nom, l"indique l"ultime recours et elle n"est pas d"un accès facile. Actuellement, environ 10.000 cas par an remontent la filière judiciaire jusqu"à elle. Mais les juges n"en retiennent qu"une centaine pour des auditions et ne statuent que sur 80 à 90 cas par an. Elle ne peut pas en absorber davantage car, malgré un abondant personnel (être assistant d"un juge à la Cour suprême est le Graal des jeunes juristes), le travail final repose sur les 9 juges. Leur action transcende bien souvent les conditions de leur nomination. Il y a des juges conservateurs et des juges libéraux -dans le sens américain, c'est-à-dire de gauche. Mais récemment, un curieux phénomène d"osmose s"est produit: parmi ces neufs juges, il y a toujours eu une voix du centre. Pendant longtemps, cela a été Sandra Day O"Connor, la première femme qui ait siégé à la Cour suprême. Elle a été choisie par Ronald Reagan qui, tellement impressionné par sa personnalité, n"avait pas voulu, après l"avoir rencontrée, entendre d"autres candidats. Bien que désignée par un président conservateur, elle a représenté la voix modérée de la Cour pendant toute sa longue carrière. Lorsqu"elle a démissionné pour raisons personnelles en 2006, on aurait pu penser qu"avec son successeur Samuel A. Alito, nommé par George H.W. Bush, la Cour allait prendre un virage conservateur. En fait, la relève a été assurée immédiatement par le juge Anthony McLeod Kennedy, nommé lui aussi par Ronald Reagan et qui est devenu ce que l"on appelle le swing vote : le vote qui peut aller d"un côté comme de l"autre. Les juges tendent à échapper à ceux qui les ont nommés. C"est le cas également du juge David Souter, qui vient de se retirer. Ce républicain, choisi par le premier président G. Bush, était devenu l"un des éléments les plus à gauche de la Cour. Pour se retirer de ses fonctions, il a d"ailleurs attendu l"arrivée d"un président démocrate, Barack Obama, à qui il a ainsi offert sa première nomination à la Cour suprême, en la personne de Sonia Sotomayor.

Pouvoir influer sur la composition de la Cour suprême est l"une des grandes prérogatives présidentielles. Chaque président peut espérer nommer un à deux juges, pour peu que les membres de la Cour veuillent bien démissionner ou mourir. Mais il ne s"agit pas d"un pouvoir régalien. Le candidat doit en effet répondre à des critères de compétence juridique inattaquables pour survivre aux auditions parlementaires. Ainsi, en 2005, George Bush a réussi à faire endosser par le Sénat la nomination d"un juge très conservateur, John G. Roberts, dont les références étaient hors du commun. En revanche, quelques mois plus tard, il a dû retirer la candidature d"Harriet Miers, qui bénéficiait pourtant de solides appuis dans le Parti démocrate, car elle n"avait pas un pedigree assez convaincant. Les candidats à la Cour sont soumis, devant la commission des Affaires judiciaire du Sénat, à des auditions qui comptent parmi les grands moments du théâtre politique.

L"enjeu est grand car les juges de la Cour suprême ratifient en quelque sorte les grandes évolutions de la société américaine. Ses arrêts ne portent que sur la conformité des lois ou des jugements à l"esprit de la constitution. Ainsi, sur l"un de ses dossiers les plus médiatiques, la peine de mort, la marge de manœuvre de la Cour ne repose que sur un morceau de phrase du viiie amendement de la constitution : " il ne sera pas infligé de peine d"une exceptionnelle cruauté ". Au nom de ces quelques mots, l"exécution des sentences a été suspendue de 1972 à 1976. En 2002, la Cour a jugé inconstitutionnelle l"exécution des personnes atteintes de déficiences mentales, et en 2005, elle a fait de même pour les mineurs de moins de 18 ans.
Il ne paraît cependant pas que la Cour soit prête aujourd"hui à statuer sur l"inconstitutionnalité de la peine de mort, même si 13 États et le District of Columbia l"ont abolie à titre individuel. On peut néanmoins voir un fort courant abolitionniste, notamment dans les argumentations du juge Stephen Breyer. Les arrêts de la Cour sont en effet accompagnés de ce que l"on appelle le dissent, c'est-à-dire l"opinion de ceux qui ne sont pas d"accord avec l"opinion exprimée par la majorité. La comparaison entre ces deux argumentaires donne un précieux aperçu de l"évolution de la Cour.

Mais, aussi intellectuellement fascinant que soit le parcours de la Cour suprême, l"exécutif dispose d"un pouvoir tout aussi grand et durable en nommant les juges fédéraux. Ceux-ci sont moins susceptibles que leurs collègues de la Cour suprême de dévier de leur mouvance idéologique d"origine et ils portent de façon durable l"empreinte du pouvoir qui les a nommés. C"est pourquoi le poste de ministre de la Justice est sans doute celui qui a le plus d"importance idéologique, car c"est lui qui prépare et propose les nominations des juges fédéraux. Et lorsque l"exécutif et la majorité parlementaire appartiennent à des partis adverses, la ratification de ces nominations prend la forme d"un affrontement par défaut : le Sénat "oublie" alors simplement de la mettre à l"ordre du jour.

Les avocats

Il y a aux États-Unis un avocat pour moins de 300 habitants. Cela reflète à la fois l"activité générée par les multiples couches du système et le caractère procédurier de la population. Il est vrai que, pour qui possède un esprit malicieux, la loi américaine offre des recours quasi inépuisables.

Au printemps 2007, un procès a fait la joie de la presse de Washington. À l"origine du litige, un juge, sans doute par déformation professionnelle, traîne son teinturier devant les tribunaux pour un pantalon égaré. Lorsque l"affaire a été jugée, le montant des dommages et intérêts réclamés par le juge était de 54 millions de dollars. Le juge plaignant était arrivé à ce chiffre en demandant une amende de 1.500 dollars pour chaque jour où le commerçant avait affiché dans sa vitrine un panneau proclamant: "satisfaction garantie"… une affirmation qu"il estimait mensongère, en regard de sa propre insatisfaction. Le teinturier étant coréen, l"affaire a pris une dimension internationale et a occupé un tribunal pendant près d"un mois. Elle a eu une suite logique: le juge a été condamné aux dépens et sa capacité à occuper son poste a été remise en cause. Deux questions restent en suspens: comment le plaignant a-t-il pu entrer dans la magistrature et comment l"un de ses collègues a-t-il pu accepter de se saisir du dossier ?

Aussi caricaturale que soit cette affaire, elle montre les ravages que peut faire un esprit procédurier. Les pousse-au-crime ne manquent pas dans ce domaine. Il existe ce que l"on appelle les "chasseurs d"ambulances", qui rôdent dans les hôpitaux pour inciter les familles des malades à faire des procès à leur médecin. L"ampleur de ce phénomène est difficile à quantifier. Selon les sources et les intérêts en jeu, les frais liés aux poursuites judiciaires représenteraient de 2% à 10% des dépenses globales de santé aux États-Unis. L"État du Tennessee a réalisé une étude montrant que les dommages et intérêts récoltés pour faute médicale rapportent quatre fois plus aux avocats qu"aux victimes. Le phénomène n"est cependant pas aussi répandu qu"on pourrait le croire, puisque moins de 10% des personnes victimes d"erreur médicale vont devant les tribunaux.

La forme la plus spectaculaire des procès pour tort, c'est-à-dire dommages, sont les fameuses class actions, les actions en nom collectif. Elles sont en quelque sorte l"industrie lourde de la profession juridique. Elles occupent des centaines d"avocats pendant des années. En 2008, par exemple, un couple d"avocats de Miami, Stanley et Susan Rosenblatt a obtenu 218 millions de dollars d"honoraires pour une class action entreprise en 1994, à partir du cas d"un fumeur de Floride souffrant d"une maladie respiratoire due au tabagisme. Il vient d"ailleurs de mourir 15 ans plus tard. Le principe de la class action est que les dommages demandés au nom d"un plaignant sont répartis entre tous ceux qui ont souffert du même préjudice. En Floride, à l"époque, cela représentait plus de 60.000 personnes. Lorsque les comptes ont été arrêtés, les victimes se sont retrouvées avec des chèques de 9.000 dollars. Les honoraires d"avocats ont été calculés sur la base de 274 dollars de l"heure, ce qui veut dire que le cabinet a facturé 101.459.854 heures de travail sur cette action. Les Rosenblatt ont également reçu 49 millions de dollars à la suite de la célèbre plainte pour le tabagisme passif des hôtesses de l"air. L"industrie du tabac a accepté un accord à l"amiable qui consistait à verser, outre les frais de procédure et d"avocat, 300 millions de dollars à une fondation pour lutter contre leur produit. Les plaignantes n"ont pas touché un sou mais ont pu se lancer dans de nouveaux procès à titre individuel !

Il y a une certaine ironie de l"Histoire à voir tant de lois gouverner un pays dont une si grande partie du territoire a longtemps vécu… hors la loi. Ceci explique peut-être d"ailleurs cela. Il y a à peine un siècle, des pans entiers du pays vivaient encore au rythme des vols de bétail, des règlements de compte et des bandits bien-aimés. Il y a moins d"un demi-siècle, une moitié du pays vivait dans le système parallèle des lois dites "Jim Crow" de la ségrégation. Dans une situation de vide ou de conflit politique, le juge est devenu la référence.

Depuis leur création, relativement récente, les États-Unis ont accompagné l"extraordinaire accroissement de leur territoire et de leur population par une superposition de lois créées par les circonstances.

Malgré ses outrances et ses dérapages, le système judiciaire représente l"une des forces vives de la société américaine. Il suscite un débat constant sur l"actualisation des principes qui sont au cœur de la nation. Si leur application est parfois discutable, ces principes sont exigeants. Ils reposent sur le concept du due process, défini dans le Ve amendement de la Constitution: "nul ne sera privé de sa vie, de sa liberté ou de ses propriétés, sans que s"exercent en sa faveur toutes les procédures prévues par la loi" (due process of law). Et comme l"a écrit l"un des inspirateurs de cette constitution, Thomas Jefferson :
" I consider trial by jury as the only anchor ever yet imagined by man, by which a government can be held to the principles of its constitution " (" Je considère qu"être jugé par un jury est le seul ancrage que l"esprit humain ait créé à ce jour pour arrimer le gouvernement aux principes de sa constitution. ").