14
avr
2008
Éditoriaux de l'Ifri Chroniques américaines
Anne TOULOUSE

Les valeurs morales et la religion Chroniques électorales américaines, n° 6, avril 2008

Chroniques électorales américaines 6 (avril 2008)

C'est en Ohio que s'est joué le sort de l'élection présidentielle de 2004. Les démocrates sont persuadés qu'ils ont perdu cet État à cause du vote religieux conservateur et des valeurs morales.

En 2006, lors de l'élection dite de midterm où le poste de gouverneur, détenu par un républicain, était remis en jeu, ils n'ont pas pris de risques: le candidat démocrate, Ted Strickland, un ancien pasteur méthodiste, a remporté l'élection.

L'élection de 2004 a été un wake-up call pour le Parti démocrate qui s'est rendu compte qu'il avait laissé au Parti républicain le monopole d'un domaine motivant à l'époque, selon les sondages, de 22% à 27% de l'électorat.

 

Reste à définir les valeurs morales

Pour certains elles se réduisent à des sujets dogmatiques comme l'avortement, le mariage homosexuel ou les recherches sur les cellules souches. Pour d'autres, elles renvoient à l'attitude globale d'un dirigeant politique. Le lien entre les valeurs morales et la religion est également complexe, ne serait-ce que parce que la plupart des Américains se reconnaissent dans une communauté religieuse, seuls 16% d'entre eux n'ont pas d'affiliation, et cette minorité ne compte qu'une moitié d'incroyants.

 

Les valeurs morales

En 2004, les valeurs morales étaient citées parmi les motivations de vote prioritaires, au côté de l'économie, de la sécurité et de la guerre en Irak. Selon une étude du Pew Institute, parmi ceux qui les mettaient au premier rang, 42% s'identifiaient comme chrétiens évangéliques, 27% comme électeurs indépendants et 32 % comme politiquement modérés. Cet inventaire apparemment disparate montre que la défense des valeurs morales va au-delà du cercle traditionnel des chrétiens conservateurs.

Ces dernières sont néanmoins un facteur de polarisation politique. L'avortement est l'exemple le plus frappant de ces lignes de partage. Quelles que soient les convictions personnelles d'un candidat, il est très difficile de se faire élire sous les couleurs républicaines en défendant le droit à l'avortement et tout aussi difficile de se faire élire sous les couleurs démocrates en défendant le contraire. La sortie prématurée de Rudy Giuliani de la course à l'investiture républicaine n'a pas permis de mesurer le handicap qu'auraient fait subir à sa candidature ses positions en faveur du droit à l'interruption de grossesse. Aucun autre candidat républicain ne l'a suivi sur ce terrain.

Le lobby anti-avortement que l'on appelle "Pro-life" et celui qui lui est favorable "Pro-choice" sont extrêmement puissants et bien organisés. Leur force de frappe dans une élection présidentielle est à priori surprenante, dans la mesure où le droit à l'avortement n'est pas du ressort du président, mais de la Cour suprême, qui a tranché en sa faveur dans le célèbre arrêt Roe v. Wade en 1973. Pourtant, bien que la Cour suprême revienne rarement sur ses décisions, chaque campagne électorale entretient l'espoir ou la crainte que de nouveaux juges, nommés par le président, révisent le dossier. Les opposants à l'avortement sont minoritaires aux États-Unis : ils représentent 22% de la population (39% y sont favorables et 38% souhaitent que ce droit s'applique avec des restrictions, généralement sur les interventions à un stade avancé de la grossesse). Mais cette minorité est une arme électorale : par exemple, il est probable que cette année le Sud-Dakota organise, au moment de l'élection présidentielle, un référendum sur une quasi-interdiction de l'avortement dans l'État. Même si la mesure ne passe pas, elle attirera vers les bureaux de vote des électeurs républicains conservateurs qui, dans la foulée, voteront, vraisemblablement, pour John McCain.

Ce type de manœuvre joue également avec le mariage homosexuel. Après son autorisation au Massachusetts, plusieurs États, dont cette année la Floride, demandent aux électeurs de se prononcer sur des textes de loi qui banniraient cette pratique dans leur champ législatif. Si l'avortement divise les républicains, le mariage homosexuel est une source d'embarras pour les démocrates. Aucun de leurs candidats présidentiels ne s'est aventuré à le soutenir.

 

Entre le courant principal et les courants porteurs

Dans la défense des valeurs morales, le dilemme politique est que si celles-ci constituent un puissant moteur de mobilisation des extrêmes, le candidat ne doit pas effaroucher pour autant ce que l'on appelle le mainstream, c'est-à-dire le courant dominant de la société.

En 1988, lors d'une question sur la peine de mort dans un débat présidentiel, Michael Dukakis avait été écrasé par un commentaire de son adversaire, le premier George Bush : You are so out of mainstream! ("Vous êtes marginal!").

En 2005, les républicains ont fait l'expérience du retour de bâton d'une démarche destinée à conforter leur base conservatrice, avec l'affaire Terri Schiavo. Cette malheureuse jeune femme, plongée dans un coma profond depuis 10 ans, était au centre d'une bataille juridique entre ses parents, qui voulaient la maintenir en vie, et son mari qui voulait interrompre les appareils l'alimentant artificiellement. Plusieurs parlementaires républicains ont fait voter une loi, signée en urgence par le président, permettant aux parents de prolonger le combat devant les tribunaux -combat du reste perdu puisqu'un juge a tranché peu de temps après en faveur du mari. La Cour suprême a refusé de se saisir du cas, Terri Schiavo est morte quelques semaines plus tard. L'exploitation politique d'une tragique affaire, qui était du ressort de la Justice, a pris à rebrousse-poil la majorité de l'opinion publique.

L'année suivante, les républicains ont subi une autre défaite sur le front des valeurs morales en découvrant que l'un de leurs représentants à la Chambre serrait de trop près ses "pages". La dénomination anachronique de "pages" désigne les jeunes gens qui viennent faire une sorte de stage au Congrès, où ils effectuent de menus travaux administratifs et surtout où ils s'initient à la vie parlementaire. Ils n'avaient pas d'initiateur plus dévoué que le représentant de la Floride, Mark Foley, jusqu'à ce que soit dévoilée une série de courriers électroniques, dans lesquels ce dernier leur faisait des propositions grivoises. Le scandale a frappé de plein fouet le parti républicain, à quelques semaines des élections du midterm 2006, où il perdit la majorité dans les deux Chambres.

Dans le domaine des affaires de mœurs, les démocrates ont tendance à mieux s'en tirer. En 1998, Bill Clinton a survécu au scandale Monica Lewinsky. Gerry Studds, représentant du Massachusetts, censuré en 1983 pour avoir eu des relations sexuelles avec un page âgé de 17 ans, a continué sa carrière parlementaire jusqu'en 1997.

Cette différence de traitement vient, sans doute, du fait que les républicains se présentent comme les défenseurs de la vertu, ce qui est toujours fatal lorsque l'on s'en écarte.

A contrario, les démocrates doivent se défendre de snober les valeurs traditionnelles de la famille américaine. Leur proximité avec Hollywood, qui finance leur élection et encense leurs candidats, passe mal dans la population ordinaire. Contrairement à ce que l'on croit souvent, le soutien d'une vedette de cinéma, au mieux laisse de marbre, au pire indispose l'électeur moyen. Le cinéma a la réputation de véhiculer des valeurs qui ne sont pas en adéquation avec celle de la moyenne des Américains.

Au lendemain de l'élection de 2004, l'éditorialiste du Time Magazine Joel Klein critiquait en ces termes la façon dont les candidats démocrates embrassaient les vues de la fraction la plus à gauche de leur parti: "Si les démocrates ne peuvent pas montrer qu'ils comprennent les valeurs de la foi, ils auront du mal à gagner les prochaines élections !" Apparemment, ils ont compris ! 

 

In God we trust…

Pour essayer de comprendre les relations entre la religion et la politique aux États-Unis, il faut d'abord jeter un coup d'œil sur l'incroyable complexité de leur paysage religieux.

Une grande partie des premiers colons avaient fui leur pays pour échapper aux persécutions religieuses. Lorsque leurs descendants ont créé une nation, avec une philosophie dominante d'inspiration maçonnique, ils ont institué dans la Constitution la séparation de l'Église et de l'État. Mais la foi en Dieu est profondément enracinée dans la population. Elle a inspiré la conquête du pays : il fallait avoir la foi pour affronter les dangers de terres totalement inconnues, dans des conditions difficiles que l'on est aujourd'hui loin d'imaginer.

L'exemple le plus frappant est celui des mormons, qui sur la seule parole de leurs prophètes traversaient, avec femmes et enfants, en deux mois, à pied, le tiers des États-Unis, pour aller vers une terre promise qui s'est avérée être un lac salé !

La foi a également influencé des événements majeurs de la vie américaine. Par exemple, les quakers ont joué un rôle déterminant dans la lutte contre l'esclavage. Les Églises noires ont été le creuset de la conquête des droits civiques. Il est significatif que la figure la plus universellement reconnue de ce mouvement soit Martin Luther King Jr., un pasteur descendant d'une lignée de ministres baptistes.

Les communautés religieuses jouent un rôle social important. Aux États-Unis, la tradition de la dîme est respectée, même si elle n'est pas toujours appliquée au sens strict des 10% des revenus. En 2006, les Américains ont donné la somme record de 96,82 milliards de dollars à des organismes religieux. Les dons aux communautés religieuses, reconnues comme telles, procurent d'importantes réductions fiscales. Cet argent sert en partie à alimenter un réseau de services sociaux qui pallient le manque de services publics assurés par l'État.

Cette ferveur religieuse s'est maintenue et enrichie à la faveur des vagues d'immigration. Elle se manifeste ouvertement, et parfois de manière insolite. J'ai un jour trouvé dans ma boîte à lettres le prospectus d'un Godfearing Landscaper, c'est-à-dire, littéralement, "un jardinier qui craint Dieu". Cela semble indiquer, à priori, qu'il assurera consciencieusement sa tâche. J'ai également vu au bord de la route un panneau destiné à rassurer sur une profession qui suscite quelques suspicions : "Marchand de voitures d'occasion chrétien". L'entrée du Tennessee, État particulièrement pieux, offre au voyageur un motel "géré chrétiennement". Ce qui fait appel à une large clientèle… La population américaine est composée de 78% de chrétiens, de 1,7% de juifs, de 0,7% de bouddhistes et de 0,6% de musulmans.

Les catholiques, avec un peu plus de 23% de la population, constituent la plus importante communauté et ce groupe ne cesse d'augmenter avec l'immigration hispanique. Les protestants seraient plus nombreux si on les prenait dans leur ensemble, mais ils sont dispersés en une multitude de communautés. La grande division est entre ce que l'on appelle mainline, c'est-à-dire la branche classique de la dénomination, et "fondamentaliste", qui se réfère à une application stricte de la doctrine. L'Institut Pew, qui mène des enquêtes approfondies sur la vie religieuse américaine, a recensé chez les protestants 16 communautés dites "évangéliques", qui constituent des variantes de la branche fondamentaliste, et 12 mainline.

"Chrétien évangélique" est un concept souvent utilisé, mais généralement imprécis. Cette conception qui s'est développée au XVIIIe siècle aux États-Unis consiste à vivre en conformité avec les préceptes de l'Évangile, Jésus étant la référence absolue. On voit couramment des T-shirts portant l'inscription Jesus I love you. La question What would Jesus do? est devenue un classique de la pensée, elle a même été utilisée dans une campagne contre la pollution automobile, avec la variante What would Jesus drive? ("Quelle voiture conduirait Jésus ?"). Environ 30% à 40% des adultes américains se définissent comme "chrétiens évangéliques", une affirmation qui recouvre des réalités diverses. S'ils sont généralement assimilés à la droite politique, c'est pourtant de moins en moins vrai. Lors des élections de midterm en 2006, 28% de ceux qui se disaient évangéliques ont voté démocrate. En Ohio, où le candidat démocrate au poste de gouverneur était un homme d'église, le pourcentage est monté à 51%.

Il semble qu'il y ait dans la mouvance évangélique une ligne de partage en fonction des générations. Les plus de 30 ans restent majoritairement attachés à des valeurs sociales conservatrices, comme l'opposition au mariage homosexuel et à l'avortement. Les moins de 30 ans se tournent davantage vers des valeurs universelles comme la lutte contre la pauvreté ou contre le VIH-sida. On a également vu monter au cours des dernières années un mouvement écolo-évangélique, sur le thème : "Conservons ce que Dieu nous a donné".

Une autre notion mal comprise est celle de born again. Elle est souvent, également, assimilée à la droite conservatrice. Son plus célèbre représentant dans les cercles du pouvoir est George Bush, mais Al Gore se proclame également born again, de même que l'actrice Jane Fonda, que l'on ne peut pas soupçonner d'être conservatrice ! Pas plus que les évangéliques les born again ne constituent une Église : ils peuvent appartenir à n'importe quelle dénomination chrétienne. Ils partagent une expérience spirituelle : la prise de conscience que leur vie est guidée et transformée par une relation directe avec le Christ. C'est une véritable renaissance, d'où le terme de born again.

On souhaite bien du plaisir aux politologues qui souhaitent naviguer dans les méandres des motivations de vote religieuses aux États-Unis. Mais il y a quelques constantes : 85% des personnes interrogées à l'occasion de la dernière élection présidentielle considéraient la religion comme un élément important dans leur vie. Quelque 69% estiment important que les candidats aient de solides principes religieux.

 

Un concours de piété

Nantis de ces chiffres, il n'est pas étonnant que les candidats soient pris de fréquents accès de piété.

Le 4 juin 2007, CNN a organisé un forum sur la foi, avec trois candidats démocrates: Hillary Clinton, John Edwards et Barack Obama. Pendant une heure et demie, ils ont parlé de leurs rapports à Dieu avec un abandon surprenant pour des oreilles européennes, mais banal aux États-Unis. Hillary Clinton prie tous les jours, a-t-elle avoué en riant, même pour des choses triviales comme: "Mon Dieu aide moi à perdre quelques kilos !". Elle affirme que sa foi lui a permis de traverser les heures difficiles que tout le monde connaît. John Edwards, qui a traversé de terribles épreuves comme la mort d'un fils, se réfugie également dans la prière. Barack Obama est celui qui, au cours de cette confession politique, a le plus essayé de tirer la réflexion vers une dimension philosophique.

Il ne savait pas que sa pratique religieuse allait faire, quelques mois plus tard, une irruption fracassante dans sa campagne. Au mois de mars, il a dû péniblement expliquer ses liens avec le pasteur Jeremiah Wright, après la diffusion sur les écrans de télévision américains d'extraits de sermons dans lesquels le révérend tenait des propos peu amènes sur la communauté blanche et suggérait de remplacer le God Bless America ("Dieu bénisse les États-Unis") par un God Damn America ("Dieu maudisse les États-Unis"). Barack Obama a décrit le pasteur Wright comme son guide spirituel, celui qui l'a rapproché du Christ. Il est depuis 20 ans membre de son église à Chicago.

Cet incident a suscité une réflexion sur le rôle des Églises dans la campagne et en particulier des Églises noires, qui ont été historiquement le lieu d'expression d'abord unique, puis privilégié, de cette communauté. Le fait que l'on parle encore d'Église noire peut surprendre, mais cette déclaration de Martin Luther King Jr en 1963, est encore largement d'actualité : "Nous devons, a-t-il dit, regarder en face le fait, qu'aux États-Unis, l'Église est encore l'institution la plus ségréguée. À 11 heures, le dimanche matin, quand nous nous levons pour chanter, quand le Christ ne connaît ni Est ni Ouest, nous vivons l'heure la plus ségréguée de notre pays !"

Mais le véritable débat sur la religion a eu lieu autour de Mitt Romney, candidat républicain et mormon. En 2007, un quart des personnes interrogées dans un sondage disaient qu'elles ne voteraient pas pour un mormon. Au mois de décembre de la même année, le candidat ayant le sentiment que sa religion nuisait à son image, a prononcé un discours dans lequel il déclarait : "Une personne ne devrait pas être élue grâce à sa foi, ni rejetée à causé de sa foi". Il a néanmoins perdu l'investiture, sans que l'impact de son appartenance religieuse sur sa défaite ait été mesuré.

Les républicains ont eu en 2008 un candidat représentant la mouvance évangélique, en la personne de Mike Huckabee, ordonné pasteur par l'Église baptiste. Il a fait hausser quelques sourcils en affirmant que la Bible avait préséance sur la Constitution. Bien que ses chances d'obtenir l'investiture aient été minces, il s'est maintenu remarquablement longtemps dans la course, parce qu'il incarnait les valeurs morales, un chapitre sur lequel le favori au départ de la course, Rudy Giuliani était particulièrement vulnérable. Les divorces fracassants de ce dernier et son soutien au droit à l'avortement avaient tellement indisposé les chrétiens conservateurs qu'ils menaçaient de lancer un troisième candidat dans la course, s'il obtenait l'investiture républicaine. La sortie rapide de l'ex-maire de New York a coupé court au débat.

Le vainqueur des primaires républicaines, John McCain, est le candidat qui parle le moins de religion. À l'origine épiscopalien, il fréquente une église baptiste, mais le pasteur ne le décrit pas comme un paroissien assidu !

Pour ceux qui veulent mesurer le degré de piété des candidats, il existe un site Internet qui s'appelle GOD-O-METER, le compteur de Dieu en quelque sorte. Sur une échelle de 0 à 10, il classe les personnalités en fonction de leur religiosité. Hillary Clinton et Barack Obama sont cotés à 8, John McCain à 4, ce qui est sans doute effectivement un signe que la religion a changé de camp.