09
juin
2011
Éditoriaux de l'Ifri Lettre du Centre Asie
Gilbert ETIENNE

Le "modèle chinois" : une chimère Lettre du Centre Asie, n° 57, juin 2011

En 2004, Joshua Cooper Ramo lance le "Beijing Consensus" [1], antidote au "Washington Consensus" des années 1990 qui prônait démocratie et néolibéralisme. Suivez l'exemple chinois (un régime autoritaire teinté d'économie de marché), déclare J.C. Ramo, et vous sortirez de la pauvreté. Le dit-consensus gagne peu à peu du terrain jusqu'au fond de l'Afrique. En revanche, les Chinois se montrent, à raison, fort discrets.

Le "modèle chinois": une chimère

En fait, il s'agit d'une idée absurde car les succès des Chinois relèvent de facteurs qui, pour la plupart, ne se retrouvent pas dans les autres pays émergents, en particulier l'Inde.

Le rôle crucial de Deng Xiaoping

Premier élément, peu après la mort de Mao Zedong (1976) la Chine jouit du privilège d'être conduite par la dernière " figure de proue " du 20e siècle : Deng Xiaoping, leader charismatique, combinant un grand dessein et les contingences pratiques qui l'accompagnent. Sans lui, il y aurait eu des changements mais pas la nouvelle révolution qui débute à la fin de 1978. Il a compris que ses compatriotes n'en peuvent plus du Maoïsme qui, malgré des traits positifs, a multiplié les excès : les purges de 1957/58, la famine issue des folies du Grand Bond en Avant (1958-60) avec 36 millions de morts sur 700 millions d'habitants, puis la Révolution culturelle qui culmine de 1966 à 1971 pour diminuer jusqu' à la mort de Mao Zedong : plus d'un million de morts, dans les 100 millions de personnes purgées, envoyées à la campagne, dans des camps de travail ou, simplement, mises à pied. Un exemple : le Bureau national des statistiques ne compte plus que 17 cadres en 1976, contre 400 en 1965. Nombre de ministres, de hauts fonctionnaires, dont les plus compétents, sont purgés d'une manière ou d'une autre [2].

Si certaines zones rurales ont connu un net développement, d'autres sont restées très pauvres, les paysans ne pouvant s'offrir de la viande qu'au Nouvel An chinois et pour un mariage. En ville prévalait un minimum vital, mais l'ordinaire était très frugal. Même pour les cadres supérieurs l'autobus ou la bicyclette, un minuscule appartement avec un seul robinet d'eau froide dans la cuisine. Quant à l'encadrement du Parti, il est très pesant, surtout en milieu urbain : besoin de l'autorisation de son supérieur pour se marier, attribution impérative de tout travail, surveillance du comité de rue, séances sans fin d'" éducation ", ponctuées de critique et d'autocritique... En bref les Chinois voulaient plus de liberté et de meilleures conditions de vie. Les excès maoïstes ont donc grandement facilité la tâche de Deng Xiaoping. En outre, pour mener la nouvelle révolution, il peut s'appuyer sur plusieurs leaders de haut niveau ainsi que sur des cadres chevronnés qui réapparaissent après la Révolution culturelle.

La priorité donnée au monde rural

Deuxième élément : la nouvelle révolution commence par la dé-collectivisation de l'économie rurale : la terre est répartie entre les paysans avec un long bail. Les services, les petites industries, eux aussi collectifs, se privatisent et se multiplient : transports, commerce, ateliers, petites usines. En quelques années les campagnes changent de visage. Les rues mornes des villages avec leurs rares magasins coopératifs redeviennent des bazars comme partout en Asie, avec une mer de chapeaux de paille, le négoce dans tous les sens, un appel d'air généralisé. Fait significatif : le premier acheteur privé d'une automobile est, en 1984, un paysan enrichi dans le commerce des porcs près de Pékin. Il a droit à sa photo avec sa Toyota à la une du Quotidien du Peuple, le principal journal du pays.

Cette première consolidation de l'économie [3] par le biais du monde rural va être suivie, dès les années 1990, par l'essor des villes et du secteur privé urbain, par les restructurations des entreprises d'Etat, au point qu'aujourd'hui les écarts de revenu villes campagnes se sont accrus de manière sensible.

Le dynamisme de la " Grande Chine "

Troisième élément, la Chine a cette chance particulière d'avoir Hong Kong à sa porte [4]. En 1960-70, le grand port était devenu un important centre industriel à côté de ses banques, grâce à l'arrivée, après la victoire communiste, de nombreux hommes d'affaires de Shanghai et Canton. A partir de 1980, ces industries de délocalisent au Guangdong, dans la région de Canton et dans la nouvelle ville de Shenzhen créée en pleines rizières. D'autres industriels du grand port gagnent Shanghai. Après 1990, ce sont les Chinois de Taiwan qui débarquent en masse avec leurs usines. On en compterait aujourd'hui 800.000.

La Chine bénéficie aussi des apports de la diaspora en Asie du Sud-Est. Les liens sont étroits avec Singapour. D'autres Chinois de Thaïlande et d'Indonésie investissent en Chine. De 1980 à 1996, les investissements directs étrangers (IDE) versés de Hong Kong, Taiwan et de la diaspora représentent les deux tiers du total. En 2009, les IDE de tous les " autres " Chinois dépassent la moitié du total des flux, soit 48 milliards de dollars sur 92 milliards (Etats-Unis 3,9 milliards, Europe 5,4 milliards, Corée du sud 3,1 milliards, Japon 3,6 milliards) [5].

Les IDE versés de 1980 à 2010 sont estimés à 1000 milliards de dollars, chiffre surévalué car il ne tient pas compte des round trip investments, c'est à dire les capitaux qui sortent de Chine pour y rentrer et bénéficier ainsi des avantages accordés aux investisseurs étrangers. Ils pourraient représenter plus de 20 % du total. A cette réserve près, le poids des Joint ventures et des entreprises à 100 % étrangères est considérable. Elles assurent plus de 50% des exportations, 28 % de la production industrielle, 16% des emplois urbains et 20% des revenus de l'Etat.

Directement liée à ces flux de capitaux, la Chine bénéficie de sa localisation au cœur de l'Asie orientale (Extrême Orient et Asie du Sud-Est), la zone la plus dynamique du monde. En 1960 c'est l'envol du Japon, suivi vers 1980 par les Quatre Dragons (Corée du sud, Taiwan, Hong Kong, Singapour) et plus tard par la Malaisie, la Thaïlande, le Viet Nam, l'Indonésie. Les capitaux chinois de la diaspora, du Japon, de la Corée du sud, de Taiwan lubrifient l'ensemble de la région, à commencer par la Chine. Celle-ci devient l'atelier d'assemblage du monde avec ses importations de composants venant de la région, leur assemblage par les entreprises étrangères et l'exportation des produits finis : électronique, matériel de bureau, TV, informatique, selon les cas jouets...

La forte volonté d'apprendre et de se transformer

Reste un dernier élément peut être moins net que les autres. Confucius avait coutume de dire : " Ce que l'on sait, savoir qu'on le sait, ce que l'on ignore, savoir qu'on l'ignore. " Lorsque, sortis de leurs zones de guérilla, les communistes accèdent au pouvoir le 1er octobre 1949, ils n'ont aucune expérience dans la gestion d'un Etat et de son développement. De surcroît, de nombreux cadres supérieurs du Kuomintang (administration, économie, éducation) se sont réfugiés à Taiwan ou Hong Kong.

La Chine bénéficie alors d'une grosse aide soviétique pour la création du nouvel Etat, le lancement des premiers grands projets industriels, les infrastructures, l'enseignement supérieur. " Nous devons apprendre de l'Union soviétique, modestement et de manière systématique " déclare Li Fu-chun, président de la Commission du Plan [6].

A la mort de Mao Zedong, malgré un développement substantiel, tout est à reprendre : d'énormes retards dans les technologies du fait d'un gros isolement après 1960, date de la rupture avec l'Union soviétique, l'éducation délabrée surtout au niveau universitaire, conséquence des troubles et purges en 1957-60 et du désastre de la Révolution culturelle (1966-76), absence de système judiciaire, armée désuète, la chape de plomb du Parti et son système totalitaire... En bref un manque aigu de cadres modernes dans tous les domaines et de profonds changements, y compris les progrès des libertés individuelles dans un système autoritaire qui reste sous la houlette du Parti.

Sous la direction de Deng Xiaoping, les Chinois redeviennent de bons élèves, mais cette fois du monde capitaliste. L'ouverture se fait tous azimuts avec la découverte de mondes quasi inconnus. A la fin de 1978, au sortir d'une usine japonaise, Deng a ce cri du cœur : " Maintenant je comprends ce qu'est une industrie moderne. " Peu après, une délégation de généraux chinois invités en France assistent, éberlués à des manœuvres inter armes à grands renforts d'électronique. Le futur Premier ministre Zhao Ziyang, passe une journée dans des villages du Valais (Suisse) pour en connaître l'administration. Dans tous les domaines, les Chinois s'informent, invitent des étrangers à moderniser leurs universités, les usines. Ils envoient leurs étudiants se former à l'étranger (128 000 aux Etats-Unis en 2010). Nous ne sommes pas certains que ces traits de caractère, de modestie, d'intelligence, se retrouvent partout.

Aujourd'hui, changement de décor, une Chine plus sûre d'elle grâce à ses succès, face à un monde occidental qui fait plutôt petite mine ! Le temps des bons élèves est passé. D'un autre côté, au plan intérieur, les dirigeants se sentent moins sûrs devant la montée de la corruption et autres abus, de la hausse des inégalités ... d'où la vague de répressions de ces derniers mois. C'est dire qu'aujourd'hui et demain, les atouts de la Chine évoqués ici pourraient perdre de leur poids face aux défis d'ordre politique. La réussite du prétendu modèle chinois sera-t-elle mise en question ?

En conclusion, pour en revenir aux autres pays émergents, à commencer par l'Inde, ceux-ci ne bénéficient pas des atouts dont Deng Xiaoping et ses successeurs ont su jouer avec succès, et ils sont confrontés à un environnement fondamentalement différent. Résultat d'une situation unique, le " modèle chinois " n'est qu'une chimère typique de ces slogans déformants qui fleurissent plus que jamais aujourd'hui.

Gilbert Etienne
Professeur honoraire IHEID, Genève.


[1] Foreign Policy Centre, Londres, 2004

[2] Sur tous ces excès, voir le chapitre 5 de notre Repenser le Développement - Messages d'Asie, Paris, Armand Colin, 2009

[3] Voir Yasheng Huang, Capitalism with Chinese Characteristics, chap 2., Cambridge, Cambridge University Press, 2008

[4] Hong Kong sera réintégré à la Chine avec un statut spécial, en 1997.

[5] Pour ces chiffres et ceux qui suivent, cf National Bureau of Statistics, Statistical Year Book 2009 et 2010, Pékin.

[6] Eighth national Congress of the Communist Party, Peking, 1956, vol. 2, p. 249

 

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