29
juin
2008
Éditoriaux de l'Ifri Lettre du Centre Asie
Hélène LE BAIL

Retour à la stratégie du dialogue dans le détroit de Taiwan Lettre du Centre Asie, n° 28, juin 2008

Le 13 juin 2008, sous l"impulsion du nouveau président taiwanais Ma Ying-jeou, la Chine et Taiwan ont relancé le train des négociations en signant deux nouveaux accords. Premièrement, des vols réguliers de transport de passagers relieront huit aéroports de Taïwan à cinq aéroports du continent. Les premiers vols ont en effet été effectués le 4 juillet dernier. Deuxièmement, le nombre de touristes chinois autorisés à se rendre en groupe à Taiwan passera graduellement au niveau de 3000 personnes par jour. Ces deux nouveaux accords, qui amorcent la reprise des " liaisons directes " attendues par Pékin, ont étés signés dans le cadre du " consensus de 1992 " remis à l"honneur par les nouvelles autorités taiwanaises.

Retour à la stratégie du dialogue dans le détroit de Taiwan

Brève histoire des pourparlers dans le cadre du " consensus de 1992 "

En 1992, les échanges entre deux organisme ad hoc créés l"année précédente - la Strait Exchange Foundation (SEF) fondée à Taipei en février 1991 et l"Association for Relations Across the Taiwan Strait (ARATS) fondée à Pékin en décembre 1991 - ont abouti à une forme de consensus fondé sur l"acceptation commune du principe " une Chine, différentes interprétations " (yige zhongguo gezi biaoshu). Ce consensus préparait les pourparlers de Singapour d"avril 1993 qui ont constitué la point maximal de l"apaisement politique entre les deux rives. Les 27-28 avril 1993, les deux organisations ont conclu quatre accords concernant la communication de documents d"état civil, la recherche et la compensation du courrier perdu et l"agenda des futures rencontres entre les deux organisations.

Les relations se sont à nouveau rapidement dégradées, en particulier à la suite d"une visite " privée " du Président de la République de Chine à Taiwan, Lee Teng-hui, à l"université Cornell aux Etats Unis en juin 1995, au cours de laquelle il a prononcé un discours interprété par les autorités de Pékin comme un discours séparatiste. Les tensions ont également été alimentées par la tenue en 1996 des premières élections présidentielles au suffrage universel à Taiwan contre lesquelles pékin a tenté de s"opposer en organisant des exercices militaires d"intimidation dans le détroit de Taiwan.

Si les pourparlers entre les deux rives reprennent en 1998 sur la base du compromis " une Chine, différentes interprétations ", la démocratisation de Taiwan ainsi que son isolement croissant sur la scène internationale rendent la discussion des questions politiques de plus en plus difficiles. L"utilisation du terme " une Chine " est considérée par une part croissante du corps politique comme un moyen pour la RPC d"isoler Taiwan sur la scène internationale. En 1999, le président Lee Teng-hui exprime le souhait que ces discussions se fassent dans le cadre de " relations spéciales d"Etat à Etat ". Reconnaître implicitement Taiwan comme un Etat ou un " quasi-Etat "[1] est en revanche inacceptable pour la République populaire de Chine, et les pourparlers sont restés en suspens tout au long des deux mandats du président Chen Shui-bian, candidat du DPP élu en mars 2004 et considéré comme pro-indépendantiste.

En juin 2008, le président Ma Ying-jeou, membre du Parti nationaliste, le Kuomintang, a donc initié le retour aux négociations dans le cadre du consensus de 1992, ce qui suppose qu"il accepte le principe d"une Chine unique. Cette évolution a été interprétée comme une concession faite à Pékin en termes de souveraineté et démontre l"enjeu majeur que constitue le choix des termes et des plateformes pour mener les discussions sino-taiwanaises.

Les facteurs économiques et stratégiques des choix de Ma Ying-jeou

Le choix de reprendre les négociations avec la Chine découle avant tout de considérations économiques. L"économie taiwanaise a perdu de son dynamisme et le nouveau gouvernement souhaite revitaliser son économie en favorisant l"intégration de ses entrepreneurs sur le marché mondialisé y compris en Chine. Le développement des relations économiques entre les deux rives est pour le nouveau Président taiwanais l"épine dorsale de la croissance taiwanaise. Il s"est ainsi donné comme priorité de relancer les pourparlers afin de libéraliser la circulation des capitaux, des biens, des services et des hommes entre les deux rives. Cette première rencontre du 13 juin a, nous l"avons vu, permis de créer des liaisons aériennes directes régulières et d"augmenter l"accueil des touristes chinois à Taiwan.

Les objectifs annoncés lors de la campagne de Ma Ying-jeou étaient aussi de relever la limite de 40% d"investissements réalisés sur le continent aujourd"hui appliquée à tous les secteurs, ainsi que de signer un accord pour protéger les droits des investisseurs et entrepreneurs taiwanais en Chine. Il s"agissait également d"autoriser le fret aérien entre les deux rives (qui devraient plutôt favoriser le marché taiwanais) et de relever le plafond des virements entre les deux rives afin de faciliter le retour des capitaux investis en Chine.

La libéralisation des échanges entre les deux rives avait été amorcée sous la présidence Chen Shui-bian entre 2000 et 2008. Les entreprises taiwanaises avaient été autorisées à investir directement sur le continent. Les échanges commerciaux ont également continué d"augmenter rapidement. S"il était acquis que les liens économiques entre les deux rives du détroit devaient se renforcer la question du cadre dans lequel développer les échanges afin de protéger l"autonomie taiwanaise était posée.

Le second facteur qui a poussé le nouveau gouvernement à renouer le dialogue avec Pékin est celui du rapport de forces dans le détroit. Devant l"échec des opérations d"intimidation à la veille des élections présidentielles de 1996 et 2000, la RPC avait favorisé des stratégies de rapprochement indirectes. Toutefois, Pékin est revenu à des positions plus intransigeantes pendant le mandat de Chen Shuibian en adoptant par exemple la loi anti-sécession de 2005 qui réaffirme sa détermination à intervenir militairement à Taiwan en cas de déclaration unilatérale d"indépendance.

En outre, la politique menée par Chen Shui-bian a soulevé des critiques au sein du gouvernement américain qui demeure un partenaire indispensable de Taiwan dans l"hypothèse d"un conflit avec le Continent[2] . Le soutien des Etats-Unis devient d"autant plus indispensable que le rapport de force entre les deux rives du détroit penche aujourd"hui en faveur de la Chine[3]. Afin d"apaiser la situation et d"assurer la pérennité du statu quo dans le détroit, le nouveau gouvernement a donc annoncé qu"il souhaitait tourner la page de la politique de confrontation menée par le PDP et évoluer vers une " politique de débouchés ".

Sortir de l"isolement sur la scène internationale

Cette " politique de débouchés " est essentiellement pragmatique. Il s"agit, comme le dit Ma Ying-jeou, d"éviter que Taiwan ne s"enlise dans des questions idéologiques, d"écarter les sujets de divergences pour n"aborder que les points où les pourparlers peuvent évoluer. Cette position est illustrée par la politique des " trois non " énoncée lors de la campagne pour les présidentielles : " pas de réunification, pas d"indépendance, pas de conflit armé " (butong, budu, buwu). Cette politique des débouchés se décline selon deux axes : premièrement, développer les relations bilatérales et signer des accords de libre échange pour compenser l"absence de reconnaisance diplomatique et, deuxièmement, intégrer les organisations internationales.

Ce second point s"inscrit dans la lignée de la politique menée par le gouvernement de Chen Shui-Bian au cours des dernières années et il s"agit en effet d"un point aujourd"hui très important pour les Taiwanais. Ces derniers ont le sentiment d"être traités avec de moins en moins d"égards par les autre pays et déplorent que leurs succès économiques et la rapide démocratisation de l"île ne soient pas mieux pris en compte. Les autorités taiwanaises mettent en avant les conséquences potentiellement dramatiques de l"absence de reconnaissance internationale. Lors du tremblement de terre de 1999, Taiwan a ainsi eu du mal à obtenir les autorisations des instances onusiennes pour l"intervention d"équipes de sauvetage. Lors de l"épidémie de SRAS en 2004, Taiwan a dû attendre de longues semaines avant que les experts de l"OMS obtiennent le feu vert de la Chine et se rendent sur l"île[4].

Alors que les Taiwanais ne veulent plus être niés, Chen Shui-Bian avait eu recours à des méthodes d"opposition frontales afin de réveiller l"opinion internationale sur ce problème. Sans aller jusqu"au changement du statu quo, il s"agissait avant tout d"attirer l"attention sur la situation particulière de l"île Selon Ma Ying-jeou, le retour aux pourparlers avec la Chine est une meilleure stratégie. Il espère qu"après la relance des négociations, le prochain sujet abordé sera celui de la présence Taiwanaise dans les institutions internationales, en s"appuyant éventuellement sur une opinion publique internationale de plus en plus perméable aux arguments taiwanais. Du côté de la RPC également, certains analystes avancent l"idée qu"il est temps pour la Chine de faire un geste et de laisser de l"espace à Taiwan sur la scène internationale. Le contexte actuel, parfois qualifié de moment de grâce, représente une fenêtre d"opportunité pour trouver des moyens d"autoriser la participation de Taiwan aux organisations internationales sans aborder la question de sa souveraineté[5]. Toute la difficulté est en effet de trouver les termes adéquats qui puissent être acceptés par les deux parties. Du côté taiwanais, le fait que le rapprochement se fasse aujourd"hui en partie par le biais de rencontres de parti à parti[6] est déjà considéré par l"opposition comme une façon d"accepter que la " question de Taiwan " soit traitée comme une question de politique intérieure à la Chine.

Au delà des débats internes à Taiwan, la volonté de la Chine d"accorder un " espace international " à Taiwan reste très incertaine. Des négociations vont-elles s"engager dans les mois à venir ? Ou, au contraire, faut-il craindre que l"impression d"ouverture politique ne soit due qu"à l"approche des Jeux Olympiques et au désir de la Chine de montrer une image plus positive sur la scène internationale ?

 

Hélène Le Bail est chercheur au Centre Asie Ifri.


[1] Voir Françoise Mengin : Trajectoires chinoises : Taiwan, Hong Kong et Pékin, Paris, Karthala, 1998.

[2]Par exemple le référendum organisé en mars dernier pour consulter la population taiwanaise sur le projet de faire une demande d"adhésion à l"ONU non plus sous le nom de République de Chine, mais sous celui de Taiwan a été perçu comme une forme de provocation, voire un pas vers une déclaration unilatérale d"indépendance.

[3]Voir l"article très détaillé de Mathieu Duchâtel, " Taiwan : vers une nouvelle stratégie de dissuasion ? ", Politique internationale, n°119, printemps 2008, p. 345-363.

[4]Michel Ching-Long Lu, " Taiwan et le monde ", Politique internationale, n°119, printemps 2008, p. 313-324.

[5]Alan D. Romberg, " After the Taiwan Election: Restoring Dialogue while Reserving Options ", China Leadership Monitor, n°25, été 2008.

[6]Les Premiers secrétaires du Parti communiste chinois et du Parti nationaliste, le KMT, c'est-à-dire Hu Jintao et Wu Poh-Hsiung, se sont rencontrés pour la première fois depuis 1949, le 27 mai dernier en amont de la rencontre entre la SEF et l'ARATS.

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