Publié le 17/09/2015

Dominique DAVID, Hans STARK

L’actuelle crise européenne, qui mêle afflux de candidats réfugiés et problématique générale des migrations, nous en apprend beaucoup sur nous, et sur les dysfonctionnements de l’Union européenne. Et au moins quatre choses, fondamentales.

1. Les politiques étrangères ont des effets

Européens riches malgré nos difficultés, pacifiés en dépit de nos différences, nous nous convainquons chaque jour que le monde dépend de nous. Voici que nous nous avisons de dépendre des autres, et que les événements nous dépassent. Nos choix, ou nos non-choix, de politique étrangère définissent certes une posture : la France en sait quelque chose, pour qui cette dernière est culturellement centrale. Mais surtout, ces choix engagent nos équilibres internes eux-mêmes. Les interventions américano-britannique en Irak, puis franco-britannique en Libye, de même que les politiques brouillonnes des Occidentaux en Syrie, sont à l’origine des flux de migrants qui entrent aujourd’hui en Europe – même si les malheurs du monde, et de la région, dépassent largement ces trois pays.

Ces choix de politique étrangère engagent donc le destin des pays d’Europe. Il est ubuesque de prétendre que l’arrivée en 2015 de 800 000 demandeurs d’asile en Allemagne (chiffres annoncés par l’administration allemande), même s’ils n’y demeurent pas tous, n’affectera pas profondément le pays, politiquement, socialement, et culturellement.

La première conclusion est donc que des acteurs aux choix extérieurs erratiques, ou des acteurs sans choix réel de politique extérieure (comme l’Union européenne d’aujourd’hui) dans des zones de crise rapprochées, se mettent concrètement en danger. La politique étrangère est aussi, au plus haut degré, un enjeu de stabilité interne.

2. L’Europe des unilatéralismes

En temps de crise, les réflexes, les exigences, les intérêts nationaux, prévalent – toujours, sans doute aujourd’hui plus que jamais. C’est même ce qui prouve qu’il y a crise aujourd’hui en Europe autour des déplacements de populations, contrairement aux affirmations iréniques qui suggèrent que la simple application du droit d’asile suffirait à régler les problèmes.

L’Allemagne d’Angela Merkel a certes, contre le repliement-réflexe ambiant, sauvé un certain honneur européen. Mais elle l’a fait aussi – pardon – sur des bases d’intérêt national bien compris : réaffirmation d’une certaine idée de la démocratie allemande post-nazie, purification-express de la catastrophique image héritée de la crise grecque, intérêt pour une immigration d’élite provenant principalement de la très éduquée Syrie, et permettant de parer à une démographie déclinante…

Le cœur, la générosité du peuple allemand (avec une tradition d’accueil développée sur plusieurs décennies, forcée après la Seconde Guerre mondiale, volontaire dans les années 1990) ont fait le reste, et la loi pendant deux semaines. Et puis l’Allemagne, tout aussi unilatéralement, a changé de position, la situation interne devenant ingérable. Partout ailleurs en Europe, les pays réagissent en fonction de ce qu’ils savent et sentent d’eux-mêmes, de leurs héritages et de leurs cultures – partout, y compris en France où l’héritage d’un débat récurrent sur l’immigration en général, pèse lourd dans les frilosités présentes. Conséquence : l’Europe n’a sans doute jamais été aussi divisée sur une question la concernant directement.

3. Compassion et décision

On peine à le dire face à des drames humains aussi prenants : la compassion est un réflexe honorable, nécessaire, mais ne suffit pas à constituer une politique rationnelle. La grandeur d’âme, fût-elle sincère, ne survit pas au défaut d’organisation des hommes et des choses. Le réflexe d’horreur et le sentiment de culpabilité devant le corps d’un enfant mort témoignent pour la morale, mais surtout pour notre distraction précédente, notre refus de voir monter un drame qui a déjà fait, dans une indifférence quasi-générale, parmi les migrants de toutes natures, des milliers de morts anonymes.

Et gouvernée par la honte, la décision peut déraisonner. Le choix allemand de mettre de côté l’obligation d’enregistrement des migrants par le pays d’accueil découlait d’un constat : l’impossibilité d’appliquer le dispositif de Dublin sans outils adaptés et suffisants dans les pays d’arrivée – ceux-ci étant censés, sur leurs propres moyens, contrôler leur frontière, secourir ceux qui tentaient de la franchir, les accueillir, les enregistrer, et se charger du traitement de leurs cas si nécessaire. La décision allemande constituait pourtant dans les faits un appel à l’ouverture générale des frontières extérieures de l’Union. Décision saluée par les militants anti-frontières, et par ceux qui nous assurent depuis des décennies qu’aucun « appel d’air » ne saurait exister en matière migratoire. 

Or cette négation des frontières – plus par l’Allemagne, certes, qui fait (pour le moment ?, désormais ?) machine arrière – a de toute évidence plusieurs implications négatives, à diverses échéances. Elle fournit en arguments les extrêmes-droites de toutes sortes, accréditant l’image de « masses » (musulmanes) en migration, image qui durera bien plus longtemps que le phénomène de crise lui-même. L’accueil généreux et sans discrimination ne garantit pas, de plus, la gestion dans le temps du problème – et les fameux « quotas » de la Commission européenne, acceptés, n’en régleraient qu’une mince partie, même en donnant l’image d’une Europe à nouveau unie. Quant aux âmes pures qui refusent l’emploi du mot « migrant » pour considérer l’ensemble des personnes déplacées comme des « réfugiés », elles risquent de miner pour longtemps la légitimité même du statut de réfugié – ce statut étant de toute évidence une des bases de notre culture démocratique.

Plus largement, le mépris des frontières est dangereux. Le XXe siècle devrait nous avoir appris à les relativiser, pas à les dissoudre. Elles sont un danger quand c’est le nationalisme qui les définit et les défend jusqu’aux pires extrémités. Elles sont une protection contre la dissolution des sociétés politiques qui, seules, peuvent assurer la cohabitation harmonieuse des communautés humaines. Il est étonnant que l’on refuse cette évidence alors que la globalisation à tout va menace de nous renvoyer à des identités parcellaires, bien plus explosives que des États ceints de frontières raisonnablement ouvertes.

4. Repenser l’intégration comme projet

Ne nous voilons pas la face : l’Union européenne se dissout face aux crises extérieures. Par temps clair, on s’accorde. Dès que les difficultés s’annoncent, surtout proches de nous, directes, et pire encore à l’odeur de la poudre, les débandades nationales s’imposent.

L’intégration psychologique des peuples d’Europe recule. Les Européens ne forment pas un seul peuple, hélas pour la construction progressive de l’Union – et ils le forment de moins en moins. Cette intégration européenne, suite aux élargissements et à la crise économique, est d’abord vue aujourd’hui comme une garantie d’efficacité, beaucoup moins comme un projet. Et l’image de l’efficacité s’affadissant, en particulier en matière économique, la volonté même d’un rapprochement sans cesse plus étroit disparaît, au profit d’exigences éclatées.

La méthode techno-politique jusqu’ici largement usitée – une décision politique décide de mettre en place des dispositifs techniques qui produiront eux-mêmes de nouvelles décisions politiques allant dans le sens d’une intégration renforcée, décisions qui justifieront en boucle la première –, cette méthode ne fonctionne plus. À ce titre, l’euro et Schengen relèvent de la même logique, et connaissent le même échec. La décision politique de création de l’euro, les dispositifs techniques et réglementaires déployés, ont échoué à créer une convergence des politiques économiques garantissant la viabilité de la monnaie unique. De même, la décision politique de création de l’espace de libre circulation, accompagnée de dispositifs comme la mise en place de Frontex, n’a nullement incité les membres de l’espace Schengen à s’entendre sur un contrôle commun de ces frontières ou une politique commune des migrations – et sur leur financement collectif, puisque les pays-frontières ne pouvaient être laissés seuls face au problème.

La leçon est simple : sans projet commun, des montages aussi complexes que ceux de l’Union européenne sont condamnés parce qu’ils perdent du terrain devant la mise en évidence de leur manque d’efficacité. Seul un projet collectif assumé, qui replace la définition d’un intérêt commun, et donc d’une solidarité, au cœur de la construction européenne pourrait permettre d’amortir l’interpellation des crises (euro, Ukraine, Grèce, migrants…) qui, compte tenu de l’état de la scène internationale, ne risque guère, à court terme, de se calmer.

Avant qu’il ne tombe en lambeaux, ce projet collectif doit se redéfinir. Et ce n’est pas possible sans faire appel aux peuples eux-mêmes, au-delà des technocraties et même des usuels décideurs politiques. Pour instaurer le vaste débat nécessaire, Paris et Berlin doivent être à la manœuvre. La France et l’Allemagne ont beaucoup à perdre dans la situation européenne présente : la France parce que la crise économique a rogné son influence sur les décisions européennes, l’Allemagne parce qu’elle n’a aucun intérêt à apparaître comme trop dominante – et à ce qu’on puisse lui reprocher toutes les décisions prises, et dans tous les sens…

Et puis un projet a vocation à être mis en œuvre par ceux qui y adhèrent : il faudra donc aller vers une Europe faite par ceux des pays membres qui en auront redéfini le projet, et qui la voudront. Explicitement.