Publié le 02/12/2015

Dominique DAVID

Emprise dans un cercle de feu, que peut l’Union européenne ? Apparemment rien. Elle ne peut pas gérer les crises : ni en Ukraine, ni face aux migrations massives de 2015, ni face aux derniers développements du terrorisme Bruxelles n’apparaît décisive.

Elle ne peut pas, non plus, prévenir ces crises en modelant son environnement : le grand projet d’extension de la paix par la politique de voisinage n’est pas vraiment un succès, ni à l’Est ni au Sud – où l’on célébrera bientôt le 20e anniversaire des espoirs perdus du processus de Barcelone.

L’Union européenne a certes un effet sur son extérieur proche : souvent positif (comme le montre la plupart des processus d’élargissement), parfois négatif (ainsi que l’illustre l’affaire ukrainienne). Les actions européennes à destination de l’extérieur sont fort nombreuses. Mais constituent-elles une politique ?

Non, et au premier chef pour une raison simple : nous ne savons pas ce que pourrait être une politique européenne dans le domaine régalien par excellence de la diplomatie qui, par définition, tangente celui de la sécurité et de la défense. Serait-ce une politique étrangère globale commune ? Nul n’en veut, ne l’imagine – ni les « grands » qui n’entendent pas se soumettre aux caprices des « petits », ni les « petits » qui n’acceptent pas plus l’arrogance des « grands ». Serait-ce une création, hors des sentiers déjà battus par les diplomaties traditionnelles ? Cela existe déjà, avec depuis des décennies l’action de la Commission. Mais face à l’ampleur des problèmes, il faudrait des budgets croissants (loin d’être au rendez-vous), et les implications politiques des choix d’apparence technique de la Commission n’ont pas toujours été maîtrisées (tel le cas de l’Ukraine). Serait-ce, encore, une politique de brèches, de bribes, l’Union européenne construisant son espace vital sur l’inaction des États ? Elle ne pourrait alors agir que dans les domaines où les États ne verraient pas leur intérêt direct – donc inévitablement marginaux.

Des divergences claires et réaffirmées

Le fédéralisme diplomatique n’est rien d’autre qu’un discours. Plus exactement : il n’existe pas de fédéralisme possible au niveau régalien. Ceci pour une raison connue, peut-être désespérante mais qui a peu de chances de disparaître à court terme. La diversité des intérêts des États fait écho, au-delà de purs égoïsmes qui peuvent être combattus, à des cultures, des héritages, des réflexes construits dans et par des cadres politiques nationaux. Démocratique ou non, la cristallisation des sociétés politiques se fait en Europe au niveau national. Et c’est d’ailleurs l’un des échecs de la construction européenne – c’était illusion de croire qu’il pouvait en être vite autrement – que de n’avoir pu susciter de mécanisme, de réflexe psycho-politique, d’appropriation démocratique à un niveau spécifiquement européen.

Les dernières semaines l’illustrent bien. « Nous sommes en guerre » : ces mots ouvrent la première déclaration du président de la République française après les attentats du 13 novembre. L’expression, au demeurant contestable pour toute personne s’intéressant d’un peu près au phénomène de guerre, exprime la nécessité de mobiliser par le discours, mais souligne aussi une culture spécifiquement française de « la guerre ». Les Français n’ont pas peur du mot, ils se mobilisent aisément autour du fait « militaire », en tout cas plus aisément que leurs concitoyens européens. Ni les Allemands, ni les Italiens, ni les autres Européens, pour des raisons tenant à leur histoire et donc à leur culture politique actuelle, ne pouvaient employer une telle formule.

Il ne s’agit pas là d’une différence dans l’expression, mais d’une divergence dans les faits, dans les pratiques. La politique de défense commune n’existe donc pas. Elle est purement démonstrative : depuis 15 ans, on a simplement montré que les militaires européens pouvaient agir ensemble, que l’on pouvait concevoir des projets communs, etc. – pour des résultats dont on peine à être fier. Les États représentant 500 millions d’Européens peuvent, à l’issue de discussions interminables, se décider à projeter quelques centaines d’hommes, réunir quelques hélicoptères, quelques avions. Mais qui a peur de l’Union européenne ?...

Après les attentats de Paris, la France a – en grande part pour des raisons politiques – fait appel non à l’alliance militaire dont elle est membre (l’OTAN), mais à l’UE, invoquant pour la première fois la clause d’assistance commune face à l’agression extérieure. La chose ne fut sans doute pas jugée assez importante pour que l’on convoquât un sommet européen. Quant aux réponses des États européens, elles furent fort aimables mais peu enthousiastes, et avant tout verbales. Il faut savoir gré à nos amis allemands d’avoir promis le déploiement de moyens militaires concrets – pas au Mali, ce qui était déjà annoncé, mais en Méditerranée.

En matière de sécurité interne, le bilan est aussi triste. On peut bien se féliciter de la coopération des services de renseignement européens cette dernière décennie, les ratés d’information, de transmission, restent pourtant nombreux. La compétence des services peut s’affirmer au niveau national ; au niveau européen, le travail commun laisse beaucoup à désirer… Quant à la surveillance des frontières que semble suggérer l’accord de libre-circulation intérieure, elle n’existe guère.

Sauver l’espace européen

Ces constats ne sont pas euro-pessimistes ; ils sont euro-réalistes. Il faut cesser de nous faire des contes : les Européens n’agissent ensemble, dans ces domaines de politique étrangère, de sécurité, de défense, que dans la mesure stricte où ils identifient un intérêt commun « dur ». La nouveauté est que l’actualité nous fournit l’un de ces intérêts communs durs : la défense de notre espace intérieur. Cet espace est bien commun : c’est celui de la libre-circulation. Est-il défendu ? Non. Est-il en danger ? Évidemment.

« Schengen », c’est nous, c’est l’Europe – même si les limites de l’espace Schengen et de l’espace d’appartenance à l’UE ne sont pas exactement les mêmes –, pour toutes les générations d’Européens et surtout les nouvelles, et pour le monde entier. L’échec de « Schengen » aurait des effets qui sont aujourd’hui in-mesurables, en termes techniques mais surtout en termes politiques et symboliques. Or tout ce qui est rassemblé, à la fois de rêve et de réalité, sous ce terme de « Schengen » est en danger de mort. L’arrivée massive en 2015 de migrants venant de pays en guerre, ou d’autres pays, montre que les Européens sont simplement hors d’état de savoir ce qui se passe à leurs frontières, sans parler de les gérer ; et les attentats de Paris montrent à quel degré de dangerosité peut se porter le benign neglect des frontières extérieures de l’Union.

À la fois pour des raisons de sécurité – n’importe qui ne doit pas pouvoir rentrer et sortir du territoire de l’Union –, et pour des raisons de solidarité – bien que ceci semble gêner peu d’États membres, on ne peut laisser la Grèce, l’Italie, la Slovénie ou la Croatie gérer seules les problèmes d’accueil des migrants sous prétexte qu’elles sont géographiquement périphériques –, il faut une gestion collective des frontières de l’Union européenne.

On demande un intérêt de sécurité qui s’impose à tous comme une évidence ? En voilà un : la gestion sérieuse et organisée des frontières de l’Union. Politiquement, avec par exemple une politique révisée et unifiée des migrations et du droit d’asile. Techniquement, avec la création d’un corps de garde-frontières européen. Budgétairement, avec les investissements qui s’imposent.

Faire cela, serait faire le minimum pour défendre notre sécurité et affirmer que nous sommes conscients de notre destin commun. Ce serait aussi inciter à une réflexion plus générale – qui ne sera pas achevée de sitôt, mais il est urgent de s’y confronter – sur la notion même de « frontière » de l’Union. Une réflexion que nous évitons avec constance depuis plusieurs décennies. L’idéologie « sans-frontiériste » qui, de facto, structure les politiques de Bruxelles depuis les années 1990 est mortifère. Les Britanniques le savent bien, qui sont plus anciens démocrates que nous : il n’existe pas de constitution politique pour un espace ouvert.

À force d’expliquer qu’elle est un espace ouvert à tout vent, économique et politique, l’UE perd son sens et elle devient simplement un espace dangereux. Il ne s’agit pas de fermer les frontières – ce qui arrivera inévitablement, dans une crispation nationaliste généralisée si l’UE ne bouge pas. Il s’agit de les affirmer et de les gérer. Dans un monde traversé par une dynamique de décomposition des espaces politiques, les frontières doivent être vues comme des moyens de définir les communautés humaines, de permettre leur cohabitation pacifique, comme leurs échanges.

* * *

L’affaire est hélas assez simple. Il faut certes avoir des politiques vis-à-vis de la Russie, au Moyen-Orient, en Afrique, sans croire que le retranchement derrière les frontières suffira à nous garder saufs. Mais aujourd’hui ces politiques ne peuvent être décidées et mises en œuvre par une fédération européenne : elles sont encore le privilège, le devoir, des États : seuls ou en coopération, en Europe même. On peut encore moins rêver d’action militaire commune à l’ensemble de l’UE. Ces politiques étrangères, ces politiques de défense communes ne peuvent émerger que d’un très long temps, que d’un très long processus qui rapprochera les cultures et les peuples européens : nous en sommes très loin. Le temps de la construction européenne est un temps long ; le temps des crises frappe à la porte. Plutôt que de rêver, focalisons-nous sur un objectif à la fois impératif et atteignable : la sécurisation des frontières et de l’espace intérieur de l’Union.

Si nous ne le faisons pas, le reste du monde sera conforté dans sa vision d’une Europe riche, vieille, décadente et incapable même d’identifier ses intérêts essentiels et vitaux. Si l’Union européenne a peur d’elle-même, ses peuples risquent de se tourner vers les sirènes des nationalismes ; désespoir et repliement seraient alors la recette de malheurs proches.