Publié le 16/02/2016

Dominique DAVID

La Syrie, au-delà de son éminent malheur, nous parle de nous. D’un monde où les jeux de puissance deviennent incontrôlables, où nul système ne permet de réguler les crises. Et pour cette raison gros de dangers.

La crise syrienne s’est développée au croisement de trois facteurs. La révolte contre un pouvoir autoritaire, démultipliée par la contagion des printemps arabes. Puis la remise en cause des frontières héritées du xxe siècle par les logiques communautaires de la région, qui menace d’explosion la plupart des États voisins. Enfin la compétition entre États proches, dont l’espace de jeu s’est élargi avec la dérégulation née de la fin de la bipolarité – dérégulation que l’on a fugitivement crue maîtrisable dans les années 1990, mais qui ne l’est plus.

Face au drame, un curieux triangle, métaphore d’un monde éclaté et impuissant.

L’Europe absente

L’Union européenne est absente de l’affaire, et se contente de s’affoler, en ordre dispersé, des migrations de ces derniers mois – au demeurant prévisibles. Cette absence radicale témoigne de l’échec des tentatives de mise sur pied d’une politique étrangère, ou d’une politique de sécurité, communes. Les États membres s’avèrent même incapables de définir une politique commune des migrations et des visas, et de simplement contrôler les entrées sur leur territoire. C’est maintenant à l’OTAN qu’on fait appel pour gérer une crise migratoire qui n’emporte nulle menace militaire : une situation dont l’UE s’était, voici plus de 15 ans, autoproclamée primo-gestionnaire… À cet échec structurel s’adjoint une profonde déprime conjoncturelle. Les crises actuelles (zone euro, Grèce, migrations, négociation autour du Brexit…) menacent de remettre en cause la logique même de la construction européenne : l’idée que les contrats juridiques entre États traduisent une nécessité d’action collective plus large, une solidarité qui, au-delà des intérêts nationaux, est bien de nature politique et morale. La construction de l’Europe est censée être une réponse stratégique aux défis du temps, mais elle se replie sur la seule dimension contractuelle des marchandages d’États…

États-Unis : the reluctant actor

Qu’on s’en réjouisse ou non, les États-Unis ont encore la gueule de bois. Après l’ivresse de la victoire des années 1990 – elle leur donnait, pensaient-ils, une légitimité absolue – ; et après l’ivresse de l’unilatéralisme néoconservateur aux couleurs de l’exportation de la démocratie – il concrétisait, croyaient-ils, leur force absolue –, leur retenue actuelle s’explique par trois facteurs. Une relative distanciation vis-à-vis du Moyen-Orient, en premier lieu. Relative car, basée sur une (presque) autosuffisance énergétique passagère, sur une incompréhension de l’allié saoudien, sur l’échec à faire pression sur Israël, cette distanciation ne peut négliger les enjeux géostratégiques fondamentaux de la région, qui demeurent pour le long terme. Deuxième facteur, l’Irak plus l’Afghanistan : la première puissance militaire de la planète échoue dans ses interventions, et retrouve une classique phase post-Vietnam de rétraction internationale. Troisième facteur, l’échec, aussi, des classiques stratégies de substitution : frappes aériennes, envoi de « conseillers » et de forces spéciales, formation de combattants locaux, livraisons d’armes… Quels que soient les discours de campagne, il est peu vraisemblable que cette posture américaine change rapidement, et l’éventuelle arrivée d’une administration républicaine ne modifierait aucun de ces paramètres.

Russie : l’aventure au-delà de l’Europe ?

Troisième côté du triangle, le plus inattendu : la Russie. La manœuvre fut habile. Encalminée en Ukraine dans une crise qu’elle maîtrisait moins qu’on le prétendait, mais ayant réussi à y gagner une certaine image d’efficacité et de retour de puissance, la Russie changeait d’échiquier. En Syrie et dans la région, elle avait quelques intérêts traditionnels ; surtout, elle pouvait y montrer sa force face à des Occidentaux s’étant eux-mêmes mis dans les cordes. Le côté réussi de la manœuvre – Moscou est désormais un joueur nécessaire de la négociation, et un joueur décisif, pour le moment, sur le terrain militaire – ne fait pas disparaître toute question. Pour la première fois, la Russie intervient hors de ses frontières et hors d’une zone d’influence proche (Europe de l’Est, Afghanistan…) ; et avec des moyens militaires notables. A-t-elle les moyens de durer ? Et pour quelle sortie de crise ? Surtout : pourquoi son intervention serait-elle plus efficace, et pour tout dire moins catastrophique, sur le long terme, que les précédentes interventions occidentales ? Parce qu’elle soutient un régime en place ? Mais quelle force a ce régime ? Quelle capacité a-t-il à durer, à gérer le pays dans l’avenir ? Bref, Moscou n’est-elle pas guettée par une hubris à sa mesure ? Ne s’avance-t-elle pas trop, trop loin ? Risquant ainsi d’échouer sur le terrain, et de projeter d’elle-même une image négative, que d’autres auront tôt fait de qualifier de provocatrice et de menaçante ?

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