Publié le 17/05/2016
Le Parlement européen à Strasbourg

Dominique DAVID

L’idée de départ de la construction européenne est positive et négative à la fois : empêcher un nouveau conflit continental par l’imbrication des éléments techniques de la survie, au premier chef économiques. Le succès économique advenu (relèvement des économies nationales, effets du marché commun devenu plus tard grand marché unique), une autre idée s’installe : les Communautés européennes forment un collectif qui est aussi politique. La France avait assez tôt conçu l’image d’une Europe politique – fût-ce à son profit –, mais longtemps seule : les autres n’en voulaient simplement pas, ou craignaient la concurrence qu’elle imposerait à un monde « atlantique » résumé par l’OTAN.

La perception d’une communauté positive de destin se confirme dans les années 1970, où naît officiellement la coopération politique. Puis la mondialisation force les États à s’ouvrir et relativise d’autant leurs puissances isolées ; et la fin de la bipolarité fait lever à la fois enthousiasme et peur pour l’avenir du Vieux continent. L’aspiration à un destin collectif, organisé et solidaire, culmine dans les années 1990 –même si le « désir d’Europe » marche plus vite que la réalité comme on le voit dans les Balkans… Dans la logique de Maastricht, son couronnement devait être une « constitutionnalisation » européenne : même complémentaire, ou subsidiaire, une constitutionnalisation n’est rien d’autre que la codification d’un destin commun. Le projet se fracasse en 2005.

La première décennie du siècle émet des signaux contradictoires (progrès des institutions communes de défense, naissance de l’euro…), mais c’est la perte de foi en l’intégration qui domine désormais : qui croit encore à une interprétation partagée de ce terme ? À cela, plusieurs explications.

Une dynamique européenne cassée

La mondialisation a pu dans un premier temps resserrer les rangs européens. Mais on s’avise vite qu’elle affaiblit des États de plus en plus soumis à des choix d’apparence défensive et technique (there is no alternative…) Elle les affaiblit d’abord face à leurs opinions : d’où la critique, qui s’étend, des systèmes représentatifs qui étaient censés définir les démocraties européennes. L’ouverture rapide des sociétés incite, de plus, à l’affirmation d’« identités » qui, souvent rêvées, sans réalité tangible ni passée, acquièrent pourtant un poids politique lourd. Et ces identités plus ou moins fantasmatiques se cristallisent le plus souvent contre les États. Or, au-delà des fausses évidences, les intégrations interétatiques ne fonctionnent vraiment qu’entre États solides, sûrs d’eux-mêmes. Faute de quoi les transferts de souveraineté n’apparaissent pas comme des choix politiques positifs, et sont critiqués comme des renoncements.

La dynamique européenne est aussi responsable de sa propre déroute. L’idée qu’un même type d’élargissement, souvent dicté par l’urgence politique (Grèce, États du Centre Europe…), basé sur un même modèle techno-administratif, et renvoyant à des institutions pratiquement inchangées, n’affecterait pas la nature même de l’Union s’est vite révélée illusion. L’homogénéité naissante de l’UE s’est elle-même obstinément sabordée.

Au sein de l’Union, les représentations de l’intégration européenne sont aujourd’hui très divergentes. Elles n’étaient déjà pas semblables pour les fondateurs des Communautés, ou les bénéficiaires des premiers élargissements des années 1970. Mais l’homogénéisation – hors le cas britannique – avançait vaille que vaille. La situation présente est différente, bien au-delà des classiques distinctions entre Europe catholique / Europe protestante, Europe latine / Europe du Nord, Europe de l’Ouest / Europe de l’Est.

À quoi sert l’UE ? Selon les voix : à maximiser la puissance marchande (pour les traditionnelles nations commerciales) ; à ouvrir sur l’extérieur des marchés nationaux réduits (pour les « petits » États membres) ; à recueillir les moyens de la modernisation (à travers les Fonds structurels, particulièrement pour les États des derniers élargissements) ; à s’insérer dans un ensemble produisant des signes concrets de liberté (les quatre libertés, et surtout celle de circuler) ; à stabiliser et mettre au pas les institutions nationales (chez nombre de récents membres) ; à accroître le poids global des pays européens à l’international (par exemple dans les grandes négociations commerciales)…

Problème : toutes ces utilités ne se cumulent pas dans l’esprit de la plupart des Européens. Elles révèlent des attentes contradictoires, qui ne se mêlent pas. Le cas caricatural est, comme toujours, celui de Londres, porte-parole de ceux qui assurent n’avoir jamais accepté fût-ce l’existence d’un projet politique cohérent de l’UE. Ces attentes juxtaposées, désormais renforcées d’affirmations nationales lorgnant souvent vers le nationalisme, définissent une Europe au dénominateur commun rétracté. L’Europe serait désormais un système contractuel, fait d’accords conclus entre États sur la seule base de la convergence provisoire d’intérêts nationaux. L’agonie annoncée de la solidarité européenne – cette dernière est un engagement moral plus qu’une obligation contractuelle – s’est pitoyablement exhibée dans la crise dite des réfugiés de 2015-2016.

Reconstruire un projet ?

Le nez au bout de l’impasse, que faire ? Repêcher une idée de « projet européen », ou tourner à l’anglaise ? L’illusion qui domine est celle d’un retour à un destin solitaire des États européens, vaguement amendé par des accords techno-économiques. Une idée qui promet à la fois impuissance – quel est le poids mondial des « grands » Européens et…celui des autres ? –, et danger – détricoter les solidarités difficilement affirmées, c’est réveiller les fantômes du passé.

Le résultat du référendum britannique sera de toute façon délétère : qu’il décide du divorce, ou qu’il accepte un statut spécial dont la perversité diffusera parmi les États membres. Si, en dépit de ce choix, certaines forces européennes décidaient de relancer un projet européen – pour ceux qui le veulent, mais l’UE est déjà un espace éclaté –, cela ne pourrait advenir qu’à plusieurs conditions.

Les seuls acteurs étatiques susceptibles de prendre l’initiative, en s’agrégeant d’autres membres, restent – quelle surprise – la France et l’Allemagne. Les deux pays ont des héritages, des langages, des projections mentales différents. Mais ils témoignent vaille que vaille de la volonté de construire quelque chose, qui soit à la fois une coexistence et une entité politique en Europe. Leur désespérante absence du débat public signe aujourd’hui l’impuissance globale de l’Europe. La France est peut-être plombée par ses difficultés économiques, mais l’Allemagne est plombée par une puissance dont elle ne sait que faire, et qui n’est pas très sûre de durer. L’intérêt de Paris et de Berlin est donc d’indiquer une nouvelle marche à suivre. Il faudrait pour cela, au-delà des échéances électorales, imagination et courage politique.

Restent les peuples. C’est par eux que l’Europe, aujourd’hui, se défait – danger suprême. Pour qu’un projet européen se reconstruise, il faut inventer un dialogue neuf entre eux, qui double la médiation d’élites politiques souvent discréditées. Les Européens, qui se sont montrés si créatifs depuis 70 ans, devraient aussi inventer une nouvelle façon de faire de la politique européenne.