Publié le 17/02/2017

Marie-Claire AOUN,  interview parue dans EnerGEEK  

Diplômée de l’Université Paris Dauphine, auteur d’une thèse sur « la rente pétrolière et le développement économique des pays exportateurs de pétrole », au Centre de Géopolitique de l’Énergie et des Matières premières (CGEMP). Economiste à la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) entre 2007 et 2014, Marie-Claire Aoun se penche notamment sur l’intégration des marchés gaziers en Europe. Depuis 2014, elle est directrice du Centre de l’Energie de l’Ifri.

Le Centre Energie de l’Ifri a été créé en 2006, avec un comité scientifique présidé par Jacques Lesourne. Est-ce exact ?

Oui, c’est exact. Le Centre Energie de l’Ifri analyse depuis une dizaine d’années les enjeux énergétiques globaux, dans leurs dimensions économique, géopolitique et sociétale, et en identifie les implications pour les décideurs publics et privés européens.

Dans une note publiée au mois de septembre concernant le projet de gazoduc NordStream2 vous concluez en ces termes : « le chemin pour que Nord Stream 2 puisse voir le jour risque d’être encore long et semé d’embûches ». Diriez-vous que l’appel des énergéticiens européens (Engie, Shell, OMV, Uniper (groupe EON) et Wintershall (groupe BASF) d’octobre 2016, à collaborer avec Moscou a changé la donne ?

Au-delà de la communication des énergéticiens, l’avenir de ce projet dépendra en partie des décisions que prendra la Commission européenne. Ce qui va la conduire à se déterminer, c’est son estimation des risques et des bénéfices d’un tel projet pour le continent. Ce que je commence par rappeler dans cette publication, c’est le déclin de la production intérieure en Europe, notamment aux Pays-Bas avec une baisse encore plus rapide que prévu de la production du gisement de gaz naturel de Groningue. L’Europe doit donc composer avec une dépendance accrue à l’égard des importations gazières extérieures. A contrario, l’offre de gaz russe reste abondante et surtout très compétitive.

Par ailleurs, pour les Européens, l’approvisionnement de gaz russe via l’Ukraine reste soumis à de nombreuses incertitudes, car le contrat qui lie Naftogaz à Gazprom expire à la fin de l’année 2019. Si une prolongation n’est pas rapidement obtenue, la question pourrait se poser pour l’approvisionnement futur des pays de l’Union européenne en gaz russe [cf Nord Stream2 : Garder la tête froide ; en 2015, 39% du gaz russe à destination de l’Europe ont été acheminés par l’Ukraine, 30% via le Nord Stream 1 et 27% en traversant la Biélorussie].

Pour Gazprom, l’énergéticien qui porte aujourd’hui le projet Nord Stream 2, l’intérêt de construire une telle infrastructure est surtout de s’affranchir du transit ukrainien pour l’approvisionnement de l’Europe. L’objectif de Gazprom est aujourd’hui aussi de sécuriser ses parts de marché en Europe, parce que d’une part la construction des gazoducs russes vers le marché asiatique semble plus compliquée que prévu, et d’autre part en raison des capacités de liquéfaction excédentaires en provenance d’Australie et des Etats Unis sur le marché mondial du GNL.

D’où la volonté, pour la Commission et pour l’entreprise russe d’essayer de trouver un terrain d‘entente sur les différents dossiers gaziers qui les ont opposés ces dernières années.

Toujours dans cette note de septembre 2016, vous affirmez qu’« en matière gazière, les motivations commerciales l’ont souvent emporté sur les considérations politiques » ; est-ce à dire que la construction du gazoduc – estimée à 9,9 milliards d’euros – est selon vous inévitable ?

Actuellement, deux obstacles restent à lever pour ce chantier, le premier est politique, le second est d’ordre juridique. D’abord, même si le coût de l’infrastructure reste assez limité par rapport à d’autres projets d’installations désormais abandonnés comme le South Stream ou le Nabucco, le projet, comme vous le savez, ne fait pas l’unanimité parmi les pays européens. Plusieurs pays, en particulier d’Europe de l’Est sont fortement opposés au projet, bon nombre d’entre eux craignent que ce projet affaiblisse leur marge de négociation face à la Russie. Il est vrai que les pays d’Europe de l’Est payent leur gaz à un prix plus élevé que les pays d’Europe de l’Ouest, ces derniers disposant de places de marché plus liquides leur permettant de mettre en concurrence plusieurs sources d’approvisionnement (gaz en provenance de Norvège, d’Afrique du Nord, de mer du Nord ou du GNL).

De ce point de vue, le GNL représente une option de diversification intéressante pour les pays européens. L’Europe dispose de plus de 20 terminaux de regazéifaction, pouvant importer du GNL. Mais ces terminaux sont surtout situés dans le Sud et le Nord-Ouest de l’Europe et les interconnexions ne sont souvent pas suffisantes pour acheminer ce GNL de l’Ouest vers l’Est de l’Europe. En construisant des terminaux GNL, la Pologne et la Lituanie ont par exemple obtenu une baisse significative des prix sur leurs contrats gaziers avec la Russie, à l’inverse de la Bulgarie par exemple qui reste entièrement dépendant à l’égard des importations de gaz russe. C’est pourquoi, l’accroissement de la dépendance énergétique envers la Russie inquiète plusieurs pays d’Europe orientale. La construction d’un projet comme le Nord Stream 2 devrait probablement s’accompagner d’un renforcement des interconnexions dans cette zone et d’un engagement de solidarité plus ferme entre les Etats membres de l’UE en cas de crise [NDLR : c’est du moins l’avis du député européen, Claude Turmes].

Parallèlement, un obstacle juridique devra être franchi pour que puisse être lancée la construction d’un nouveau pipeline. En effet, le 3ème paquet énergie organise le marché intérieur de l’UE et impose, entre autres, d’établir une séparation entre producteur, opérateur et fournisseur. Or, pour les projets d’une telle envergure, il est rare que le porteur de projet accepte de pareilles conditions qui l’obligent à supporter les coûts des infrastructures sans pouvoir les exploiter. Cependant, l’article 36 de la directive de 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel prévoit la possibilité d’exempter les industriels de cette séparation stricte. L’utilisation de cette option ne peut être envisagée qu’à condition que le projet réponde à plusieurs critères, parmi lesquels celui de la sécurité d’approvisionnement. Plusieurs projets européens bénéficient de cette exemption, par exemple le terminal méthanier de Dunkerque, ou alors le tuyau OPAL prolongeant le Nord Stream 1. A présent, il revient donc à la Commission européenne de se prononcer et d’accorder ou non, son feu vert pour Nord Stream 2. Et si la Commission est extrêmement vigilante à l’égard des règles anti-trust, on peut tout de même noter les efforts de la compagnie russe pour jouer le jeu afin de mieux respecter les règles de la concurrence.

D’après les chiffres du Ministère de l’Energie (2014), la France dispose de 4 fournisseurs principaux pour le gaz : la Norvège (38,1% de l’approvisionnement français en 2008), les Pays-Bas (10,8%), l’Algérie (9,5%) et la Russie (12,0%). Dans ces conditions, la construction du Nord Stream 2 est-elle dans l’intérêt de la France ?

La dépendance de la France à l’égard du gaz russe est en effet relativement limitée. Mais comme nous le disions précédemment, la production gazière domestique de l’Europe est en train de diminuer. Les alternatives de diversification des approvisionnements gaziers de l’Europe ne sont pas très nombreuses. La production en provenance d’Afrique du Nord et en particulier d’Algérie ne pourra satisfaire tous nos besoins en raison de la forte demande du marché domestique. Les volumes de gaz qui seront acheminés d’Asie Centrale vers l’Europe restent limités. Enfin, l’approvisionnement en GNL représente une alternative sérieuse mais les marchés européen et français restent tributaires de l’évolution de la demande dans des régions plus dynamiques comme l’Asie ou l’Amérique Latine. De ce point de vue, le gaz russe est une source d’approvisionnement intéressante pour l’Europe car il est compétitif et abondant, même si certains regrettent qu’en s’alimentant auprès de la même source (Russie), on renforce notre dépendance à l’égard de cette puissance étrangère.

Comment concilier consommation de gaz et transition énergétique ? Que dire par ailleurs de la problématique environnementale avec de telles infrastructures ?

La question de l’impact de la transition énergétique sur la consommation en gaz est effectivement centrale. Dans son paquet sur la sécurité énergétique publié en février 2016, la Commission européenne confirme le rôle crucial du gaz comme énergie de transition. En effet, d’autres sources énergétiques doivent venir compléter le mix-énergétique aux côtés des énergies renouvelables, et le gaz présente l’avantage d’être moins polluant que le pétrole ou le charbon. Cela étant, deux problèmes étroitement liés se posent actuellement, d’abord le gaz est moins compétitif que le charbon, ensuite le mécanisme ETS ne fixe pas un prix du CO2 qui parvienne à l’avantager suffisamment.

En ce qui concerne le risque environnemental, la législation européenne est très stricte sur ce sujet [cf : DIRECTIVE 2014/52/UE relative à l’évaluation de l’impact sur l’environnement (EIE)]. Toutes les infrastructures doivent faire l’objet d’une étude d’impact, cela avait été le cas pour le Nord Stream 1, cela sera aussi nécessaire pour le Nord Stream 2. Aussi bien sous la mer, que sous terre, l’intégralité du réseau de gaz doit respecter des normes qui limitent au maximum les risques.

Depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, la construction des oléoducs Keystone XL et Dakota Access Pipeline, est revenue à l’ordre du jour. Un oléoduc a-t-il forcément plus mauvaise presse qu’un gazoduc ?

Je ne crois pas, en réalité tous les projets d’infrastructures énergétiques (terminaux méthaniers, gazoducs, lignes électriques, etc…) sont susceptibles d’être contestés par les populations locales. Pour renforcer l’acceptabilité sociale de ces chantiers, les compagnies pétro-gazières cherchent généralement à maximiser les bénéfices et les retombées positives économiques et sociales sur les communautés locales, notamment en privilégiant l’emploi local quand cela est possible. De toute évidence, il s’agit d’un enjeu crucial à notre époque et les entreprises sont prêtes à de nombreuses négociations et concessions pour obtenir la fameuse « licence to operate »; autrement dit l’approbation du public ou plutôt des populations environnantes, pour s’implanter dans un territoire, voire le cas échéant, exploiter ses ressources naturelles.

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