Publié le 17/03/2017

Tatiana KASTOUEVA-JEAN, Interview parue sur Franceinfo, propos recueillis par Vincent Lenoir

François Fillon, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon... Les partisans d'un rapprochement de la France avec la Russie de Vladimir Poutine sont nombreux, parmi les candidats à la présidentielle. A la tête de l'Association dialogue franco-russe, le député Thierry Mariani (Les Républicains) s'est rendu à Moscou jeudi 16 et vendredi 17 mars pour plaider en faveur d'une plus grande coopération entre les deux pays. La lutte contre le terrorisme, les intérêts économiques des entreprises françaises sur place, mais aussi les liens historiques et culturels sont mis en avant par les défenseurs d'une ligne Moscou-Paris.

 

Franceinfo a interrogé Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-NEI de l'Institut français des relations internationales (Ifri), pour décrypter les relations franco-russes actuelles et les opportunités qu'offrirait un renforcement des liens avec le plus grand pays du monde (en superficie).

Franceinfo : Comment étaient les relations entre la France et la Russie avant les guerres ukrainienne et syrienne ?

Tatiana Kastoueva-Jean : Dans les années 1990 et 2000, les relations politiques franco-russes ont connu des hauts et des bas. Le point bas, qui était vraiment très marqué, a eu lieu au moment des bombardements de Belgrade (Serbie) par l’Otan en 1999. L'image de la France, qui y a participé, a été très dégradée aux yeux des Russes. En revanche, cette image était extrêmement positive en 2003 quand, à l'ONU, la France et la Russie se sont opposées d’une manière vigoureuse à l'intervention américaine en Irak. Ce moment a été considéré comme très fort dans les relations politiques entre les deux pays. Depuis, Moscou semble rechercher ce type de solidarité de la part de Paris, contre la domination américaine.

Y a-t-il vraiment une relation franco-russe "privilégiée" ?

Cette relation a pu être qualifiée de privilégiée depuis la fin de la guerre froide car sur plusieurs dossiers stratégiques, comme celui de l'Irak, la France et la Russie ont manifesté une forte proximité de positions. Sur le plan économique, la relation a été bien plus lente à débuter mais, finalement, les échanges économiques ont enclenché une bonne dynamique. Aujourd'hui, malgré les sanctions occidentales imposées à la Russie depuis l'annexion de la Crimée [en 2014], les entreprises françaises ne se sont pas retirées du marché russe et maintiennent un très bon niveau de présence. La France est le deuxième investisseur étranger en Russie, derrière l'Allemagne. Les Français ont beaucoup investi dans la production sur place et la présence française est très diversifiée : automobile, extraction des matières premières, industrie pharmaceutique, grande distribution, etc. Auchan est par exemple, le premier employeur étranger en Russie.

Mais bien avant ça, il faut souligner l'historique très positif dans les relations franco-russes, qu’on fait remonter à "Catherine la Grande" [1729-1796], à l'époque où toute la cour des tsars parlait français. Il y a surtout la mémoire historique vive entre les deux pays qui date du XXe siècle. Ainsi, la plupart des rencontres bilatérales commencent par un rappel de la fraternité d'armes pendant la seconde guerre mondiale, comme l'escadrille Normandie-Niemen. Concernant les relations culturelles aujourd’hui, par exemple, la récente exposition Chtchoukine à la Fondation Louis-Vuitton a attiré des milliers de visiteurs. Cela a été la meilleure carte de visite de l'année de la Russie en France.

"Jusqu’au début des années 2000, on a beaucoup parlé de la "frilosité" des investisseurs français par rapport aux Allemands et aux Italiens."

Pourquoi la Russie s'intéresse-t-elle particulièrement à la France ? Et à l'Europe, méfiante depuis l'épisode ukrainien ?

Concernant la France, la Russie souhaite qu'elle revienne à son "héritage gaullien" : une politique extérieure indépendante qu'elle a pu mener entre le camp occidental et l'URSS. Or, la Russie est beaucoup plus à l'aise dans les relations bilatérales de pays à pays plutôt que dans les rapports avec l’Union européenne, dont la "politique russe", est, selon Moscou, trop marquée par des pays comme la Pologne ou les pays baltes. Ou encore avec l'Otan.

L'ensemble européen reste très important. L'UE est le premier partenaire économique et commercial de la Russie. De plus, le pays est dépendant de sa rente énergétique et des ressources que lui procure l'exportation de ses matières premières et de ses hydrocarbures. Le partenaire principal pour la Russie, c'est toujours l'Union européenne. Enfin, la sécurité européenne préoccupe les Russes au plus haut point. Ils souhaiteraient beaucoup plus participer à son architecture.

Alors pourquoi être allé si loin dans le soutien aux indépendantistes du Donbass et dans l'annexion de la Crimée ?

Les problématiques sont très différentes. Le but était en fait d'empêcher le rapprochement de l'Ukraine avec l’Otan, mais aussi avec l'UE car la Russie souhaitait l'intégrer dans son propre projet régional, l'Union économique eurasienne.

Pour la Crimée, c'est évidemment le positionnement militaire stratégique de cette presqu'île et l'existence de la base de la flotte russe dans la mer Noire qui a motivé l'annexion. Il existait des accords, dits de "Kharkov", signés en 2010, qui autorisaient la présence militaire russe en Crimée en échange d'une réduction tarifaire de 30 % sur le gaz russe. Et je pense que la Russie a eu extrêmement peur, au moment de la révolution de Maïdan, que ces accords ne tiennent pas et qu'elle perde la base au profit de l’Otan.

Pourtant, la Russie dispose toujours de nombreux soutiens en France, même venant de partis pro-européens...

Depuis le début de la crise en Crimée, beaucoup de personnalités politiques, d’experts, de leaders d’opinion défendent la politique de la Russie. Et de l'autre côté, des gens considèrent que la Russie a enfreint le droit international et doit être "punie". Le débat est très polarisé. Les défenseurs de la politique russe trouvent que Moscou a raison de défier l’ordre mondial sous hégémonie américaine. Certains sont séduits par l’image d’homme d’Etat fort comparé à la faiblesse des leaders occidentaux ; d’autres, par les valeurs sociales conservatrices que la Russie prétend défendre contre ce qu’elle perçoit comme la dégradation morale de l’Occident.

"La société russe est assez paradoxale : si proche du mode de vie et de consommation à l’occidentale mais encore fortement imprégnée du passé."

La Russie de Poutine représenterait donc le garant de la conservation des valeurs chrétiennes européennes ?

C'est en tout cas l’image que le président russe cherche à donner. Après, si vous regardez les statistiques et les sondages, vous vous apercevez que la Russie n'est pas si conservatrice. Par exemple, seuls 3-4 % des gens vont régulièrement à l'église. Ou il y a, comme en France, deux mariages pour un divorce...

Le gros point de clivage se situe probablement autour du mariage pour tous. C'est cela qui suscite le plus d’incompréhension et de rejet chez les Russes. De plus, la société russe reste très conservatrice dans la vision du rôle de la femme, qui est perçue avant tout comme épouse et mère de famille. Il suffit de voir le faible nombre de femmes aux postes politiques ou à responsabilité. Les Russes, même les femmes elles-mêmes, ont du mal à comprendre les mouvements féministes et les revendications d’égalité.

Cela attire les courants traditionalistes français selon vous ?

Je ne les connais pas assez bien pour l'affirmer avec certitude. Je pense surtout que les soutiens occidentaux de Poutine sont plus attirés par sa politique extérieure que par le modèle économique ou social russe. Au Moyen-Orient, la politique russe donne l’impression d’une constante et d'une cohérence qui manquent tant aux Occidentaux. Il y en a peu en Occident qui regardent de près ce qu'il se passe vraiment actuellement à l’intérieur du pays.

"Le prochain président prendra-t-il le risque de se retrouver dans le vide stratégique face à la Russie, sans ses alliances ?"

Comment les Russes voient-ils l'élection présidentielle française ? Où situent-ils leurs intérêts ? 

Quand vous regardez dans les archives et les mémoires, vous constatez que les Russes ont toujours marqué une préférence pour la droite, jugée plus pragmatique, plus proche des milieux économiques. Tandis que la gauche accentue beaucoup plus les droits de l'homme, l'état de la démocratie dans le pays, etc. Aujourd'hui, il y a encore un peu cette idée à Moscou. Quand vous regardez même les candidats qui se sont exprimés dans un sens "pro-russe", un candidat de gauche comme Mélenchon ne suscite pas du tout de ferveur à Moscou. Leur préférence va clairement vers des candidats de droite comme Le Pen et Fillon. Macron est perçu comme un challenger potentiel pour les deux favoris dont on ne sait pas trop quoi attendre, il n’a pas vraiment formulé une position claire sur la Russie.

Mais quel intérêt pour la France de développer une relation privilégiée avec un pays en récession et à la démographie déclinante ?

Le prochain gouvernement devra répondre à trois séries de questions importantes par rapport à la Russie. La première concerne la sécurité européenne et le dossier ukrainien. Continue-t-on à exiger le respect des accords de Minsk difficilement réalisables, notamment pour Kiev ? Déconnecte-t-on la levée d’une partie des sanctions de la réalisation des accords de Minsk ? Comment repense-t-on l’architecture de sécurité européenne post-Crimée ?

La deuxième concerne le rôle de la Russie dans la lutte anti-terroriste. Est-elle un partenaire fiable ? La Russie a dernièrement opposé à plusieurs reprises son veto au Conseil de sécurité de l’ONU sur les résolutions initiées, notamment par la France, sur le dossier syrien.

Enfin, la troisième question, concerne les cadres d’action à privilégier. La France va-t-elle continuer à agir dans les cadres multilatéraux de l’UE et de l’Otan ou fera-t-elle cavalier seul par rapport à la Russie ? Au risque de se séparer de ses alliances. Car celles-ci sont le fruit d'un long travail, réalisé tant par la droite que par la gauche. Mais beaucoup, en France, prônent cette dernière option en avançant l’argument de souveraineté et d’intérêt national. 

 

Voir l'article sur le site de Franceinfo [1]