Publié le 12/02/2017

Corentin BRUSTLEIN, cité par Isabelle Lasserre dans Le Figaro.

L'arme nucléaire, durant la guerre froide, avait un statut à part. Aujourd'hui, notamment en Russie, elle participe à la stratégie expansionniste. L'Amérique de Trump et l'Asie sont également sources d'inquiétude.

« La fluidité de plus en plus grande entre la force conventionnelle et l'arme nucléaire fait courir au monde un grand danger », prévient Corentin Brustlein, de l'Ifri (Institut français des relations internationales).

L'équilibre nucléaire est-il aujourd'hui menacé ?

Ce n'était pas arrivé depuis 1953, lorsque les Soviétiques, un an après les États-Unis, avaient testé la bombe H, plus puissante encore que l'arme atomique. Cette fois, la bombe s'appelle Donald Trump. Elle a, à elle seule, fait avancer de trente secondes l'Horloge de l'apocalypse (Doomsday Clock), remontée par les équipes de contrôleurs du risque nucléaire du Bulletin of the Atomic Scientists. L'aiguille n'a désormais plus que 2 minutes trente à parcourir avant d'atteindre minuit, l'heure de l'apocalypse nucléaire. Par comparaison, au moment de la décomposition de l'URSS en 1991, 17 minutes la séparaient de l'heure fatale. Mikhaïl Gorbatchev, le dernier président soviétique, est récemment sorti de son silence pour dénoncer « la nouvelle course à l'armement ». « Le monde, dit-il, semble se préparer à la guerre. » L'affirmation des puissances nucléaires bellicistes ou révisionnistes - Corée du Nord, Chine, Russie… -, mais aussi leur conception de plus en plus souple de l'utilisation de l'arme, fait peser une menace nouvelle sur l'équilibre du monde. Le caractère imprévisible de Donald Trump renforce cette instabilité. Le nouveau président américain a affirmé qu'il serait prêt à utiliser l'arme nucléaire contre Daech dans certaines conditions. Il s'est aussi dit prêt à « déchirer » l'accord sur le nucléaire iranien, qu'il considère comme « une erreur historique », même si la plupart des puissances considèrent au contraire qu'il faut tout faire pour préserver ce compromis qui contraint les ambitions nucléaires de l'Iran pendant une dizaine d'années. Inquiets, les Iraniens ont testé les intentions de Donald Trump à leur manière, en effectuant, juste après sa prise de fonction, un nouveau tir de missile balistique, violant ainsi non pas l'accord en lui-même mais son esprit. Le déséquilibre entre un monde qui s'appuie de plus en plus sur l'arme nucléaire et un autre qui n'entretient plus sa culture nucléaire s'aggrave. «Les Européens oublient la grammaire de la dissuasion car elle appartient selon eux aux temps anciens de la guerre froide. Mais la fluidité de plus en plus grande entre la force conventionnelle et l'arme nucléaire fait courir au monde un grand danger. Aux anciens périls, se sont ajoutés de nouveaux périls », explique Corentin Brustlein, responsable des études de sécurité à l'Ifri.

Trump peut-il relancer le désarmement avec la Russie?

Bien qu'ayant signé le traité de désarmement New Start en 2010, qui visait à limiter le nombre d'armes stratégiques nucléaires à longue portée, la Russie a refusé les propositions de nouvelles réductions des têtes nucléaires possédées par les deux pays (1800 côté russe et 1400 côté américain) formulées par Barack Obama. Donald Trump, qui a promis un réchauffement des relations avec la Russie, réussira-t-il là où son prédécesseur a échoué ? Rien n'est moins sûr. Le nouveau président américain a bien proposé à son homologue russe une reprise du désarmement, en échange de la levée des sanctions liées à la crise ukrainienne. Mais l'offre a été balayée d'un revers de la main par Sergueï Lavrov. Le ministre russe des Affaires étrangères considère que les deux sujets ne peuvent être liés et que tout projet de désarmement nucléaire doit inclure des négociations sur la défense antimissile et sur le concept de frappe stratégique conventionnelle. « Réduire nos armements nucléaires équivaudrait à augmenter, relativement, celui des autres. Ce n'est pas envisageable sans une amélioration de nos relations politiques. Or, nous sommes loin de la confiance », explique Andreï Kortunov, directeur du Conseil des affaires internationales russes, lors d'une conférence de la Chaire grands enjeux stratégiques contemporains à la Sorbonne. La Russie utilise en effet son armement stratégique pour compenser l'infériorité de ses forces conventionnelles face aux États-Unis et récupérer ainsi une symétrie de sécurité avec l'Occident. Moscou s'inquiète également du programme de défense antimissile américain, qui, selon elle, fragilise sa dissuasion. Or Donald Trump veut poursuivre ce programme. Il a aussi promis de «renforcer les capacités nucléaires» de l'Amérique. « Allons-y pour la course aux armements ! » a-t-il dit. (« Let it be an arms race! »).

La Russie contribue-t-elle au péril nucléaire ?

Oui et de plusieurs manières. La Russie modernise son arme nucléaire et investit dans de nouvelles capacités. Elle a durci sa doctrine en augmentant le nombre de scénarios dans lesquels l'arsenal nucléaire peut être employé. Vladimir Poutine a ainsi reconnu qu'il aurait été prêt à s'en servir pour défendre l'annexion de la Crimée si l'Occident avait voulu s'y opposer. La Russie a déployé des missiles balistiques Iskander à capacité nucléaire dans son enclave de Kaliningrad, entre la Pologne et la Lituanie. Ses bombardiers stratégiques volent aux frontières de l'espace aérien de l'Otan sans s'annoncer, faisant courir le risque d'un incident avec les forces de l'Alliance. Lorsqu'il menace d'utiliser son arsenal stratégique pour traiter des sujets, comme l'Ukraine, que l'Occident considère comme étant séparés du nucléaire, Vladimir Poutine fait monter d'un cran la menace. À l'époque de la guerre froide, pendant la détente, les décisions concernant les armes nucléaires étaient maintenues hors des disputes entre les deux grands. Les frontières, comme les règles tacites qui régissaient les armes nucléaires, étaient respectées. Un certain consensus existait sur la définition des intérêts vitaux de chaque camp. Ce n'est plus le cas. « La manière dont les Russes utilisent l'arme nucléaire brouille le jeu traditionnel entre la dissuasion qui normalement sert à la protection des intérêts vitaux et la coercition. La menace nucléaire est utilisée non plus pour consolider un statu quo mais pour le changer. C'est ce qu'on appelle la sanctuarisation agressive », explique Corentin Brustlein, de l'Ifri. La stratégie du déni d'accès imposée par Moscou sur certains théâtres de crise n'est pas sans risques. « En interdisant l'utilisation du conventionnel, cette stratégie favorise l'escalade. Si elle nous empêche, en installant des missiles Iskander, d'apporter une réponse conventionnelle à un problème, la Russie nous force à nous placer un jour, nous aussi, dans une logique d'emploi de l'arme nucléaire », prévient-il. En violant le mémorandum de Budapest (1994) dans lequel elle garantissait, avec les autres membres du Conseil de sécurité de l'ONU, l'intégrité territoriale et la sécurité de l'Ukraine en échange du démantèlement de ses armes nucléaires, la Russie « ouvre en outre la boîte de pandore d'un problème stratégique, la prolifération nucléaire », prévient Justin Vaïsse, directeur du Centre d'analyse et de prévision du Quai d'Orsay à la Chaire grands enjeux stratégiques de la Sorbonne.

La bombe nord-coréenne peut-elle déstabiliser l'Asie?

Dans son discours du Nouvel An, le dirigeant nord-coréen a annoncé l'imminence d'un test de missile balistique intercontinental. Selon Kim Jong-un, la Corée du Nord aurait désormais atteint le statut nucléaire. Cette nouvelle provocation pourrait avoir des conséquences sur les équilibres nucléaires du continent. « Il n'y a pas de preuves que le pays soit déjà capable d'installer une bombe miniaturisée sur un missile balistique. Mais la Corée du Nord possède sans aucun doute un véritable savoir-faire balistique. Ses capacités nucléaires augmentent chaque année, y compris dans des domaines dans lesquels nous ne l'attendions pas, comme les plateformes sous-marines », explique le responsable des études de sécurité à l'Ifri, Corentin Brustlein. Les progrès nord-coréens, poursuit-il, « usent la patience » des pays voisins, qui se sentent de plus en plus vulnérables. Le Japon, la Corée du Sud et Taïwan, qui doutent depuis Barack Obama de l'efficacité du parapluie nucléaire américain, perdent patience face à l'inefficacité des efforts internationaux pour freiner Pyongyang. Malgré les déclarations rassurantes de Barack Obama, Séoul manifeste une volonté d'autonomie. Tokyo remet en cause le tabou antinucléaire et renonce à son credo pacifiste. Les cartes seront-elles rebattues par Donald Trump ? Une réaffirmation de l'engagement américain en Asie pourrait freiner les éventuelles tentations nucléaires des alliés asiatiques de l'Amérique. Encore faudrait-il que le nouveau président ne rajoute pas de l'huile sur le feu dans la marmite asiatique, en multipliant les déclarations intempestives. Début janvier, Donald Trump a répondu aux menaces du dictateur nord-coréen en affirmant que le test « n'aurait pas lieu » ! Comment conservera-t-il sa crédibilité s'il a lieu malgré tout ?

Mais il y a d'autres crises de prolifération nucléaire sur le continent. La Chine modernise et accroît ses stocks d'armes, tout en attisant les tensions dans la mer de Chine du Sud. Le face-à-face nucléaire entre l'Inde et le Pakistan se poursuit. Islamabad tente de compenser son désavantage conventionnel en renforçant le poids du nucléaire et en s'appuyant de plus en plus sur des armes de champ de bataille, des bombes nucléaires tactiques conçues pour attaquer des cibles à courte portée, moins puissantes donc plus facilement utilisables. « Le problème, c'est qu'on ne pense plus l'escalade. On pense qu'elle appartient au passé et qu'il existe, comme au temps de la guerre froide, de nombreux paliers à franchir avant qu'il ne soit trop tard. Mais aujourd'hui les choses peuvent aller beaucoup plus vite », prévient Corentin Brustlein, le spécialiste de l'Ifri.

Lire l'article sur Le Figaro [1].