Publié le 23/10/2017
Japanese Prime Minister Shinzo Abe

Céline PAJON, interview parue sur Atlantico.fr
Shinzo Abe et sa coalition devrait être en mesure de contrôler les deux tiers de la chambre basse, ce qui devrait lui permettre d'avoir les coudées franches pour la suite de son mandat. Interview croisée de Céline Pajon, chercheur au centre asie de l'Ifri et Barthélémy Courmont, maître de conférences à l'Université Catholique de Lille, directeur de recherche à l'Iris.

Atlantico : 5 ans après son élection de 2012, Shinzo Abe a décidé de dissoudre la chambre basse du Parlement en septembre dernier. Les élections se sont déroulées ce dimanche 22 octobre. Comment juger cette décision et interpréter les résultats de ce scrutin ? 
 

Céline Pajon : Cette dissolution, que l’on peut qualifier de « dissolution de confort » a déjà un précédent, en 2014. Shinzo Abe avait alors convoqué des élections anticipées alors que son parti, le Parti Libéral Démocrate (PLD), détenait déjà la majorité des sièges. Il était sorti renforcé de ce scrutin, avec l’obtention d’une majorité des deux tiers à la chambre basse de la Diète, avec son partenaire de coalition le Komeito. Ce scénario vient de se répéter. Toutefois, la victoire d’Abe n’est pas éclatante : les Japonais ont fait là un choix par défaut.

En effet, l’opposition politique menée par le Parti Démocrate Japonais (PDJ) est très affaiblie et divisée depuis 2012, après un passage de trois années au pouvoir plutôt calamiteux. Cette fois pourtant, on a assisté à une réorganisation de l’opposition suite à l’annonce surprise de la Gouverneure de Tokyo, Yuriko Koike, de créer son parti et de mettre au défi le PLD. Dans son sillage, elle a provoqué l’implosion du PDJ, dont les membres les plus conservateurs se sont ralliés à son Parti de l’Espoir, alors que les membres les plus marqués à gauche ont créé leurs propre parti : le Parti Démocrate Constitutionnel. Malgré cette réorganisation qui a le mérite de mieux définir les lignes idéologiques, l’opposition est restée divisée et a offert un boulevard à Shinzo Abe. Celui-ci peut se targuer d’avoir un nouveau mandat populaire pour rester au pouvoir jusqu’en 2021 et pour conduire les réformes qui lui tiennent à cœur.

Barthélémy Courmont : C’est une victoire importante pour Abe, puisque le PLD récolterait les deux tiers des sièges de la Chambre basse. Mais ce n’est cependant pas une grande surprise, compte-tenu de la difficulté de l’opposition politique, décimée depuis la déroute du parti démocrate en 2012, et d’un contexte sécuritaire difficile qui place le premier ministre en position de force, face aux incertitudes d’une alternance. Le choix de cette élection anticipée était donc judicieux.
 

Alors que le Japon était réputé pour une instabilité politique très marquée au cours de ces dernières décennies, Shinzo Abe est parvenu à restaurer une continuité dans le pays. Entre les Abenomics et un certain nationalisme, quelles ont été les recettes de cette "réussite" du premier ministre ?
 

Céline Pajon : Shinzo Abe a tiré les leçons de son premier mandat, en 2007 : il n’était resté que quelques mois au pouvoir, sa forte impopularité le poussant rapidement à la démission. Cette fois, il a su s’entourer d’habiles conseillers, il a soigné sa communication et il s’est toujours efforcé d’apparaitre comme une personnalité forte, avec des idées claires et précises pour faire avancer le pays, et le défendre – en particulier dans le contexte de tensions avec la Corée du Nord. Il a pris soin de mettre en avant sa politique économique, sous le slogan de « Abenomics », ce qui a redonné confiance aux entreprises, alors que les réformes structurelles qu’il a promises se font pourtant toujours attendre. Enfin, sur le plan diplomatique, il s’est affirmé et a beaucoup voyagé, permettant de redonner au Japon une place bien visible au sein de la communauté internationale. Toutefois, Abe est aussi une personnalité décriée : ses convictions nationalistes et révisionnistes sont critiquées, son projet de normaliser militairement le Japon en réinterprétant, et à terme, en révisant la Constitution pacifiste fait également controverse. Enfin, sa méthode, qui tend à cultiver l’opacité sur les dossiers qui lui tiennent à cœur, à faire passer en force des lois peu populaires comme la loi sur les secrets d’Etat, est décriée jusque dans son propre parti. Shinzo Abe est cependant un tacticien assez habile pour avoir réussi à écarter ses opposants.
 

Barthélémy Courmont : Il convient d’abord de noter que la campagne fut très courte, perturbée par un typhon, et qu’elle n’a pas passionné les foules. La participation est faible, comme c’est généralement le cas dans les élections japonaises, ce qui traduit une sort de fatalisme face à la domination écrasante du PLD depuis le milieu des années 1950, et le sentiment que les responsables politiques ne proposent pas des mesures de relance efficaces depuis une génération. Le cabinet Abe ne fait pas exception. Le résultat des Abenomics est médiocre, aussi le premier ministre ne pouvait utiliser la carte économique de la même manière qu’en 2012.

Mais comme il n’existe pas d’opposition crédible, la contradiction est absente. La question du renouveau nationaliste est plus complexe. Si Abe bénéficie du soutien des milieux nationalistes, il est en revanche très critiqué par les pacifistes, qui se sont notamment très fortement mobilisés contre sa volonté de réforme de la constitution. Les Japonais sont très divisés sur cette question, et cette division est d’ailleurs ancienne. Mais dans un contexte marqué par de fortes inquiétudes entourant la Corée du Nord, les pacifistes sont plus inaudibles que jamais. Cela ne signifie pas pour autant que les Japonais seraient, dans leur majorité, sensibles à un discours nationaliste, quel que soit le degré d’instrumentalisation de la menace nord-coréenne.
 

Quelles sont les prochaines réformes attendues pour le pays ? Comment peut-on anticiper le positionnement d'un Japon au niveau international, notamment dans les diverses crises qui traversent l'Asie au cours de ces derniers mois et de ces dernières années ? 
 

Barthélémy Courmont : Il convient d’abord de noter que la campagne fut très courte, perturbée par un typhon, et qu’elle n’a pas passionné les foules. La participation est faible, comme c’est généralement le cas dans les élections japonaises, ce qui traduit une sort de fatalisme face à la domination écrasante du PLD depuis le milieu des années 1950, et le sentiment que les responsables politiques ne proposent pas des mesures de relance efficaces depuis une génération. Le cabinet Abe ne fait pas exception. Le résultat des Abenomics est médiocre, aussi le premier ministre ne pouvait utiliser la carte économique de la même manière qu’en 2012.

Mais comme il n’existe pas d’opposition crédible, la contradiction est absente. La question du renouveau nationaliste est plus complexe. Si Abe bénéficie du soutien des milieux nationalistes, il est en revanche très critiqué par les pacifistes, qui se sont notamment très fortement mobilisés contre sa volonté de réforme de la constitution. Les Japonais sont très divisés sur cette question, et cette division est d’ailleurs ancienne. Mais dans un contexte marqué par de fortes inquiétudes entourant la Corée du Nord, les pacifistes sont plus inaudibles que jamais. Cela ne signifie pas pour autant que les Japonais seraient, dans leur majorité, sensibles à un discours nationaliste, quel que soit le degré d’instrumentalisation de la menace nord-coréenne.
 

Quelles sont les prochaines réformes attendues pour le pays ? Comment peut-on anticiper le positionnement d'un Japon au niveau international, notamment dans les diverses crises qui traversent l'Asie au cours de ces derniers mois et de ces dernières années ? 

 

Céline Pajon : Etant donné la confirmation de la mainmise du PLD et d’Abe, on peut d’attendre à une continuité de la politique économique et des orientations diplomatiques annoncées. Sur le plan socio-économique, Abe souhaite notamment promouvoir la gratuité de l’éducation, dont le coût prohibitif est un des facteurs qui freine la natalité japonaise. Sur le plan diplomatique, Abe va chercher à faire exister le Japon : il va rester ferme face à la Corée du Nord, en montrant qu’il a l’oreille et l’appui de son allié américain. Il continuera également à évoquer le dossier des citoyens japonais kidnappés par Pyongyang dans les années 1970. Face à la Chine, l’heure est pour le moment à l’apaisement afin d’obtenir un front le plus large possible pour faire pression sur la Corée du Nord. Toutefois, aucun des problèmes de fond qui opposent les deux pays – questions mémorielles, différend territorial, rivalité stratégique -  n’est réglé et la montée en puissance chinoise reste le plus important défi à gérer pour la diplomatie japonaise. Là encore, Shinzo Abe va poursuivre son effort de coordination avec l’allié américain, mais aussi des partenaires stratégiques comme l’Australie, l’Inde, certains pays d’Asie du Sud-est et d’Europe, comme la France. Enfin, le Premier ministre Abe va relancer son projet de réforme constitutionnelle, en particulier de son Article 9, afin de reconnaitre formellement l’existence des Forces d’Auto-Défense. Pour cela, il a besoin d’une majorité des deux-tiers à la Diète japonaise – un objectif aujourd’hui atteignable – et d’un référendum populaire positif – ce qui sera beaucoup plus difficile à obtenir. D’ores et déjà, il a annoncé la poursuite du renforcement des capacités militaires japonaises avec un budget de défense en augmentation notamment en vue d’étoffer le système antimissiles, et une réflexion en cours sur la possibilité d'acquérir une capacité offensive limitée.


Barthélémy Courmont : Abe a annoncé que sa priorité est le dossier nord-coréen, avec une posture ferme. Ce qui au passage n’apporte rien de nouveau pour un pays qui multiplie depuis plusieurs années les sanctions unilatérales - peu efficaces - contre Pyongyang. On peut surtout s’interroger sur le sens de cette posture. Abe a-t-il l’intention d’accélérer sa volonté de réforme de la constitution? Envisage-t-il une action militaire contre la Corée du Nord? Tout cela ressemble plus à de la gesticulation qu’à un véritable programme politique, et il est hautement probable au final que le Japon ne modifiera pas sa position sur le dossier nucléaire nord-coréen, d’autant que la crise semble désormais s’apaiser, en attendant la prochaine.
 

Plus intéressant en revanche sera l’avenir de la relation avec Pekin. Abe a récemment montré des signes encourageants en vue d’apaiser les tensions entre les deux pays. Ce pourrait être, si les conditions sont remplies, la principale évolution de ce nouveau mandat du premier ministre japonais.