Publié le 07/11/2017

Benjamin AUGE

Depuis les « événements » d’avril-mai 1989, au cours desquels un conflit a éclaté entre éleveurs mauritaniens et agriculteurs sénégalais, conduisant à la mort de plusieurs dizaines de Sénégalais en Mauritanie et le rapatriement de dizaines de milliers de ressortissants sénégalais et mauritaniens dans leur pays respectif[1], la relation entre Nouakchott et Dakar est toujours teintée de méfiance.

Si les interpénétrations entre les peuples des deux pays ont toujours été extrêmement fortes, les projets aux niveaux étatiques n’ont pas été nombreux depuis l’indépendance. Pourtant, le plus emblématique d’entre eux, l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) est encore aujourd’hui un succès à bien des égards. Créée en 1972, l’OMVS se donne comme objectifs de contribuer au secteur primaire via des barrages de retenue d’eau (Diama) ainsi que de produire de l’électricité (barrages de Manantali et Felou) pour trois des quatre pays membres (Sénégal, Mauritanie et Mali). La Guinée, membre seulement depuis 2006, ne profite pas encore de la génération électrique de ces barrages. Ainsi, la Mauritanie et le Sénégal ne partent pas de zéro en termes de coopération. Cependant, la découverte par Kosmos Energy[2] en 2015 du gisement gazier géant de Tortue, allant de part et d’autre de la frontière entre les deux États, démontre, une fois encore, que les relations bilatérales demeurent compliquées. Alors que les potentiels dividendes économiques de ce champ devraient conduire la Mauritanie et le Sénégal à travailler ensemble et faciliter le travail des compagnies, les deux gouvernements repoussent un accord de développement attendu par les pétroliers depuis près d’un an. Si la relation entre les deux États a connu des hauts et des bas depuis les indépendances, le couple Mohamed Ould Abdel Aziz/Macky Sall est sérieusement dysfonctionnel, ce qui menace de ralentir les délais d’exécution du projet de Tortue.

Tortue, un projet géant porteur d’espoir économique

La taille du gisement de Tortue est de nature à contribuer à la croissance des économies sénégalaise et mauritanienne. Les deux opérateurs du projet, le découvreur Kosmos Energy et la major britannique BP, qui jouent les premiers rôles depuis 2016, font état de 25 trillions de pieds cubes, correspondant à plus de 16 % des réserves algériennes ou 14 % de celles du Nigeria. Tortue est donc l’une des plus importantes découvertes de gaz depuis celles mises au jour au Mozambique et en Tanzanie au début de la décennie 2010 ou encore plus récemment en Égypte avec Zohr en 2015 (30 trillions de pieds cubes). Si la décision finale d’investissement – moment à partir duquel les sociétés s’engagent à développer le gisement après avoir réuni les fonds – est prévue pour 2018, le début de la production devrait intervenir en 2021. Kosmos Energy et BP ont choisi de vendre une grande partie de la production via deux Floating Liquefied Natural Gas (FLNG). Ces embarcations géantes réceptionneront le gaz, le liquéfieront avant que des méthaniers ne viennent charger la cargaison devenue ainsi liquide. Actuellement, il y en a seulement deux en activité dans le monde, le premier en Malaisie et l’autre en Australie. Un troisième FLNG sera mis en activité au Mozambique d’ici trois ans. Les pétroliers impliqués sur Tortue ont opté pour cette solution technique très moderne afin de raccourcir les délais de mise en production. Ce procédé permet également d’éviter les négociations avec les autorités nationales et locales au sujet des déplacements de population. En effet, ces déplacements sont souvent nécessaires afin de construire des infrastructures de production et de transformation du gaz à terre. Évidemment, dans les cas de gisements transfrontaliers, l’utilisation d’un FLNG représente encore un autre avantage pour les pétroliers : éviter de négocier pour savoir lequel des États obtiendra les infrastructures onshore sur son sol. Celles-ci ne peuvent en aucun cas être dupliquées. Afin d’éviter toute susceptibilité de la part d’un des deux États partie prenante du projet Tortue, Kosmos Energy et BP ont d’ailleurs décidé de positionner les deux FLNG sur la frontière maritime entre la Mauritanie et le Sénégal.

Positionnement du gisement de Tortue et des FLNG sur la frontière entre le Sénégal et la Mauritanie

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Source : Kosmos Energy Ltd [1], août 2017.

La rapidité de développement du gisement, grâce à la solidité des acteurs en présence, ne va cependant pas permettre aux deux gouvernements d’engranger d’importants revenus avant plusieurs années. Au début de la mise en production de ce type de projet géant, le produit des ventes d’hydrocarbures sert principalement à rembourser les frais dont les opérateurs privés se sont acquittés durant les phases de prospection et de développement. Les revenus pour la partie étatique s’accroissent à mesure que s’amortissent les investissements. Outre des revenus issus de Tortue, susceptibles d’être significatifs pour les deux États à partir de la fin des années 2020, le Sénégal et la Mauritanie devraient pouvoir obtenir d’importantes quantités de gaz – à prix négociés avec BP et Kosmos – pour satisfaire leurs besoins énergétiques. Actuellement, la production électrique des deux pays est très coûteuse, les centrales fonctionnant quasi exclusivement avec des produits pétroliers importés. Si les grandes villes mauritaniennes semblent profiter d’une meilleure stabilité électrique du fait de la récente mise en service de nouvelles centrales à proximité de Nouakchott, l’arrivée du gaz de Tortue pourrait non seulement accroître la production des deux États mais aussi favoriser l’exportation d’électricité à destination de la sous-région.

Les irritants politiques de part et d’autre de la frontière

Ce projet de développement de gaz semble, sur le papier, profitable aux deux États. Cependant, la négociation bilatérale traîne en longueur au grand déplaisir des pétroliers, incapables de prendre leur décision finale d’investissement sans accord des présidents mauritaniens et sénégalais. Les pétroliers avaient pourtant communiqué sur une validation de « l’accord de coopération intergouvernemental » avant la fin 2016. Or, aujourd’hui, aucune signature n’est en vue. Cet accord bilatéral est fondamental étant donné qu’il détermine les taxes du futur projet ainsi que la répartition des revenus entre les deux États et les compagnies pétrolières. Sans une validation officielle de ces éléments, il est impossible d’avancer. Il n’est pas aisé de se mettre d’accord sur un tel document pour la Mauritanie et le Sénégal, les deux États n’ayant pas d’expérience de développement de projets pétroliers significatifs. La Mauritanie produit de faibles quantités de pétrole via le gisement de Chinguetti depuis 2006 – qui s’arrêtera fin 2017 – et la société Petronas, et le Sénégal profite de volumes limités de gaz en onshore depuis 2002 par le biais de la société américaine Fortesa. Mais d’autres facteurs, plus politiques et plus fondamentaux, ralentissent le processus de négociation. Afin de favoriser une certaine neutralité, les deux gouvernements ont fait le choix de mener les discussions à Paris. Or, plusieurs de ces réunions qui sont pourtant censées régler des problèmes techniques entre fonctionnaires ont été annulées pour ces motifs politiques.

Les sources d’agacement ne manquent pas de part et d’autre. Du côté de la présidence mauritanienne, on accepte difficilement la présence de plusieurs opposants politiques à Dakar, notamment celle du fondateur de l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), Biram Dah Abeid. Après avoir été incarcéré 18 mois à la prison d’Aleg (sud-ouest de la Mauritanie) entre 2015 et 2016 pour « appartenance à une organisation non reconnue et de rébellion contre la force publique », Biram Dah Abeid a décidé de venir s’installer au Sénégal. Or, au Sénégal, l’activiste n’a pas abandonné les combats l’ayant conduit en prison, notamment la dénonciation des pratiques d’esclavage en Mauritanie. Son attitude en exil agace profondément la présidence mauritanienne qui considère que ces pratiques d’esclavage sont marginales. Afin de ne pas aggraver la situation, le Sénégal fait cependant doucement pression sur Biram Dah Abeid. Alors qu’une conférence au sujet de la situation politique en Mauritanie rassemblant Amnesty International, IRA Mauritanie ou encore la Ligue sénégalaise des droits de l’Homme, aurait dû se tenir au café de Rome le 30 septembre 2017 à Dakar, les autorités sénégalaises ont fait passer le message aux organisateurs que cette conférence pourrait gravement nuire aux relations bilatérales avec le pays voisin. La manifestation a alors été annulée. Même sort pour une autre réunion publique prévue le 5 octobre 2017[3]. La présence au Sénégal du groupe de rap mauritanien Ewlad Leblad[4] qui accuse explicitement le président Mohamed Ould Abdel Aziz de « voleur[5] » dans ses clips est également très irritante pour le chef de l’État à Nouakchott. Enfin, le président mauritanien s’agace depuis longtemps de la proximité de Moustapha Ould Limam Chafi avec Macky Sall. Ex-conseiller de Blaise Compaoré, Chafi est un opposant déclaré à Mohamed Ould Abdel Aziz.

Du côté mauritanien, plusieurs dizaines de pêcheurs issus de la région de Saint Louis, principalement du village de Guet-Ndar, ont été arrêtés en août et septembre 2017 alors qu’ils pêchaient dans les eaux mauritaniennes. Ils ont ensuite été expulsés par les autorités mauritaniennes[6], tout comme des centaines d’autres avant eux. Depuis de longues années, cette pêche, en partie illégale, était pourtant tolérée par les autorités mauritaniennes. Ces expulsions sont ainsi un moyen de mesurer la tension bilatérale.

Les Sénégalais se plaignent, par ailleurs, de fréquents contrôles de papiers en Mauritanie. Depuis 2012, une carte de séjour est obligatoire, y compris pour les ressortissants de la sous-région. En cas d’absence de papier en règle, les policiers mauritaniens ont de plus en plus tendance à expulser les Sénégalais, en très grand nombre en Mauritanie. Autre facteur majeur de tension, le président sénégalais Macky Sall n’a pas apprécié la médiation de Mohamed Ould Abdel Aziz lors de la crise électorale gambienne en décembre 2016 durant laquelle le président Yahya Jammeh refusait de quitter le pouvoir. Le président mauritanien était considéré dans la sous-région comme étant l’un des chefs d’État les plus proches de Yahya Jammeh. Le départ de ce dernier devrait affaiblir l’influence mauritanienne en Gambie et en Casamance.

Conclusion

Les pétroliers envisagent leurs différents projets avec pragmatisme. Si l’un de leurs investissements est bloqué par un ou plusieurs gouvernements, ils peuvent le mettre en veille ou l’abandonner. Le projet de Tortue est clairement une priorité dans le portefeuille de Kosmos Energy, mais probablement beaucoup moins dans celui de BP. Il reste toujours très probable que les deux gouvernements signeront l’accord intergouvernemental transfrontalier dans les prochains mois. Cependant, la brouille actuelle entre les deux pays, liée à des éléments tangibles, n’aide pas ce projet à se développer. La date de lancement des travaux étant programmée pour 2018, il faut désormais que les deux chefs d’État se décident à valider ce projet le plus rapidement possible en mettant de côté ce qui les sépare afin de ne pas repousser le développement de Tortue et les revenus potentiels qui lui sont associés.

 

[1]. Ce conflit qui conduira à la fermeture des frontières entre les deux États pendant plusieurs années a conduit à une abondante littérature scientifique. On citera notamment le dossier : R. Ciavolella et M. Fresia (dir.), « Mauritanie, la démocratie au coup par coup », Politique africaine, 2009/2 (n° 114), 196 pages.

[2]. Cette société a également découvert du pétrole au Ghana aux côtés des sociétés Tullow Oil et Anadarko.

[3]. M. Ba, « Sénégal-Mauritanie : l’opposant Biram Dah Abeid au cœur d’un bras de fer diplomatique feutré », Jeune Afrique, 5 octobre 2017, www.jeuneafrique.com [2].

[4]. « Des hommes en armes menacent des rappeurs mauritaniens réfugiés à Dakar », Le Monde, 2 mars 2016, www.lemonde.fr [3].

[5]. Voir par exemple la chanson « Sarigh », disponible sur : www.youtube.com [4].

[6]. C. Sidya, « Mauritanie : expulsion de 41 pêcheurs clandestins sénégalais », Le 360, 19 août 2017, afrique.le360.ma [5].