Publié le 02/02/2018

Dorothée SCHMID, citée par Jeacques Hubert-Rodier dans Les Echos

 La rivalité entre Téhéran et Riyad atteint une forme de paroxysme qui menace d'embraser le Golfe tout entier. Avec la menace d'une fuite en avant dans une épreuve militaire. « L'Arabie saoudite et l'Iran pourraient se livrer une guerre de grande ampleur », écrivait en novembre dernier Alireza Nader, un chercheur de la Rand Corporation. Le conflit entre les deux puissances rivales peut en effet éclater à tout moment dans le Golfe.

 Et la ligne de fracture la plus probable pourrait se situer au Liban, poursuivait-il. Deux mois après, le monde, heureusement, n'en est pas encore là. En partie parce que le danger d'une déflagration libanaise a pour l'instant été écarté.
 

Liban.  Saad Hariri , retenu en novembre dernier à Riyad et visiblement contraint sous la pression saoudienne de démissionner de son poste de Premier ministre du Liban, a retrouvé ses fonctions. Dans ce complexe billard à plusieurs bandes, traditionnel dans la géopolitique du Moyen-Orient, le prince héritier Mohammed ben Salmane, dirigeant de facto du royaume saoudien, [1] lui reprochait sa trop grande bienveillance à l'égard du Hezbollah, le mouvement chiite libanais soutenu par l'Iran.
 

Mais cette question peut resurgir à tout moment. Car le Hezbollah, qui, avec le soutien des conseillers militaires iraniens, a contribué de façon décisive au maintien au pouvoir à Damas de Bachar Al Assad, représente également un immense risque pour Israël. Ce qui a obligé l'Etat hébreu à effectuer un rapprochement discret et de circonstance avec l'Arabie saoudite dans un front anti-Iran.
 

Le Liban n'est pas le seul facteur de cette rivalité séculaire entre ces deux pays appartenant à deux mondes différents : arabe et perse. Une rivalité compliquée par les appartenances religieuses à deux branches de l'islam, le chiisme côté iranien et le sunnisme côté saoudien. « Il existe une tension permanente, mais cela ne veut pas dire que l'on se dirige vers un conflit militaire » ouvert entre l'Iran et l'Arabie saoudite, souligne Clément Therme, de l' I [2]nternational Institute for Strategic Studies (IISS) . Pour ce chercheur installé à Bahreïn, la question sécuritaire est néanmoins largement instrumentalisée pour masquer des faiblesses internes dans les deux pays. Mais il reste que « la situation dans le Golfe demeure inquiétante », note François Heisbourg, président de l'IISS et conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Dans ce Moyen-Orient compliqué, les Etats-Unis continuent en outre de jouer un rôle perturbateur. Donald Trump a donné un feu vert à l'Arabie saoudite au nom de la « lutte contre le terrorisme » pour ses opérations militaires et a laissé planer un doute sur ses intentions à propos de l'accord nucléaire de 2015 entre l'Iran et les grandes puissances.

 

Cet encouragement américain intervient alors que Téhéran et Riyad se livrent à une véritable « guerre froide », rappelant les conflits par procuration de 1947 à 1991 entre l'URSS et les Etats-Unis. Au Yémen, Téhéran a choisi de soutenir militairement les rebelles houthistes face à Riyad, qui a pris la tête d'une coalition pour remettre au pouvoir le président élu Abdrabbo Mansour Hadi. En dépit d'un surarmement impressionnant, Mohammed ben Salmane a largement raté son pari, enlisant peu à peu son pays dans une terrible guerre civile qui a fait plus de 8.700 morts depuis 2015.
 

De même en Syrie, le maintien au pouvoir de Bachar Al Assad, grâce à la présence militaire de l'Iran et de ses « proxies » libanais du Hezbollah, représente un autre revers pour l'Arabie saoudite, qui a soutenu, au contraire, les rebelles contre le régime dictatorial de Damas. La Russie, en bombardant massivement l'opposition au régime de Bachar, est, elle aussi, venue compliquer un peu plus le jeu et a donné l'illusion d'une nouvelle alliance avec Téhéran. L'autre champ de rivalité, cette fois au niveau diplomatique, se situe au sein même du Conseil de coopération du Golfe entre, d'une part,  le Qatar, et d'autre part, l'Arabie saoudite et ses alliés du Bahreïn et des Emirats arabes unis , soutenus, eux, par l'Egypte et d'autres pays arabes. Doha est accusé d'être à la fois proche de Téhéran et des Frères musulmans. Mais sept mois après la rupture des relations diplomatiques avec le Qatar, Riyad a là aussi perdu son pari. Non seulement le petit émirat n'a pas cédé aux injonctions de son voisin mais aussi sa mise au ban l'a poussé, du coup, vers l'Iran.
 

Si une guerre ouverte entre Téhéran et Riyad est improbable, elle ne demeure pas impossible. Car, comme le souligne Clément Therme, les deux pays font face à des défis considérables et relativement similaires, notamment celui de répondre au mécontentement grandissant de leur population.
 

Le pouvoir iranien a dû faire face à une vague de contestation qui remet en cause non seulement le président, Hassan Rohani, mais également le grand ayatollah Khamenei. Certes, les manifestations de 2018 n'ont eu ni l'ampleur ni la durée du « mouvement vert » de 2009 contre le président iranien d'alors, Mahmoud Ahmadinejad. Mais elles traduisent le profond fossé entre le peuple iranien, qui espérait un soulagement économique et social plus important après la levée progressive des sanctions à la suite de l'accord nucléaire 2015, et les élites dirigeantes. De même, le pouvoir du prince héritier saoudien est loin d'être assuré. Il doit affronter à la fois une population jeune et des conservateurs.

  • Pour Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie et Moyen-Orient à  l'Ifri (Institut français des relations internationales), [3] le plus grand risque aujourd'hui dans le Golfe est d'avoir face à face des « acteurs devenant irrationnels » face à leurs tensions internes. Avec, en toile de fond, un président Donald Trump qui a fait preuve de totale imprévisibilité sur la scène internationale.
 
Les points à retenir

Il y a deux mois, la crise au Liban a fait éclater au grand jour le conflit latent qui oppose l'Iran à l'Arabie Saoudite

Une rivalité qui ne date pas d'hier et qui s'explique par plusieurs facteurs.

L'histoire des deux pays, l'un arabe et l'autre perse est à la source de leur rivalité. Leur appartenance religieuse aussi, le chiisme iranien faisant face au sunnisme saoudien ;

Ils sont d'autant plus enclins à se lancer dans une surenchère que leur régime respectif est confronté à une forte contestation de la population qui réclame une amélioration de ses conditions de vie.


Par Jacques Hubert-Rodier, éditorialiste de politique internationale aux « Echos »

 


Voir l'article sur le site des Echos [4]