Publié le 20/02/2018

Laurence NARDON, interview parue dans Ouest-France. Propos recueillis par Élie Courboulay

Depuis son élection, le Président américain s’est distingué plusieurs fois par des attaques, le plus souvent sur Twitter, à l’encontre de sa propre administration. Certains décrivent un président incompétent ou encore colérique. Mais qu’elle est vraiment la situation à Washington ? Entretien avec Laurence Nardon, spécialiste des institutions américaines.

Le feu et la fureur. Voilà ce qu’il se passerait à la Maison-Blanche, selon le journaliste Michael Wolff [1]dont l’ouvrage sort jeudi en français. Il y défend l’idée d’une présidence américaine à la dérive, avec à son bord un homme « paresseux » que « les idées politiques n’intéressent pas ». Alors le gouvernement américain prend-il vraiment l’eau ?

Décryptage avec Laurence Nardon, responsable du programme Amérique du Nord de l’Institut français des relations internationales, spécialiste des institutions américaines.


Le feu et la fureur dit Michael Wolff, mais que sait-on de la situation à la Maison-Blanche ?
 
Beaucoup de sources évoquent un gros de manque de professionnalisme. Un patron, Donald Trump, assez versatile, agressif, fantasque, pas du tout intellectuel, avec beaucoup de portes qui claquent… On observe depuis le début de sa campagne qu’il adore virer des gens. Il y a un taux de rotation des conseillers à la Maison-Blanche qui est très, très, élevé.
 
Il a d’ailleurs licencié Reince Priebus, son ancien chef de cabinet, après six mois seulement…
 
Il y a toujours eu des ajustements, même sous les présidents précédents, mais là ça ne s’arrête pas. L’exemple Scaramucci, cet été, est d’ailleurs très parlant (Anthony Scaramucci est resté directeur de la communication de la Maison-Blanche dix jours). C’est inhabituel.
 
Est-ce que ce fonctionnement inhabituel peut entraver l’action du gouvernement ?
 
C’est difficile à évaluer de l’extérieur mais l’administration de la Maison-Blanche, et en général le pouvoir exécutif, est un grand paquebot qui flotte bien et qui avance tranquillement. Il existe une forme de solidité administrative, presque d’inertie bureaucratique, qui fait qu’on peut avoir un chef au sommet de la pyramide qui bouscule les usages, ça ne remet pas en cause la solidité de l’édifice.
 
En pratique que se passe-t-il ?
 
La plupart des conseillers et des administrateurs, en dessous, jouent le jeu et font leur boulot. Il n’y a qu’au département d’État (ministère des Affaires étrangères) qu’il y a un nombre très élevé de démissions. C’est le département le plus vivement critiqué par Trump. La politique étrangère menée par le Président est aux antipodes de ce que fait le ministère habituellement et il a en plus annoncé une diminution du budget.
 
Le département d’État n’est pourtant pas la seule administration mécontente des décisions du Président ?
 
Toutes les agences de renseignements sont aussi critiquées par Donald Trump. Il y a aussi l’Agence de protection de l’environnement (EPA), l’équivalent américain d’un ministère de l’Écologie. Trump a nommé un climatosceptique à sa tête et déjà annoncé qu’il voulait la supprimer. Depuis l’élection, l’EPA met de la mauvaise volonté à appliquer les directives présidentielles et va très lentement pour faire ce qu’on lui dit. Ce n’est pas très démocratique en réalité. Après c’est la question philosophique de savoir si un fonctionnaire doit appliquer la loi ou est-ce qu’il peut appliquer un devoir de réserve…
 
Trump vilipende souvent les agences de renseignements, mais ça ne les empêche d’enquêter sur l’ingérence russe dans l’élection, et les liens avec son équipe de campagne ?
 
Cela montre bien la séparation des pouvoirs aux États-Unis. Trump se retrouve face aux résistances de sa propre administration mais pas que. Il y a aussi le Congrès, c’est d’ailleurs pour ça que Trump n’a pas réussi à remplacer Obamacare. Il y a aussi la résistance du pouvoir judiciaire : on l’a vu avec la Cour Suprême qui a fait invalider son décret anti-immigration : le muslim-ban.
 
Quatre années de présidence Trump pourraient-elles laisser un héritage négatif sur les institutions américaines ?
 
Les États-Unis sont un pays très résilient et un prochain Président ou une prochaine Présidente pourra redonner une certaine solennité à la fonction présidentielle et repartir avec un fonctionnement des institutions tout à fait correct. La situation actuelle est déjà un bel exemple de la solidité des institutions américaines.
 
Malgré ce fonctionnement inhabituel…
 
Les pères fondateurs ont rédigé la Constitution américaine en 1787 avec une seule hantise : qu’un homme élu Président élargisse les pouvoirs jusqu’à devenir un dictateur. Ça explique le système de checks and balances de la Constitution américaine : chaque pouvoir est cadré par les autres. On a l’impression qu’ils ont écrit la Constitution avec à l’esprit la crainte que Trump soit élu un jour. Les institutions fonctionnent exactement comme les pères fondateurs avaient prévu qu’elles fonctionneraient si un jour un dirigeant aux tendances autoritaires arrivait aux responsabilités.
 
Certains chercheurs évoquent tout de même un danger de corruption lente des institutions…
 
C’est vrai que Trump fonctionne énormément par clientélisme, il est dans l’idée qu’il faut favoriser sa famille. Rien n’a émergé pour l’instant parce qu’on en est à l’ingérence russe dans l’élection américaine. Mais on n’est pas à l’abri de voir des histoires de conflits d’intérêts sortir dans les années à venir, notamment avec la marque de sa fille Ivanka. Elle profite de son rôle à la Maison-Blanche pour conclure des contrats sur la vente de ses produits estampillés Ivanka en Chine. Son mari, Jared Kushner, fait des levées de fonds pour sa société d’immobilier… On est en pleine République bananière. La justice américaine attend son heure, mais ne laisse jamais tomber.
 
Et en dépit de tout cela, le gouvernement continue de fonctionner ?
 
C’est un système institutionnel très solide, prévu pour résister aux tendances autocratiques d’un Président. Il a résisté à Andrew Jackson, un populiste élu en 1828, il a résisté à une guerre civile, il résistera à Donald Trump.
 

Voir l'entretien sur le site de Ouest-France [2]