Publié le 13/02/2018

Sophie BOISSEAU du ROCHER, tribune parue dans Asialyst

Avec la mort du roi Bhumibol le 13 octobre 2016, le royaume de Thaïlande est entré dans une période de deuil redoutée. Rama IX occupait le trône depuis le 9 juin 1946 : cela faisait donc un peu plus de 70 ans que la Thaïlande n’avait pas vécu de succession dynastique.

Cette étonnante longévité, couplée à une popularité qui avait eu le temps de s’ancrer très profondément, rendaient la succession sensible. Elle l’était d’autant plus que le prince héritier, Maha Vajiralongkorn, restait pour la très grande majorité des Thaïlandais une personnalité peu familière, surtout connue pour ses frasques et une vie personnelle agitée. Dès lors, les spéculations sont allées bon train sur l’avenir de son règne et plus largement, celui de la monarchie en Thaïlande. Le royaume entre-t-il dans une période d’instabilité ? De quelle manière la succession rebat-elle les cartes d’un jeu politique accaparé depuis mai 2014 par la junte du général Prayuth ? Toute une série de questions est posée par cette transition qui interroge fondamentalement l’avenir politique du royaume et des jeux d’alliance délicats.

Pourquoi le roi tarde-t-il à être couronné ?

La première question concerne la date du couronnement. Pourquoi Rama X est-il encore, en février 2018, un roi sans couronne ? Même si ce fait peut paraître surprenant, il n’en est pas pour autant inquiétant. Son propre père, le roi Bhumibol, était lui-même monté sur le trône en juin 1946 et n’avait été couronné que 4 ans plus tard en mai 1950, le temps de finir à Lausanne son cursus universitaire et de se préparer à ses responsabilités.

 

Dans les jours qui ont suivi la mort de Rama IX, le prince héritier Vajiralongkorn a demandé un délai avant d’assumer ses fonctions « pour se mettre au diapason de l’émotion du peuple thaïlandais et faire son deuil avec lui ». L’argument a porté dans un contexte de grand désarroi. En revanche, les spéculations se sont emballées lorsqu’il a décidé de repartir en Bavière (où il résidait majoritairement jusqu’en 2016 et où il retourne encore régulièrement) ; son père précisément, avait fait le choix de limiter au strict minimum ses déplacements à l’étranger pour consacrer son temps au développement de son royaume. Le prince héritier est revenu quelques semaines plus tard pour annoncer le 1er décembre 2016 avoir accepté l’invitation qui lui a été faite par le Parlement de monter sur le trône : « J’ai répondu favorablement aux souhaits du défunt roi pour le bien de toute la population thaïlandaise », a-t-il déclaré (son père l’avait déclaré prince héritier en 1972). Pour autant, pas question d’être couronné avant la crémation de Bhumibol, qui a eu lieu le 26 octobre 2017.

 

Alors, évidemment, à présent, la question de la date du couronnement revient à l’ordre du jour. Le mois de mars 2018 a été suggéré à diverses reprises mais le temps de préparation semble bien court pour que cette période soit retenue. Il faudra probablement attendre encore un peu. Plusieurs explications sont possibles pour expliquer ce nouveau délai. La première est que le nouveau souverain a besoin d’un peu plus de temps de préparation pour prendre la mesure de sa tâche. Même si depuis 2006, et systématiquement après l’hospitalisation du roi Bhumibol en 2009, il remplaçait son père dans les cérémonies, il doit encore peaufiner un rituel très contraignant.

 

Seconde explication : le nouveau monarque a besoin d’asseoir sa popularité après avoir vécu dans l’ombre de celle de son père. Il est difficile de succéder à un roi aussi apprécié que Rama IX. La transition est en cours – dans Bangkok, les grands portraits de Rama IX sont progressivement remplacés par ceux de Rama X – mais le nouveau souverain doit encore travailler son image de monarque sérieux et impliqué pour « le bien de ses sujets ». La troisième explication, c’est que Rama X et son entourage sont encore en discussion avec le Conseil privé du roi (dont la composition a été remaniée par le nouveau souverain) et avec l’équipe du Premier ministre pour bien marquer ses prérogatives : tant que le roi ne sera pas sûr d’avoir réglé ce qu’il considère personnellement comme des questions cruciales pour la suite de son règne, il a intérêt à maintenir une négociation serrée avec la junte. La rapidité avec laquelle certains amendements à la constitution ont été acceptés montrent bien qu’il entend optimiser sa marge de manœuvre, illustrant si besoin était, son sens politique. Quatrième raison enfin, c’est l’état de santé de la reine Sirikit que l’on sait très affaiblie.
Ce facteur-là, implicite, a toute sa raison d’être.

La légitimité de Rama X

La question est sensible dans un contexte politique particulier. Si la junte a organisé le coup d’État de mai 2014, c’est précisément, prétend-elle, pour « protéger la couronne ». Mais de quoi la monarchie qui semble solide et populaire après le règne de Bhumibol a-t-elle besoin d’être protégée ?

 

Il faut pour bien comprendre cet enjeu, revenir en arrière. Précisément, au début des années 1940, à l’époque où la monarchie est affaiblie. Après l’échec, en 1933, d’une tentative de restauration d’une monarchie absolue, Rama VII décide d’abdiquer (1934). En mars 1935, le Conseil de régence désigne son neveu, le prince Ananda, âgé de seulement neuf ans, sur le trône. Ainsi, pendant presque 16 ans, il n’y aura pas de roi résident au palais et l’espace politique sera principalement occupé par l’Armée. L’instabilité règne avec en toile de fond, une querelle exacerbée entre les deux principaux acteurs de la révolution, Phibun et Pridi, pour s’achever au bénéfice de Phibun nommé Premier ministre en 1938. Pendant ces années de troubles, et encore pendant la Seconde Guerre mondiale (où la Thaïlande opte pour un rapprochement avec le Japon), la monarchie ne joue qu’un rôle très marginal. Quand il a vingt ans, en décembre 1945, le roi Ananda Mahidol rentre en Thaïlande pour préparer son couronnement. L’histoire en décidera autrement. Le 9 juin 1946, le jeune roi est retrouvé mort dans sa chambre, tué d’un coup de pistolet.

 

Après la mort du roi Ananda Mahidol, son jeune frère Bhumibol Adulyadej, dix-huit ans, lui succède. Quand il rentre en 1950, le jeune monarque doit réinventer sa fonction et redonner à la monarchie une légitimité que Phibun s’est employé à affaiblir par plusieurs coups d’État. Il le fera en réactivant deux ressorts très profondément ancrés dans la culture thaïe : la religion et la tradition. Et précisément, une des raisons pour lesquelles Rama IX a été immensément aimé, voire vénéré, est qu’il a été un bon roi bouddhiste. Respecté pour son érudition et sa grande compassion, il a non seulement une légitimité dynastique mais aussi une légitimité religieuse, ce que les Thaïlandais nomment « barami », c’est-à-dire « prestige moral ». La tradition, il en apprendra tous les protocoles et les subtilités pour les reproduire fidèlement et maintenir pour son peuple, qui connaîtra sous son règne des transformations fulgurantes, des points de repère identitaires.

 

Alors, comment Rama X pourrait-il bénéficier d’une légitimité similaire ? Son éloignement et son apparent manque d’intérêt pour les affaires publiques contribuent à susciter l’interrogation ; son style de vie l’éloigne des préceptes bouddhistes et il ne peut se prévaloir, à défaut de l’expérience, d’une légitimité religieuse. Beaucoup de Thaïlandais admettent qu’ils sont dans l’attente. Tout un travail reste à faire pour les convaincre des intentions, de la vision et de l’intégrité du nouveau roi. Dans cette perspective, la nomination en février 2017 par Vajiralongkorn du patriache suprême du Shangha, Phra Maha Munivong, homme simple et religieux respecté, est peut-être un premier signe.

Rama X et l’Armée

Le binôme le plus scruté actuellement, c’est bien celui que composent Vajiralongkorn et le général Prayuth Chan-ocha, Premier ministre. Sur quels termes l’un peut s’entendre, voire se soumettre, à l’autre ? La question est centrale car on s’interroge sur la pérennité d’un système biaisé en faveur de la junte, ou, pour poser la question autrement, sur la direction politique qu’entend donner à son royaume Rama X.

 

On l’a dit, Bhumibol avait pu compter à partir de 1957 sur le soutien impliqué du général Sarit. Le rapprochement entre le chef de l’exécutif et le roi aura des conséquences immédiates (le budget attribué à la famille royale va sensiblement augmenter et l’Armée impose le retour de certaines traditions rituelles) et des conséquences à plus long terme (l’Armée va être perçue comme la « gardienne » de la monarchie). Dans les différentes constitutions, les militaires ont pour première mission de protéger la monarchie (mission qui vient avant la protection du territoire) et pour ce faire, ils peuvent utiliser la force, même contre les civils. L’usage abusif du crime de lèse-majesté donne une mesure de la déviation et de l’instrumentalisation qui ont été faite de cette mission.

 

A la différence de son père, Vajiralongkorn est un officier de carrière. Formé à l’académie militaire australienne, c’est un pilote émérite qui a dirigé une unité d’élite (l’unité 904). Il pourrait donc vouloir être plus interventionniste et les récentes nominations montrent qu’il a placé des hommes de confiance à des postes clefs ; l’actuel adjoint du chef d’État-major de l’Armée de terre n’est autre que le général Apirat Kongsompong, un très proche fidèle et pas forcément un soutien de l’actuel Premier ministre, le général Prayuth. Comprenant les enjeux, celui-ci a donc intérêt à donner satisfaction au nouveau roi : en janvier 2017, celui-ci exige que soient amendés plusieurs articles de la Constitution de 2016 ; il refuse de devoir laisser la place à un régent quand il est absent du pays ; il exige également la suppression d’un article imposant que toute proclamation royale soit contresignée par un ministre ou le Président du Parlement. En quelques heures le 10 janvier 2017, toutes ces demandes ont été honorées.

Le souverain demande également que soit amendé un autre article qui permet à la Cour constitutionnelle d’être l’ultime arbitre en cas de crise. En outre, et c’est là un fait important, une loi a été adoptée à son instigation le 24 juillet 2017 lui donnant un contrôle sur le Bureau des Propriétés de la Couronne et la gestion des propriétés ; il peut désormais non seulement nommer les membres du Conseil d’Administration (ce qui était déjà le cas) mais aussi son président (alors qu’auparavant, c’était le ministre des Finances qui s’en chargeait). Rama X a immédiatement nommé un de ses proches, le maréchal Satitpong Sukvimol, qui s’occupait auparavant de son patrimoine privé. Ce changement qui lui donne un contrôle direct sur ce qui est considéré comme le levier financier de la monarchie, mérite d’être suivi de près. Avec le frugal Rama IX, le Bureau s’occupait notamment d’opérations d’intérêt général (dons à des institutions publiques comme des hôpitaux, conservation des forêts, œuvres de charité, restauration des bâtiments historiques…). La façon dont Rama X utilisera ces ressources financières constituera un autre indicateur de ses intentions.

 

Au-delà des incertitudes de la succession monarchique, ce qui est en jeu est bien l’avenir de la transition politique dans le royaume. Le général Prayuth et une partie des Forces Armées souhaiteraient conserver le pouvoir et retardent les élections, initialement prévues pour… 2016. Le roi Vajiralongkorn n’a pas pris position sur cette question ultra-sensible. Laisser à la fois le Premier ministre et les citoyens en suspens démontre une habileté politique qui pourrait surprendre.

 

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