Publié le 09/03/2018

Tatiana KASTOUEVA-JEAN, interviewée par Benoît VITKINE pour Le Monde

Certain d’être réélu à la tête de la Russie le 18 mars, Vladimir Poutine s’emploie à motiver son électorat pour obtenir plus de voix qu’en 2012, note Tatiana Kastouéva-Jean. Et veille particulièrement à museler tout mouvement de protestation.

Tatiana Kastouéva-Jean dirige le centre Russie/Nouveaux Etats indépendants de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Cette spécialiste des politiques intérieure et étrangère russes a publié, en janvier, La Russie de Poutine en 100 questions [1](Tallandier, 352 pages, 15,90 €).

Quel est l’intérêt de l’élection présidentielle russe du 18 mars ?

Le suspense est inexistant : Poutine vaincra et ce, dès le premier tour. Même les sondages menés par la Fondation de lutte contre la corruption de l’opposant Alexeï Navalny le donnent largement gagnant. Il y a toutefois des choses à observer à la marge, comme le score que fera le candidat des communistes, Pavel Groudinine, ou celui de Ksenia Sobtchak, qui sont tous deux des nouveaux venus sur la scène politique. Leur résultat donnera une idée approximative du vote protestataire, puisqu’une partie de cet électorat boycottera le scrutin, selon la consigne d’Alexeï Navalny.

En 2012, Vladimir Poutine a obtenu 63,6 % des voix avec un taux de participation de 65,3 %. Il a besoin de faire mieux pour prouver que l’électorat soutient sa politique actuelle, très différente de celle des deux premiers mandats. Or, avec le gagnant connu d’avance, le taux d’abstention risque d’être élevé. Le pouvoir utilise donc toutes sortes de « technologies électorales » afin de susciter l’intérêt pour le scrutin : la tenue de référendums locaux ou régionaux à la même date, par exemple.

Si cet objectif n’est pas atteint, peut-on s’attendre à des fraudes ou à des manipulations ?

Pour toutes les élections – parlementaires ou régionales – depuis les protestations de 2011-2012, la consigne a été d’éviter au maximum les fraudes, du moins les plus visibles, notamment dans les grandes villes. Les choses se font autrement et surtout très en amont. Le premier outil est la sélection des candidats autorisés à concourir. Navalny, qui constituait le risque de perturbation le plus grand, n’a pas été admis. Cela dit, dans certaines régions, notamment au Caucase du Nord, les autorités locales passent outre les consignes de limiter les fraudes pour présenter à Moscou des résultats très favorables.

Quel projet Poutine propose-t-il pour ce nouveau mandat ?

Vladimir Poutine ne donne pas vraiment l’impression d’être intéressé par la campagne : il ne s’est même pas rendu à son investiture en tant que candidat et ne participe pas aux débats. Il a fallu attendre son adresse au Parlement, le 1er mars, pour avoir une idée du contenu de son programme. Lors de cet exercice, il a déroulé une longue liste de promesses économiques et sociales, qui ne sont ni inédites ni réalistes.

En outre, cette première partie de son discours a été occultée par la seconde, centrée sur les nouvelles capacités de l’armement russe. Ce mélange des genres n’aide pas vraiment à comprendre les priorités du prochain mandat. Or, les citoyens russes ont perdu environ 10 % de leur pouvoir d’achat ces cinq dernières années, et les sondages montrent qu’ils sont plus intéressés par la situation économique que par les conflits extérieurs.

Lors des élections précédentes, Poutine s’est présenté comme un modernisateur et un réformateur. Cet aspect a disparu de son discours. Pourquoi ?

Il y a une sorte d’épuisement de ce discours modernisateur. Quand on est au pouvoir depuis dix-huit ans, cela devient compliqué de promettre les mêmes choses, élection après élection. C’est par exemple le cas de la diversification de l’économie ou de la lutte anticorruption, où rien ne change sur le fond. Ce dernier sujet n’a même pas été abordé dans le discours du 1er mars. Au contraire, Poutine a insisté sur la formidable résistance de la Russie à la crise et aux sanctions. Pourquoi, dès lors, proposer une modernisation ?

Le discours sur la nécessaire « stabilité », lui, reste récurrent, notamment grâce au repoussoir des années 1990. Mais cette référence commence à dater, et la stabilité paraît menacée…

C’est vrai que la référence aux années 1990 est de moins en moins efficace. Mais elle est remplacée par la comparaison avec l’Ukraine, qui permet d’appuyer le discours selon lequel les bouleversements politiques sont dangereux.

En même temps, pour une partie des Russes, la stabilité s’apparente à la perpétuation des inégalités. Les changements sont souhaités, mais ils font peur. Ce n’est pas le seul paradoxe. Les Russes soutiennent Vladimir Poutine, mais lorsqu’on leur demande ce qu’ils pensent de l’état des routes, des hôpitaux, de la justice, de l’éducation, les jugements sont souvent très critiques. Pour autant, ces manquements ne sont pas imputés au président lui-même. Comme s’il incarnait une certaine idée de la nation russe et n’était pas associé aux effets concrets des politiques de l’Etat.

Comment l’expliquer ?

Les gens se disent que Poutine va dans le bon sens, mais que ses ordres ne sont pas exécutés. Il y a aussi le rôle supposé des « ennemis extérieurs », de l’Occident. Plus généralement, une grande part des citoyens russes a peur de tout ce qui ressemblerait à une déstabilisation et leur ferait perdre leurs acquis, même s’ils sont fragiles. La propagande dans les médias, surtout à la télévision, joue aussi un rôle, en présentant une vision très positive de l’état du pays, en opposition au « chaos » qui règne ailleurs.

Et la peur de la répression ?

La mémoire des répressions staliniennes est très forte en Russie et, avec elle, l’idée de la violence que peut exercer l’Etat contre les citoyens. L’intensité, les cibles et les méthodes de la répression varient cependant au fil du temps. La période de répression la plus dure a correspondu aux manifestations de 2011-2012, avec de longues peines de prison infligées à de simples manifestants. Depuis, les répressions sont à la fois plus ciblées et plus aléatoires. Le même acte de protestation peut conduire à une arrestation, à une simple amende ou à rien du tout.

La rhétorique de la forteresse assiégée peut-elle suffire à offrir une assise solide au pouvoir ?

Les pics de popularité de Poutine ont toujours correspondu à des guerres : celle de Tchétchénie, celle de Géorgie, celle d’Ukraine, celle de Syrie… Mais ce ressort commence à s’épuiser. L’« effet criméen » ne peut pas être exploité pendant dix ans. Quant à la Syrie, elle a amené une certaine fierté pour les prouesses militaires, mais le sujet n’a jamais suscité d’émotions fortes.

Reste donc uniquement l’objectif de la préservation des acquis. Cela ressemble à une forme de stagnation…

C’est tout l’enjeu de ce mandat à venir. Pour le moment, la priorité du pouvoir est que le processus électoral se passe dans le calme. Il ne faut réveiller aucune passion et, surtout, ne pas voir se répéter les manifestations de 2011-2012. L’obsession du Kremlin est le contrôle. Le pari est dès lors de réussir à mobiliser l’électorat, mais de façon limitée. Pour la suite, il faudra bien plus que les 1,5 % de croissance actuelle pour tenir les promesses électorales.

Les élites sont-elles loyales au président ?

Beaucoup de gens, y compris au sein du gouvernement, ont une vision différente du développement de la Russie, plus démocratique et plus européenne. Mais ces personnalités ne contestent pas l’autorité personnelle de Vladimir Poutine. Elles lui reconnaissent, notamment depuis l’annexion de la Crimée, la capacité de conduire le pays, dans des crises majeures.

Même au sein de l’élite, il y a une peur des bouleversements. Beaucoup, y compris dans l’entourage proche du président, se sont fortement enrichis. Ils n’ont pas envie d’être balayés par un quelconque changement. Chacun est très conscient de sa fragilité, et de la possibilité d’être broyé par le système, à l’instar de ce qui est arrivé à l’ancien ministre de l’économie Alexeï Oulioukaïev, loyal et pourtant envoyé en prison.

Avec les sanctions individuelles, l’Occident a voulu jouer sur ces divergences potentielles au sein de l’élite. Mais cela n’a pas fonctionné. Vladimir Poutine compense les pertes et accorde d’autres avantages. Il est finalement plus intéressant de rester à bord du bateau que de l’évacuer. N’empêche que les « bouées de sauvetage » ne manquent pas : des doubles passeports, des entreprises enregistrées dans les places offshore, des ­propriétés immobilières dans des endroits plus sécurisés de la planète…

La vague nationaliste et ultraconservatrice a-t-elle une assise profonde dans la population, au-delà de la propagande ?

Le Kremlin essaie de capter les tendances existantes dans la société et de les exploiter. Le nationalisme, qui prend parfois la forme d’un discours xénophobe dur, existe au sein de la population, malgré une tradition internationaliste héritée de l’URSS. Ce thème a été utilisé, par exemple, lors de l’élection à la mairie de Moscou, en 2013. Quant au conservatisme, il y a là aussi des tendances lourdes, notamment en ce qui concerne l’homophobie. Mais ces questions sont aussi instrumentalisées pour renforcer la distinction entre les Russes et les Occidentaux, tracer une ligne de fracture en matière de valeurs.

Là encore, la priorité du pouvoir reste le contrôle : éviter que les extrêmes se saisissent de ces sujets. Les ultranationalistes ont été utilisés en 2014, au plus fort de la crise ukrainienne, puis marginalisés très rapidement, voire réprimés. Cela a été la même chose pour les ultraorthodoxes en 2017.

On a, à vous entendre, le sentiment d’un pouvoir élastique, sans colonne vertébrale…

C’est particulièrement vrai pour ce qui est des moyens utilisés et le dosage de la violence. Mais il y a, s’agissant des objectifs, des constantes : la préservation de l’intégrité territoriale du pays, la stabilité du régime politique, la défense de la souveraineté. Poutine a mis en avant ces thèmes, dès son arrivée au pouvoir. Pour les atteindre, il s’adapte en permanence à la conjoncture, qu’il s’agisse de la politique intérieure ou internationale.

A-t-on raison de personnaliser à l’extrême l’analyse du pouvoir russe ? Poutine décide-t-il de tout ?

C’est une autre constante de l’histoire russe : le rôle prépondérant du leadeur, qu’il soit tsar, secrétaire général du parti ou président. Cela tient aussi à la faiblesse extrême des institutions, réduites à un rôle formel, et de la société civile. Poutine a encore accentué cette tendance en s’appuyant sur un entourage très restreint et en étendant le secret à tout ce qui le concerne, à commencer par sa vie privée. Toute la communication du président est soigneusement construite et, là encore, étroitement contrôlée.

 

Lire l'interview sur le site du Monde [2]