Publié le 18/05/2018

Thomas GOMART, Robin NIBLETT, Daniela SCHWARZER, Nathalie TOCCI

La décision du président des États-Unis, Donald Trump, de se retirer du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA), signé avec l’Iran en juillet 2015, provoque une détérioration brutale de la sécurité régionale et internationale. Elle accentue le risque d’une course aux armements nucléaires au Moyen-Orient et au-delà.

Violant une résolution contraignante du Conseil de sécurité des Nations unies, ce retrait unilatéral compromet toute tentative de limiter la prolifération des armes nucléaires par la diplomatie multilatérale. Cela revient à nier à l’Organisation des Nations unies (ONU) son rôle de médiateur pour la paix et la sécurité internationale, et à ne pas reconnaître le droit international comme pilier des relations entre États souverains.

Les réponses que les Européens apporteront à cette décision auront de lourdes conséquences sur leur alliance avec les États-Unis. Elles détermineront aussi les relations qu’ils entretiennent avec la Chine, la Russie ou tout autre pays, et influeront directement sur l’environnement sécuritaire au Moyen-Orient.

Sur l’Iran, l’Union européenne (UE), avec le groupe E3 (Allemagne, France, Royaume-Uni), et Donald Trump ont des intérêts divergents. Tout en poursuivant des intérêts purement domestiques, le président américain cherche à renverser le régime iranien et/ou à assurer la victoire d’Israël et de l’Arabie Saoudite contre l’Iran et ses partenaires régionaux. Ne répondant pas à cet objectif, le JCPOA est présenté comme « mauvais » par Donald Trump depuis des mois. Selon son raisonnement, enterrer l’accord, déniant ainsi à l’Iran la possibilité de réintégrer pleinement le système international, imposerait une pression sur Téhéran susceptible de provoquer la chute du régime. Au regard de l’expérience irakienne, on connaît les dangers que présentent des raisonnements de cette nature.

Depuis la « décertification » du JCPOA en octobre 2017 par Donald Trump, le format E3/UE a tenté, en vain, de le convaincre de respecter l’accord, tout en cherchant avec l’administration américaine des mesures capables d’entraver le programme balistique iranien et de contrecarrer l’influence régionale de Téhéran. Au-delà des opinions de Donald Trump et de son entourage, tout accord avec l’Iran implique de facto la reconnaissance de la République islamique comme régime légitime, ce qui demeure impensable pour beaucoup d’Américains, notamment pour les « faucons » républicains qui tiennent les rênes du pouvoir à Washington aujourd’hui.

Les Européens considèrent, quant à eux, que le JCPOA était, dans le contexte post-2003, la moins mauvaise solution pour limiter les risques de prolifération nucléaire au Moyen-Orient. Si Européens et Américains partagent le même intérêt stratégique en matière de contre-prolifération, ils s’opposent sur la nature des relations à nouer avec Téhéran. Pour le format E3/UE, cette crise a valeur de test de la capacité de l’Europe à défendre ses intérêts stratégiques propres.

Paradoxalement, nous revenons à la situation de 2003, lorsque l’invasion américaine de l’Irak avait offert au format E3/UE l’opportunité de négocier avec le gouvernement iranien, afin de stopper son programme clandestin d’armes nucléaires. Les nations du Vieux Continent doivent à présent profiter du retrait unilatéral de Trump du JCPOA pour promouvoir leurs intérêts dans une optique à la fois européenne et transatlantique : contenir le programme balistique iranien, provoquer un désengagement politique et militaire de la République islamique en Syrie, au Liban et au Yémen, et garantir la sécurité d’Israël. Pour les Européens, et contrairement à l’administration Trump, une conflagration généralisée au Moyen-Orient ne saurait se traduire par la victoire absolue d’un des acteurs : tout système régional durable implique un équilibre de puissances dont aucun acteur ne saurait être exclu. Ce n’est qu’en contribuant à l’équilibre régional que les Européens feront face à leur double préoccupation sécuritaire : combattre la menace terroriste, en particulier Daech, et prévenir une course régionale aux armements.

Cela exige que le format E3/UE travaille de concert avec tous les autres membres du Conseil de sécurité des Nations unies et avec l’Iran afin de préserver le JCPOA, comme annoncé lors de la rencontre avec le ministre des Affaires étrangères iranien Mohammad Zarif un peu plus tôt dans la semaine. En réalité, cela signifie que le E3/UE prenne des mesures précises pour aider à protéger les investissements commerciaux européens et ceux mis en place avec l’Iran, même si cela signifie pour certains grands groupes européens de choisir – ou d’être forcés – de se retirer. Cela signifie également résister à la pression des États-Unis de vouloir écarter l’Iran du système de transfert financier SWIFT et à d’autres mesures extraterritoriales. L’administration Trump peut protester, mais ces décisions ne peuvent pas être interprétées comme une aide à l’Iran dans sa quête à l’armement nucléaire, ce qui mènerait à des représailles comme l’a annoncé le président Trump. De plus, tout en restant fidèles au JCPOA, les Européens peuvent s’impliquer davantage face au rôle de plus en plus problématique que joue l’Iran dans la région.

Ce n’est pas la première crise traversée par l’Europe et les États-Unis. Lorsque le E3/UE avait mené les premières négociations avec l’Iran en 2003, le gouvernement de George W. Bush s’y était fermement opposé. Cependant, les avancées indéniables du programme iranien avaient obligé les États-Unis à privilégier la voie diplomatique. C’est précisément parce que les États-Unis ne sauraient se résumer à la personne de Donald Trump qu’il est indispensable que les Européens préservent l’accord afin de laisser à leur allié américain la possibilité de se rallier à la voie de la diplomatie multilatérale et de la raison vis-à-vis de l’Iran.

La défense du JCPOA sert de test à la volonté de l’UE de construire son autonomie stratégique. L’UE ne parviendra à négocier efficacement avec les États-Unis au sujet de l’Iran que si elle développe sa propre stratégie et démontre sa capacité à agir selon ses intérêts.