Publié le 23/05/2018

Tatiana KASTOUEVA-JEAN, tribune parue dans Le Monde

La marge de manœuvre du président français lors de sa visite à Saint-Pétersbourg jeudi 24 mai est très limitée, estime la politologue Tatiana Kastouéva-Jean de l'Ifri. Emmanuel Macron est le quatrième hôte de l’Elysée que Vladimir Poutine a connu pendant ses dix-huit ans au sommet du pouvoir russe.

La relation franco-russe a été chaleureuse sous Jacques Chirac. En 2003, la position commune – avec l’appui de l’Allemagne – contre l’intervention américaine en Irak a été perçue à Moscou comme une promesse d’une recomposition de l’ordre international, une promesse qui n’a pourtant pas duré. La relation du Kremlin avec Nicolas Sarkozy a connu aussi son moment fort avec la médiation du président français à la suite d’une guerre éclair entre la Russie et la Géorgie en août 2008.
 

Or, par la suite, le retour de la France au commandement intégré de l’OTAN ainsi que sa participation à l’intervention en Libye en 2011 ont été interprétés à Moscou comme le début d’une politique néoconservatrice et interventionniste. Mais c’est sous la présidence Hollande que la relation bilatérale a atteint l’un des points les plus bas de son histoire, marqué par l’annexion de la Crimée, les sanctions, l’annulation des contrats de vente des porte-hélicoptères Mistral ou encore celle de la visite de Poutine à Paris en octobre 2016 [1].

Une fois élu, Emmanuel Macron a su alimenter l’espoir d’amélioration des relations politiques avec la Russie en condamnant le « néoconservatisme importé » et en annonçant le retour à la ligne « gaullo-mitterrandienne ». Face à la Russie, le président Macron a formulé le dilemme historique actuel de l’Europe : réussir à y arrimer ce pays ou le laisser se replier sur lui-même. Sa visite au Forum économique international de Saint-Pétersbourg est-elle un pas dans la bonne direction ?

Blocages et crispations

Un an après la rencontre entre Macron et Poutine à Versailles fin mai 2017 [2], des tendances contradictoires sont à l’œuvre. Le dialogue est franc et régulier. La relation s’appuie sur un solide socle économique, malgré les sanctions occidentales et les contre-sanctions russes. Depuis 2015, la France est le premier investisseur étranger en Russie ainsi que le premier employeur étranger.

En janvier, Vladimir Poutine a reçu plusieurs entrepreneurs français, une manière de remercier ceux dont la volonté et la foi dans le marché russe permettent de desserrer l’étau des sanctions. Le projet de production de gaz naturel liquéfié Yamal LNG [3](dans lequel Total détient 20 %) est exemplaire à ce titre : il ouvre de nouvelles perspectives globales aux hydrocarbures russes tout en servant de message politique fort sur les possibilités de travailler en Russie sans recourir au dollar américain. Sur le plan culturel et citoyen, la plate-forme numérique le « Dialogue de Trianon » [4]qui sera évoquée à Saint-Pétersbourg a vocation à renforcer les échanges entre les sociétés civiles. Les présidents ne peineront donc pas à afficher des avancées bilatérales positives.
 

Cependant, les relations qui lient les deux pays ne sont ni exclusivement bilatérales ni purement mercantiles. Ce sont sur les dossiers stratégiques multilatéraux les plus épineux que les deux présidents sont attendus et que le succès du sommet sera jugé. Or, sur ces dossiers, des blocages et des crispations sont encore plus marqués qu’il y a un an à Versailles. Ainsi, le règlement de la crise à l’est de l’Ukraine est dans l’impasse et le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a ouvertement qualifié la Russie de « pays agresseur » en mars 2018. Aucun facteur ne permet aujourd’hui d’engager la discussion sur la levée, ne serait-ce que partielle, des sanctions européennes conditionnées au respect des accords de Minsk.

En Syrie, les divergences ont été consommées en avril dernier après les frappes françaises, américaines et britanniques contre Damas qui ont suivi l’attaque chimique dans la Ghouta orientale.

  • Il est peu réaliste aujourd’hui d’espérer des inflexions quelconques de Moscou sur l’Ukraine ou sur la Syrie.

Aucune « sortie par le haut » ne se profile non plus à l’horizon proche : les partenaires ne sont pas prêts à engager de vraies discussions sur des dossiers plus globaux comme la nouvelle architecture de sécurité européenne, la politique de voisinage de l’UE, l’élargissement de l’OTAN, la politique russe dans l’espace postsoviétique ou encore la reconnaissance de l’Union économique eurasiatique [l’intégration économique de l’Arménie, du Kirghizistan, de la Biélorussie, du Kazakhstan et de la Russie] comme un véritable acteur international.

La nature du régime russe actuel – autoritaire, nationaliste et conservatrice – l’éloigne de plus en plus des valeurs déclarées de l’Europe et génère des méfiances, notamment en matière d’ingérences. Le temps d’un « dialogue stratégique et historique » avec la Russie souhaité par Emmanuel Macron ne semble donc pas au rendez-vous.

Faiblesses du camp occidental

Cependant, quelques opportunités de rapprochement s’esquissent aussi depuis Versailles. Comme sur le dossier irakien en 2003, elles viennent de la politique américaine dont l’unilatéralisme assumé met fortement à l’épreuve la solidarité transatlantique. Le retrait américain de l’accord de Paris sur le climat, les sanctions dont les effets extraterritoriaux menacent les entreprises européennes, l’abandon de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015… Autant de décisions qui affaiblissent la cohésion du camp occidental, déjà passablement écorchée par différents facteurs allant du Brexit et l’impopularité croissante du projet européen à la montée des populismes.

La position d’Emmanuel Macron n’est pas des plus confortables : conscient des faiblesses du camp occidental, il sait aussi les risques de les étaler face la Russie qui, selon sa formule, n’hésitera pas à s’engouffrer dedans.

  • Le président français évitera certainement de faire cavalier seul face à Moscou, quels que soient les aléas des relations actuelles avec Washington et les autres capitales de l’UE.

Comme l’a montré le récent voyage aux Etats-Unis, il renouvellera ses tentatives de raisonner le difficile allié américain et de soigner les problèmes du couple transatlantique autrement qu’en invitant une troisième partie à jouer les arbitres. L’affaire d’empoisonnement d’un double agent russe à Londres attribué à la Russie a aussi prouvé la priorité donnée à la solidarité européenne face à Moscou, même au prix de l’expulsion mutuelle des diplomates.

Aucun « reset » (redémarrage) dans les relations avec la Russie ne se profile donc à l’horizon proche et la marge de manœuvre française est limitée par les considérations évoquées. Il reste à la France de travailler à éviter la dégradation dans l’immédiat et à préparer l’avenir en remplissant pleinement son rôle de puissance responsable, respectueuse du multilatéralisme, du droit international, de l’importance du Conseil de sécurité de l’ONU, en dépit des agissements des deux grandes puissances.

Cette « grammaire » peut rassurer les Russes, car si elle ne suppose pas une complaisance à leur égard, elle est aussi loin du simple suivisme de la politique américaine. De quoi permettre à la France de continuer, tout comme à l’époque de la guerre froide, de jouer un rôle d’intermédiaire privilégié en toutes circonstances, en rehaussant son propre rang international par la même occasion. Le dossier iranien en sera le prochain test.


Voir l'article sur LeMonde.fr [5]