Publié le 30/07/2018
Prime Minister of Cambodia, Hun Sen, attend hosting the World Economic Forum, 2017

Sophie BOISSEAU du ROCHER, interviewée par Clément Daniez pour L'Express

L'absence du seul parti d'opposition crédible entâche le triomphe du Premier ministre cambodgien Hun Sen aux législatives. Auteur de Cambodge, la survie d'un peuple (Belin), Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse associée au Centre Asie de l'Institut français des relations internationales (Ifri), a publié un entretien avec l'opposant franco-cambodgien en exil en France, Sam Rainsy, dans la revue Politique Internationale. Elle revient sur le succès électoral que s'est fabriqué Hun Sen, à la tête du Cambodge depuis les années 1980. 

L'Express : Le Parti du peuple cambodgien (PPC) du Premier ministre Hun Sen, au pouvoir depuis 33 ans, a revendiqué d'avoir remporté la totalité des 125 sièges de députés en jeu dimanche... 

Sophie Boisseau du Rocher : Ces législatives sont une farce démocratique. Ce résultat de 125 sur 125 plaide en faveur de la thèse de la mascarade. Cela avait le goût d'une élection, mais ce n'en était pas une. On assiste à un dévoiement très grave du système démocratique. Hun Sen manipule le pouvoir, l'opposition, les partenaires occidentaux et asiatiques. Il a manipulé également les petits partis, quitte à en créer pour pouvoir donner l'allure d'un scrutin électoral, en plus de quelques vieux partis qui n'avaient aucune chance de remporter des sièges. Le seul qui avait une chance de déstabiliser son pouvoir, le Parti du sauvetage national du Cambodge (PSNC), dissous en novembre, a été empêché de concourir. Son dirigeant actuel, Kem Sokha, est en prison [pour trahison et espionnage]. Son ancien dirigeant, Sam Rainsy, est en exil en France. La question est de savoir maintenant quel est le nombre de bulletins blancs, consigne de vote de Sam Rainsy, pour savoir si un mouvement en faveur d'un recomptage pourrait être envisagé. 

 

A deux jours du vote, Hun Sen n'hésitait pas à évoquer "l'élimination des traîtres"... 

On est dans une violence qui n'est pas seulement verbale, mais mentale, rappelant celle des Khmers rouges, au pouvoir entre 1975-1979. Il en a été lui-même un. Le peuple cambodgien a peur et n'a pas envie de voir se reproduire ces années de terreur. Le système de quadrillage et de surveillance permanente d'Hun Sen est assez proche de celui des Khmers rouges. 

En quoi le génocide perpétré par les Khmers rouges marque-t-il la politique contemporaine ? 

Pas une famille cambodgienne n'a été épargnée par ce drame, qui a fait près de 2 millions de tués sur une population de 13 millions d'habitants. Dans une Asie où l'on vénère la mémoire des ancêtres, c'est un souvenir très présent. L'angoisse de revenir à quelque chose d'aussi violent et dramatique est un spectre qu'Hun Sen agite. 

Plus qu'un homme, ne s'agit-il pas dorénavant d'une famille au pouvoir ? 

Beaucoup d'experts ont écrit sur la façon dont Hun Sen a mis en place un système familial de contrôle du pouvoir avec ses fils aux postes importants et ses filles aux affaires. C'est véritablement ce qu'aimerait instituer Hun Sen : une pseudo-démocratie héréditaire. D'une certaine façon, son modèle est la Corée du Nord. La famille au pouvoir dirige le pays comme un monarque pourrait le faire. Lorsque le roi Sihanouk est mort, Hun Sen est d'ailleurs intervenu directement dans le processus de succession pour faire pencher la balance en faveur de son fils le plus inoffensif, Sihamoni. 

Contrairement à la Chine et l'Inde, les Etats-Unis et l'Union européenne ont refusé d'envoyer des observateurs. Pourquoi ? 

Dès le départ, les dés étaient pipés et ils n'ont pas voulu cautionner cette mascarade.  

Vietnam, Laos, Thaïlande, Cambodge... cette partie du sud-est asiatique ne s'écarte-t-elle pas de plus en plus du modèle démocratique ? 

Il ne faut pas oublier qu'il a fallu un siècle à la France, après la révolution, pour que la démocratie s'installe véritablement. On ne peut pas attendre de peuples n'ayant pas eu ce temps de maturation qu'ils adhèrent à la culture démocratique plus rapidement. Je vois quand même ici et là des signaux favorables au Cambodge. Si Hun Sen est passé au cran supérieur, c'est parce qu'il sentait son pouvoir menacé, les sondages donnant l'opposition gagnante. Il a resserré encore plus les vis par inquiétude, car il sait le peuple fatigué du système qu'il a mis en place. La croissance est réelle, mais elle est très déséquilibrée et n'est pas pérenne, sans base industrielle. La société conteste, mais n'a pas d'autres moyens pour sa survie que de continuer avec ce régime avant l'émergences d'autres alternatives. Ailleurs les choses évoluent. En Malaisie, il y a un mois demi, le pouvoir a changé de mains, sur une base nouvelle, et le pays n'a pas sombré dans le chaos. Et en Thaïlande, où la junte au pouvoir depuis 2014 a promis des élections générales pour 2019, de nouveaux partis se créent.

 

Voir l'interview sur le site de L'Express [1]