Publié le 06/11/2018

Laurence NARDON, interviewée par Samuel Ribot pour La Dépêche

International - Interview de Laurence Nardon, docteure en sciences politiques, directrice du programme Amérique du Nord de l'Institut français des relations internationales (Ifri)

Après deux ans de présidence Trump, vous dites que les Etats-Unis «sont entrés dans une séquence de raidissement politique dont on peine à voir l'issue…» Pourquoi ?

Donald Trump est le produit d'un cycle conservateur qui a commencé dans les années 80, avec Ronald Reagan, mais aussi de la transformation des médias et de l'arrivée d'Internet, qui ont concouru à la fin de la culture du compromis en politique. Dans ce contexte, face à des conservateurs extrêmement rigides, les modérés ont vu leur champ d'action se réduire. Et Trump, par sa personnalité hors normes, son idéologie, son narcissisme pathologique, son mépris de la vérité et des autres sensibilités, renforce cette hystérisation du discours politique américain.

L'affaire des colis piégés envoyés aux opposants du président s'inscrit-elle dans ce mouvement ?

Je travaille sur les États-Unis depuis des années, et j'avoue que je suis désormais assez méfiante par rapport aux actualités dites «brûlantes» qui alimentent la campagne jour après jour. C'est encore plus vrai avec Trump, avec lequel on a quand même un psychodrame par semaine depuis son élection ! Or, pour conserver sa capacité d'analyse, il est nécessaire de garder ses distances avec ce type d'événement, qui alimente l'hystérie de cette campagne mais ne dit pas grand-chose du fond. Je pense d'ailleurs que cela restera un épiphénomène.

A vous lire, on comprend que l'arrivée au pouvoir de Donald Trump a des racines profondes. Pourtant, tout le monde a été pris de court en 2016. Pourquoi ?

La stupéfaction est venue du fait que, pendant toute la campagne, Hillary était en tête. Je rappelle d'ailleurs qu'elle a effectivement obtenu la majorité des voix. De l'autre côté, Trump apparaissait tellement foutraque, tellement peu professionnel, tellement impréparé que son élection semblait être une blague. Mais plus que les électeurs, c'est le système électoral, et son exploitation par des équipes de campagne qui se sont concentrées sur des Etats où les écarts étaient infimes, qui ont conduit Donald Trump au pouvoir. Et ça, les sondages n'ont pas su le déterminer.

Deux ans plus tard, ces élections de mi-mandat se réduisent-elles à un référendum sur la politique du président Trump ?

Traditionnellement, ces élections sont plus un référendum sur la personnalité du président en exercice que sur sa politique. Mais cette fois-ci, il s'agit de Trump. Et il est évident que la psychologie du personnage renforce considérablement cet aspect.

Quel est l'enjeu politique de ce scrutin ?

Il va entraîner le renouvellement partiel de sièges à la chambre des représentants et au Sénat, qui forment ensemble le Congrès. Or, la chambre des représentants a de fortes chances de basculer du côté démocrate, ce qui en fait l'enjeu majeur du scrutin puisque cela réduirait considérablement les marges de manœuvre de Trump.

De quelle manière ?

S'il perd sa majorité, le président devra faire face à une obstruction systématique du Congrès, qui bloquera les propositions de loi venant de la Maison Blanche. C'était d'ailleurs déjà compliqué pour Trump sur certaines questions, comme on a pu le voir avec l'échec de sa réforme de l'Obamacare. Mais là, il ferait face à une réelle forme d'impuissance.

Mais Trump dispose toujours d'une base électorale solide, non ?

Bien sûr, d'autant qu'il leur a donné des gages. Aux populistes de droite d'abord, en réussissant par exemple à faire valider le Muslim Ban (*) et, plus récemment, en affichant sa fermeté vis-à-vis de la caravane de migrants venus du Honduras. Aux tenants de la droite chrétienne ensuite. Ces évangéliques, qui représentent une forte proportion de la population américaine, sont contre l'avortement et l'homosexualité. Ils ont voté Trump dans l'espoir que celui-ci nomme des juges conservateurs afin d'imposer leurs idées. Avec les nominations de Brett Kavanaugh et Neil Gorsuch à la Cour suprême, mais aussi de nombreux autres juges à tous les étages du système judiciaire américain, les voilà comblés.

Ces élections ne posent-elles pas un problème en matière d'organisation ?

Il existe un réel problème autour de l'abstention. Pour voter, les gens doivent prendre un jour de congés, puisque les élections se tiennent le mardi, se rendre en voiture jusqu'à leur bureau de vote, faire la queue… C'est un réel problème pour le vote des minorités, qui ont plus de difficultés pour prendre un jour de congés, qui n'ont pas forcément de voiture et qui doivent faire face à un code électoral parfois très contraignant, dont l'objectif, dans certains états comme ceux du Sud, est clairement de les tenir à l'écart du vote. C'est une donnée très importante, sachant que le vote des minorités va plutôt vers les démocrates.

Vous vous interrogez sur les chances de survie à moyen terme du Parti Républicain, que vous qualifiez de «mille-feuilles idéologique». Survivrait-il à une lourde défaite aux «midterm» ?

Trump a fait rentrer dans le Parti Républicain, déjà morcelé idéologiquement entre les libéraux et la droite chrétienne, une base populiste très vindicative. De là à dire qu'une défaite ferait exploser le parti, je ne le crois pas. La prépondérance du bipartisme aux Etats-Unis fait qu'il est très difficile, pour ne pas dire impossible, d'exister en-dehors d'une des deux grandes formations politiques. Ces dernières sont donc «condamnées» à accueillir en leur sein des sensibilités parfois très éloignées les unes des autres. Mais le Parti Républicain a été pris en otage par Trump, qui a lancé une sorte d'OPA hostile pendant les primaires, à l'occasion desquelles il a balayé tous ses adversaires.

Le plus troublant, c'est d'ailleurs qu'il a gagné avec un programme populiste qui n'était absolument pas la tasse de thé des Républicains. Plus étonnant encore : il a gagné en s'appuyant sur un populisme de droite, anti-immigrés, et un populisme de gauche, avec cette idée du retour des classes moyennes et des «cols bleus», c'est-à-dire la classe ouvrière.

Vous rappelez l'attachement des Américains à la Constitution, à la séparation des pouvoirs et à la liberté de la presse. Autant de piliers aujourd'hui malmenés par le président…

Je pensais que les contre-pouvoirs fonctionneraient efficacement pour tempérer la politique de Donald Trump. Et en un sens ils l'ont fait. Mais les attaques contre la presse, la polarisation du discours médiatique avec des médias pro-Trump, comme Fox News, et des journaux qui tirent à boulet rouge sur le président, comme le New York Times ou le Washington Post, sont des signaux inquiétants. Et quand le président lui-même attaque en permanence les médias, il ne faut pas se tromper : on est dans une démarche de fragilisation de la démocratie.

(1) : Décret interdisant l'entrée sur le territoire américain aux ressortissants de sept pays musulmans.

(*) A lire : «Les États-Unis de Trump en 100 questions», par Laurence Nardon, éditions Tallandier. 350 pages, 16,50 €. [1]

Propos recueillis par Samuel Ribot

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