Publié le 22/01/2019

Hans STARK

56 ans après l’élaboration du traité de l’Élysée, qui consolidait et amplifiait le processus de réconciliation et la coopération entre la France et l’Allemagne lancé dès 1950, les deux pays signent le 22 janvier 2019, à Aix-la-Chapelle, un nouveau « traité de coopération et d’intégration franco-allemand », encore plus ambitieux. 

Parmi ses principaux objectifs, on relève la volonté des deux pays d’instituer « une zone économique franco-allemande dotée de règles communes ». Les législations économiques devront être « harmonisées » et les « politiques économiques coordonnées de façon régulière ». Le but étant de « favoriser la convergence entre les deux États et d’améliorer la compétitivité de leurs économies ». Ce processus doit être évalué par un « Conseil franco-allemand d’experts économiques indépendants », à l’instar du « Conseil des sages » allemand qui joue un rôle important outre-Rhin.

Le poids des divergences

Ces objectifs sont largement dictés par la volonté franco-allemande de consolider la zone euro et d’assurer la compétitivité des deux pays dans un espace économique globalisé et très concurrentiel. Si l’on doit s’en réjouir, sont-ils réalistes ? Le défi est considérable. Les divergences structurelles entre Paris et Berlin, qui renvoient à des cultures économiques différentes, persistent.

Certes, opposer une France « dirigiste » à une Allemagne « libérale » est excessif, d’autant que les deux pays partagent la vision d’une économie de marché régulée – ce qui les distingue du modèle économique britannique par exemple. La logique du libre-échange, dans un contexte à la fois européen (marché unique) et mondial (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, puis Organisation mondiale du commerce) a aussi exercé une influence majeure sur la convergence des approches économiques française et allemande ces dernières décennies. Mais il n’en demeure pas moins que les modèles économiques français et allemand sont toujours largement façonnés par l’histoire, les mentalités et structures institutionnelles des deux pays.

L’Allemagne s’est dotée à la fin des années 1940 d’un cadre économique inspiré par l’ordolibéralisme, basé sur la liberté d’entreprendre, la déconcentration et la décentralisation des processus de prise de décision, le respect des règles et la co-décision entre partenaires sociaux. La France, où l’État joue traditionnellement un rôle jugé nécessaire dans l’économie, accepte davantage des structures de pouvoir verticales et accorde tout naturellement des fonctions discrétionnaires importantes aux pouvoirs publics. En Allemagne, la priorité est accordée à la stabilité, budgétaire et monétaire avant tout, tandis qu’en France, la politique budgétaire et monétaire est soumise au primat de la croissance. Ces traditions sont très ancrées dans la pensée collective des acteurs politiques et économiques des deux pays.

Rappelons aussi que la culture du consensus et la recherche du dialogue entre partenaires sociaux sont beaucoup plus prononcées en Allemagne qu’en France (où les conflits sociaux peuvent atteindre des degrés de violence ponctuels inconcevables en République fédérale), que la politique économique allemande est basée sur l’offre alors que la demande joue un rôle central en France, et que cette dernière accorde la priorité au marché intérieur, alors que 46 % du produit intérieur brut (PIB) allemand sont assurés par les exportations (en particulier à destination de ses partenaires de l’Union européenne).

Si les deux pays ont connu une phase de rapprochement de leurs cultures économiques à compter de 1974 (la phase « keynésienne » française de 1981-1982 mise à part), ils connaissent depuis la crise financière de 2008, et à l’instar de l’ensemble des pays de l’Union économique et monétaire (UEM), des trajectoires économiques différentes. Alors que la monnaie unique était censée favoriser une convergence macroéconomique entre les pays qui l’ont adoptée, elle a au contraire accentué et nourri les divergences macroéconomiques entre les 19 États, y compris et surtout entre la France et l’Allemagne. Jamais sans doute depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les différences franco-allemandes au niveau de la balance courante, du taux de chômage, de la compétitivité industrielle, du déficit budgétaire et de la dette publique ne se sont avérées aussi importantes qu’aujourd’hui.

Le décrochage économique entre les deux pays a par ailleurs un impact croissant sur le niveau de vie des populations de part et d’autre du Rhin, et explique en partie le caractère particulier du mouvement des « gilets jaunes » en France. Ceci, en dépit du fait qu’en France les dépenses publiques absorbent déjà 56 % du PIB (contre 44 % en Allemagne). Cette différence est aussi liée à l’évolution des politiques fiscales, la pression fiscale s’étant constamment accrue en France alors qu’elle a diminué en Allemagne depuis les années Schröder, et budgétaires – équilibrées en Allemagne depuis 2010, alors que la France a constamment dépassé depuis 2008 le seuil supposé fatidique des 3 % de déficit (sauf en 2017). De même, la dette publique française dépassera sans doute le seuil des 100 % en 2019, alors que l’Allemagne se rapproche de la limite autorisée de 60 %. Or la dette publique constitue un puissant frein pour les investissements, grève les dépenses publiques et ralentit la croissance.

Quant au taux de chômage, il est en France, avec plus de 9 %, presque le double de celui de l’Allemagne (5 %), tandis que les écarts de compétitivité se reflètent aussi dans les balances commerciales des deux pays, structurellement déficitaires en France (62,3 milliards d’euros en 2017), quand l’Allemagne affiche un excédent commercial de 244,9 milliards la même année. De là à considérer que l’euro est sous-évalué pour l’Allemagne et surévalué pour la France, que les deux pays sont loin de tirer le même profit de leur appartenance à la zone euro, que la France vit en permanence au-dessus de ses moyens et que le modèle de croissance allemand, axé sur les exportations, n’est pas coopératif et creuse les inégalités entre pays européens, il n’y a qu’un pas.

Rappelons aussi que la décision unilatérale allemande de sortie du nucléaire, qui a accentué les différences entre les politiques énergétiques et climatiques des deux pays, est loin d’avoir favorisé l’harmonisation des politiques économiques française et allemande. Toutes ces différences rendant une harmonisation des politiques économiques française et allemande à la fois indispensable et problématique.

Des rapprochements indéniables, mais sans lendemain ?

En dépit de ces divergences, on peut relever des efforts et des perspectives de rapprochement. La Grande coalition au pouvoir depuis 2013, si elle n’a pas remis en question les lois sociales dites Hartz de 2003, a sérieusement corrigé le tir sur le plan social avec l’introduction du salaire minimum, l’augmentation du niveau des retraites (notamment pour les mères célibataires), et le lancement d’un programme d’investissements publics. L’agenda social est au cœur des préoccupations du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) qui, parce qu’il est affaibli, s’efforce en permanence de justifier son maintien au gouvernement par des mesures de soutien au pouvoir d’achat des plus faibles. D’autres infléchissements (mais dans le sens contraire) ont été adoptés en France. Sous le mandat de Nicolas Sarkozy tout d’abord (évolution avortée par la crise de 2008), sous François Hollande ensuite (mesures de redressement budgétaire notamment), et surtout depuis 2017 depuis l’élection d’Emmanuel Macron (réformes du marché du travail, baisse des charges pour les entreprises, des impôts et des dépenses publiques, poursuite du redressement budgétaire et hausse des taxes).

Il ne s’agit pas ici de juger ces mesures, mais force est de constater qu’elles vont dans le sens d’un rapprochement des politiques économiques des deux pays. Reste à savoir, en revanche, si ces politiques s’avéreront pérennes. Le « correctif social » apporté par le SPD à la politique sociale de son ancien chancelier (Gerhard Schröder) dépendra des rapports de force politiques en Allemagne, qui ne lui sont guère favorables. Surtout, personne ne sait si le SPD restera au gouvernement après 2019. Une « coalition Jamaïque », perspective qui redeviendrait d’actualité en cas de départ d’Angela Merkel, et dont feraient partie les libéraux, mettrait sans doute le cap sur une politique de l’offre, notamment dans le contexte actuel de ralentissement de la croissance.

En France, les réformes entreprises sous Macron se heurtent à des résistances d’une ampleur sans précédent, et risquent donc d’être stoppées – sans qu’on évoque ici les conséquences politiques et économiques d’une éventuelle introduction de la proportionnelle, ou de l’adoption du référendum d’initiative citoyenne (RIC) revendiqué par les « gilets jaunes ».

Ces incertitudes politiques s’inscrivent de surcroît dans un contexte économique inquiétant. Après neuf années de croissance consécutives, l’économie allemande (1,5 % de croissance en 2018) pourrait entrer en récession. Si celle-ci suit une logique de cycle économique, les difficultés économiques allemandes n’en sont pas moins structurelles. L’inconnue du Brexit, les aléas de la politique budgétaire de l’Italie et la fragilité de ses banques, conjugués à la guerre commerciale sino-américaine, touchent au premier chef les pays dont la croissance dépend des exportations. Et donc l’Allemagne (par ailleurs dans le viseur de Trump), dont le fleuron de l’industrie – l’automobile – s’adapte difficilement aux nouvelles normes environnementales.

Or les contre-performances économiques de l’Allemagne auront un impact négatif sur toute l’UE, et notamment sur la France, dont l’Allemagne est le principal partenaire commercial. Le quasi plein-emploi atteint en Allemagne s’accompagne, par ailleurs, d’un manque qui s’aggrave de main-d’œuvre qualifiée – autre facteur de ralentissement économique qu’amplifiera inévitablement le départ prochain à la retraite de la génération du baby-boom.

Si la contestation sociale freine les réformes en France, le modèle allemand, axé sur les exportations et le primat de l’industrie automobile a atteint ses limites. Le moment est sans doute venu, pour les deux pays, de repenser en commun à leur avenir économique, en profitant de la complémentarité de leurs deux modèles. La France offre une dynamique démographique, et une excellence d’infrastructures dont l’Allemagne est dépourvue. Cette dernière demeure, en revanche, un modèle sur le plan de la formation professionnelle, de la déconcentration des prises de décision, et du dialogue social. Si le traité d’Aix-la-Chapelle déclenche une dynamique qui permet aux deux pays de se rapprocher en relevant ensemble les défis à venir, il aura rempli sa mission. Toutefois, en toute hypothèse, le chemin sera long…