Publié le 23/01/2019

Julien NOCETTI, tribune parue dans Le Monde

Le président américain, en retirant ses troupes de Syrie, renforce mécaniquement le régime de Bachar Al-Assad, tout en laissant un boulevard diplomatique à la Russie, explique Julien Nocetti, chercheur à l’Institut français des relations internationales, dans une tribune au « Monde ».

Par la publication d’un Tweet dont il a le secret, Donald Trump est venu précipiter la bascule d’une géopolitique moyen-orientale dans laquelle la Russie avait su, au gré des aléas, s’affirmer au centre. Depuis septembre 2015, Moscou a rempli tous les objectifs initiaux de son intervention militaire en Syrie : stabilisation du régime de Bachar Al-Assad, sécurisation de ses bases militaires à Tartous et Hmeimim, éradication de l’opposition hors Daech, consolidation de son « empreinte » au Moyen-Orient et, par effet d’optique, au niveau global, et, enfin, rupture de l’isolement du Kremlin sur la scène internationale. La décision unilatérale du président américain de retirer ses troupes de Syrie ne remet pas en cause ces « acquis » : elle vient plutôt tester la capacité de Moscou à rester au centre de l’échiquier moyen-oriental, c’est-à-dire à imposer un règlement politique du conflit syrien – ou, du moins, à le faire croire – tout en contenant les prétentions, souvent contradictoires, de ses alliés tactiques iranien et turc.

L’initiative de Donald Trump ne donnera lieu à aucune manifestation d’hubris de la part du Kremlin. Sur le plan rhétorique, pourtant, l’annonce vient avaliser un discours russe critiquant depuis une décennie et demie les incohérences et l’impasse de la politique américaine au Moyen-Orient. De l’Irak à la Syrie, en passant par le dossier nucléaire iranien et les conséquences des « printemps arabes », la Russie de Vladimir Poutine s’est méthodiquement posée en alternative à l’Occident pour lui signifier son propre déclin, qu’elle juge inexorable. En confessant, toujours via Twitter, que la Syrie, qui n’est que « sable et sang », était « perdue depuis longtemps », Trump renforce mécaniquement l’intégrité du régime syrien, tout en laissant un boulevard diplomatique à la Russie.

Une division du travail complexe et risquée

Au-delà des mots, il est peu probable que le président russe se départe de l’approche froide qu’il a toujours eue envers les affaires moyen-orientales. A Moscou, le scepticisme prudent qui a prévalu à l’annonce de Trump peut s’expliquer par trois raisons principales. En premier lieu, la Russie perd un prétexte, ô combien symbolique, pour négocier avec les Etats-Unis. Obsédés par leur quête de parité avec Washington, les dirigeants russes ont trouvé dans la question syrienne l’opportunité idéale pour renouer un dialogue quasi exclusif avec les Etats-Unis. Les modalités tactiques et de calendrier du retrait américain restent toutefois à préciser, ce que ne manque pas de rappeler la diplomatie russe. L’éventuel maintien des frappes de l’US Air Force ne changera pas l’équation stratégique sur la rive orientale de l’Euphrate ; la donne inverse, a contrario, exposera les alliés des Etats-Unis – on pense logiquement aux Kurdes syriens du YPG. Pour la Russie, ce ne sera que fardeau : le « parapluie » américain l’exemptait jusqu’alors de l’essentiel de la lutte antiterroriste, suivant une division du travail complexe et risquée sur le plan opérationnel.

Deuxièmement, le Kremlin n’est pas dupe des manœuvres en apparence confuses de Donald Trump. La première, et non la moindre, consiste à enfoncer un coin dans l’entente entre Moscou et Ankara. Russie et Turquie ont, depuis l’été 2016, su mettre de côté leurs divergences sur la Syrie au profit d’une alliance de circonstance à la mécanique huilée et mise en scène par la vente de systèmes antimissiles russes S-400 à Ankara. Le retrait annoncé est une aubaine pour les relations américano-turques, en crise profonde. Or la Russie escomptait que l’accord précaire obtenu en septembre 2018 à propos d’Idlib [sur l’établissement d’une zone démilitarisée] divertirait l’attention d’Ankara envers les Kurdes – ce qui n’a duré qu’un temps. Débarrassé de l’appui américain en faveur des Kurdes, le président Erdogan, s’il venait à s’entendre avec Washington au sujet du nord-est de la Syrie, risquerait de compromettre les précédents arrangements passés entre Ankara et Moscou.

Les objectifs maximalistes de Téhéran

Toutefois, avec l’annonce de la décision américaine, la Turquie a probablement gagné plus que ce qu’elle escomptait marchander avec les Etats-Unis. D’une certaine manière, l’acquiescement de la Russie et de l’Iran pour les plans turcs en Syrie dépendait de la présence militaire américaine. Un retrait de celle-ci rendrait peu probable la tolérance de Moscou et de Téhéran pour une prise de contrôle par Ankara du Nord-Est syrien, une région riche en ressources fossiles, hydrauliques et agricoles.

Troisièmement, en évacuant la rive orientale de l’Euphrate, les Américains risquent de renforcer les objectifs maximalistes de Téhéran en Syrie. Cible prioritaire de Donald Trump, l’Iran sera paradoxalement plus influent en Syrie après le retrait américain. Là se situe un obstacle majeur pour la Russie, dont les divergences d’approche avec Téhéran (sur le processus politique en Syrie et l’avenir d’Assad, sur des zones de désescalade, etc.) ne sont pas un secret. Au demeurant, il semble que la Russie doive encore déterminer de quel niveau de présence iranienne elle peut s’accommoder en Syrie ; à défaut de quoi elle continuera de compartimenter les dossiers et ses relations avec les acteurs régionaux. Car la question de l’Iran, pour Moscou, dépasse la seule Syrie : éviter un affrontement direct entre Téhéran et Tel-Aviv constituera encore une priorité pour la Russie, qui ne voudra pas perdre les dividendes de sa victoire militaire.

Dans l’immédiat, faute de visibilité en raison de l’initiative de Donald Trump, la Russie maintiendra une posture attentiste tout en capitalisant prudemment sur son assise régionale. En 2019 comme avant, la question syrienne montre que la Russie n’a pas de « grande stratégie » pour le Moyen-Orient ; les actions de Moscou suggèrent plutôt une « méthode » basée sur une adaptation permanente au contexte du moment et à l’état des atouts et faiblesses de la Russie.

Lire la tribune sur le site du Monde [1]