Publié le 01/03/2019
Thomas Gomart, directeur de l'Ifri

Thomas GOMART, interviewé par Stephanie Fontenoy pour L'Echo

Dans son dernier ouvrage, Thomas Gomart, propose un regard sur les grands bouleversements engendrés par la mondialisation.

Sans céder aux oiseaux de mauvais augure, l’historien et directeur de l’Institut français de relations internationales (IFRI) met en garde, de manière appuyée, la famille européenne, qu’il estime en perte de souffle.

 

Vous publiez un ouvrage sur l’"affolement du monde"…

J’ai écrit ce livre justement pour ne pas céder à l’affolement du monde que je ressens à travers mes multiples voyages. Je suis frappé par l’atmosphère qui prévaut sur la scène internationale et qui reflète une sorte d’emballement voire de perte de contrôle conduisant à cet affolement.

 

Est-ce que vous souscrivez à cette impression d’affolement?

À titre personnel, non, je ne suis pas affolé parce que je pense qu’on peut se préparer intellectuellement. Ceci dit, je suis préoccupé par l’évolution de l’Europe. Dans l’essai, l’Europe occupe un chapitre parmi dix autres. C’est une manière d’illustrer la relativisation rapide de l’Europe sur la scène internationale. Il faut expliquer aux Européens que leur mode de vie actuel est une sorte d’exception dans un monde de plus en plus violent et brutal.

 

En revanche, vous parlez volontiers du nouveau "rêve chinois", pourquoi?

L’élément de transformation du monde le plus significatif à mes yeux est la réémergence de la Chine depuis le début des années 70. Après des décennies d’humiliation qui commencent avec la guerre de l’opium, la Chine est en train de retrouver sa centralité historique.

 

La Chine et les Etats-Unis, à la fois partenaires économiques et rivaux stratégiques, c’est inédit?

Depuis le voyage de Nixon en Chine en 1972, les Etats-Unis ont très largement contribué à l’émergence de la Chine parce qu’ils y ont vu une manière de continuer à se développer en matière commerciale et à affaiblir Moscou. La situation s’est retournée avec la crise financière de 2008. Jusqu’à lors, les autorités chinoises faisaient profil bas en matière internationale, considérant qu’il fallait éviter de prendre des responsabilités pour se consacrer à leur développement économique.

La crise de 2008 a accéléré la prise de responsabilité de la Chine et son exposition internationale. La Chine veut apparaître comme la puissance dominante de demain. Cela se traduit par le discours très offensif et ambitieux du président Xi depuis son arrivée au pouvoir en 2012. La question du leadership mondial entre les Etats-Unis et la Chine est en train de se jouer.

 

Quelles sont les formes nouvelles de cette concurrence entre états?

L’un des enjeux de demain est la maîtrise de ce qu’on appelle les espaces communs. Le premier est la mer et en particulier la haute mer. À qui appartient-elle? Cette question suscite un important débat juridique alors qu’elle fait actuellement l’objet d’une remilitarisation.

Deuxièmement, l’espace aérien et sa privatisation, autour notamment la problématique des drones civils.

Le troisième espace commun est l’espace exo-atmosphérique en cours à la fois d’arsenalisation et de privatisation. Un certain nombre d’entreprises, notamment américaines comme SpaceX (la firme Elon Musk, NDLR), veulent devenir des acteurs de premiers plans avec le soutien pas forcément affiché des autorités fédérales américaines. La capacité d’accès autonome à l’espace exo-atmosphérique est un sujet absolument crucial pour les Européens.

Ces trois espaces sont irrigués par le numérique qui est devenu le système nerveux du système mondial. Et celui qui contrôle le système nerveux prend l’ascendant dans les trois espaces cités antérieurement. C’est pourquoi les Chinois contestent aujourd’hui ouvertement l’hégémonie technologique imposée par les Etats-Unis et cherchent à la remettre en question.

 

Votre propos peut-il aussi être considéré comme un signal d’alarme que vous adressez à une "Europe déboussolée"?

C’est très clairement un signal dans la mesure où je pense que l’Union européenne s’est construite sur la règle de droit pour dépolitiser les relations entre pays membres. Or, elle se trouve dans une situation où les acteurs extérieurs la considèrent de plus en plus comme un objet des relations internationales et de moins en moins comme un sujet.

C’est un appel au réalisme parce qu’il faut à mon sens que l’UE apprenne à penser en termes géoéconomiques et géopolitiques de manière ouverte et assumée. On peut faire un parallèle entre la situation de l’Europe et celle des états-cités italiens à la fin du XVe siècle, convaincus de leur supériorité politique, morale, culturelle et économique, mais qui sont devenus la proie des états monarchiques.

C’est ce qui est en train de se passer pour l’Europe par rapport aux grands acteurs géopolitiques. L’Europe focalisée sur son nombril ne cesse de souligner sa supériorité politique, démocratique, économique, culturelle, mais à mon avis devient de plus en plus une proie entre les Etats-Unis, la Chine, la Russie dans une moindre mesure, et certains acteurs de son flanc sud.

 

Ce constat d’affaiblissement de l’ensemble européen, où est-il le plus perceptible?

Je citerai des facteurs conjoncturels et des facteurs structurels. Sur le plan conjoncturel, la très grande difficulté pour les deux parties à sortir de l’affaire du Brexit qui contribue à mon avis à cet affolement que ce soit par le résultat du vote de 2016 et le fait qu’il n’y a toujours pas de solution en dépit de toutes les ressources politiques et diplomatiques mobilisées de part et d’autre.

Deuxièmement, l’Europe a été très perturbée par la crise migratoire de 2015 qui a révélé des dissensions internes extrêmement profondes. Celles-ci ont eu des conséquences politiques directes en particulier en Italie, en Hongrie et en Autriche.

Troisième constat conjoncturel: la cohésion européenne s’est relâchée compte tenu des différentes approches notamment sur la question migratoire. Nous avons aujourd’hui un débat inimaginable il y a encore dix ans autour des notions de démocraties dites libérales et de démocraties dites illibérales et revendiquées comme telles par un certain nombre de membres de l’UE.

Au niveau structurel, l’Europe reste à mon avis pour ses Etats membres la seule échelle pertinente pour penser le monde. Si les pays européens se mettent à repenser le monde à l’échelle nationale, ils vont devenir des acteurs de troisième rang extrêmement rapidement.

Deuxième aspect structurel: certes, l’Europe reste le plus grand marché du monde, mais cette position est en train de s’éroder face à la montée en puissance de la Chine.

Enfin, on peut présenter le projet européen comme un laboratoire de gouvernance permettant aux pays membres d’agir de concert. Ce laboratoire est observé de près par d’autres acteurs internationaux qui savent très bien qu’un certain nombre de grands sujets ne peuvent être traités que de manière à la fois multilatérale et concertée. Cela me semble caractériser l’identité de l’UE de manière profonde.

 

Une des illustrations de la perte de vitesse de l’Union européenne se manifeste sur le marché du numérique?

En matière numérique, l’Union européenne est prise en étau entre les GAFAMI, les grandes plateformes américaines qui d’une certaine manière récupèrent une part de la valeur produite en Europe, et l’arrivée les grandes plateformes numériques chinoises qui s’inscrivent dans le projet de nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative).

Je crois que l’UE doit inventer politiquement une sorte de troisième voie en matière numérique pour assurer la sécurité de ses infrastructures, mais aussi répondre aux convoitises que suscite la taille de son marché.

 

Peut-on dire que la multipolarité de plus en plus affirmée du monde manque cruellement de multilatéralisme?

Nous avons la multipolarité sans le multilatéralisme, ce qui n’était pas le programme de mondialisation prévu par les Européens. Le multilatéralisme est directement remis en cause par trois membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations unies: la Chine, la Russie et les Etats-Unis, ce qui explique la profonde dégradation des relations transatlantiques.

 

* L’affolement du monde, 10 enjeux géopolitiques, par Thomas Gomart, Ed. Tallandier Essai, 320 p. 20,5 €. [1]