Publié le 26/04/2019

Alice EKMAN, interviewée par Lucie Lespinasse pour Libération

Ce samedi se clôt à Pékin un forum sur les nouvelles routes de la soie, programme de plus en plus controversé qui vise à financer des infrastructures en Asie. Pour Alice Ekman, spécialiste de la Chine à l'Ifri, ce projet a évolué jusqu'à devenir une nouvelle forme d'organisation de la mondialisation.

Faire taire les critiques. Ce samedi se termine à Pékin un sommet – le deuxième en deux ans – sur le programme de plus en plus controversé des «nouvelles routes de la soie» [1]. Dans une déclaration vendredi matin, le président chinois Xi Jinping a plaidé pour plus de transparence et une tolérance zéro pour la corruption dans ce vaste programme lancé en 2013 qui vise à financer des infrastructures terrestres et maritimes pour plus de 1 000 milliards de dollars en Asie, en Europe et en Afrique. Il a assuré que seuls les projets «verts» et «financièrement viables» seront désormais développés.

Alice Ekman, chercheuse responsable des activités de la Chine à l’Institut français des relations internationales (Ifri), et auteure de l’étude «China’s Belt and Road and the World : Competing Forms of Globalization» [2], répond aux questions de Libération.

  • Le président chinois Xi Jinping a-t-il répondu aux critiques sur les nouvelles routes de la soie ?

A l’évidence, ce discours tente de répondre aux critiques d’un nombre croissant de pays (dont les Etats-Unis et l’Inde), alors que certains problèmes ont émergé au cours du développement des nouvelles routes de la soie ces dernières années. L’endettement du Sri Lanka suite au développement du port de Hambantota et la concession de 99 ans accordée fin 2017 à une société chinoise sur le port, en échange de l’effacement de la dette, en est un exemple. Une guerre de communication fait rage aujourd’hui autour des nouvelles routes de la soie, dans un contexte de tensions sino-américaines renforcées : ainsi, à partir du cas du Sri Lanka, «le piège chinois de la dette» est devenu une expression martelée par un nombre croissant de diplomates, dans des discours parfois généralisants. La Chine tente de réajuster sa communication, de parler de projets «durables» et «verts», et de restreindre l’utilisation du label «Belt and Road», qui pouvait jusqu’à présent désigner un grand nombre de projets d’infrastructures plus ou moins viables. Mais il est trop tôt pour évaluer si ce discours sera suivi de changements concrets et significatifs. Le discours de Xi Jinping rappelle par ailleurs que les nouvelles routes de la soie ne définissent pas seulement des infrastructures : c’est un label sous lequel la Chine tente de développer ce que le Président appelle un «nouveau type de relations internationales», qui passe notamment par le renforcement des échanges tous azimuts avec une diversité d’acteurs étrangers gouvernementaux ou civils (partis politiques, entreprises, institutions de recherche…).

  • C’est le deuxième forum de ce genre que Pékin organise (le premier ayant eu lieu en 2017). Quel est le but de la Chine à travers ces sommets ?

Pékin a fortement investi dans l’organisation de forums et sommets multilatéraux depuis près d’une décennie et notamment depuis l’arrivée de Xi Jinping à la présidence de la République en 2013. La Chine organise désormais un grand nombre de rencontres multilatérales, pas uniquement sur les nouvelles routes de la soie. Cette «diplomatie des forums» est développée alors que les autorités espèrent renforcer leur influence dans les institutions internationales, à la fois en intégrant celles existantes et en en créant de nouvelles. Dans ce contexte, les «nouvelles routes de la soie» sont une étiquette qui est utile à la Chine pour réunir un nombre croissant de pays à son initiative et sur son territoire. A terme, elle espère convertir le forum Belt and Road en un sommet multilatéral de référence, capable de rivaliser avec d’autres en termes d’influence (G20, Brics, etc.). En ce sens, ce forum est plus qu’une action de communication.

  • Mais de nombreux pays (dont la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni) sont réticents à s’engager dans le projet.

Les Etats les plus réticents, en Europe et au-delà, reprochent à la Chine le manque de visibilité quant aux objectifs des nouvelles routes de la soie, le manque d’information sur certains projets, et plus généralement l’absence de réciprocité en termes d’accès au marché – alors que l’économie chinoise demeure fortement planifiée et contrôlée par l’Etat. Ces réticences se sont renforcées en parallèle à des inquiétudes concernant l’évolution du contexte politique en Chine, telle que l’abolition en mars 2018 de la limite de temps du mandat présidentiel. Mais les perceptions sont très variées d’un pays à l’autre. Par exemple, en Europe, on observe une diversité de position vis-à-vis du projet chinois. Certains pays, tels que la Hongrie, la Grèce, la Roumanie, la République Tchèque ou plus récemment l’Italie, ont signé des accords-cadres sur les nouvelles routes de la soie. D’autres pays, tels que l [3]a France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne n’en ont pas signé.

  • De nombreux projets ont été lancés dans le cadre des nouvelles routes de la soie. Quel est le constat que l’on peut déjà dresser ?

Notre étude dresse un constat clair : les nouvelles routes de la soie chinoises sont un projet en constante évolution. Depuis sa création, le cadre géographique ne cesse d’évoluer : il s’étend aujourd’hui bien au-delà de la région eurasiatique et du tracé historique des routes de la soie. Tout comme le cadre sectoriel : les nouvelles routes de la soie ne sont plus uniquement des infrastructures de transports, ce sont aussi des normes, des standards, des tribunaux d’arbitrage commerciaux, des accords douaniers, des échanges entre partis politiques… Compte tenu de leurs cadres géographique et sectoriel élargis, les nouvelles routes de la soie apparaissent aujourd’hui comme une nouvelle proposition d’organisation de la mondialisation. Il n’est pas exclu qu’à terme, dans un contexte de rivalité sino-américaine prolongée, deux formes de mondialisation émergent et entrent en compétition : deux réseaux d’infrastructures distincts, de normes, de standards, de tribunaux, de rencontres multilatérales.

 

Voir l'article sur le site de Libération [4]