Publié le 10/07/2019

Corentin BRUSTLEIN, cité par Alexis Feertchak dans Le Figaro.

DÉCRYPTAGE - Iran, Corée du Nord, Russie, Chine… Le président américain n’hésite pas à utiliser le nucléaire comme levier de communication politique. Une stratégie risquée qui ne doit pas faire oublier que l’aggravation des tensions ne date pas de Trump.

«J’ai toujours beaucoup réfléchi à la question de la guerre nucléaire (...) C’est la catastrophe ultime, extrême, le monde n’a pas de défi plus important à relever (...) Je crois qu’il n’y a rien de plus stupide que de croire que ça n’arrivera jamais juste parce que tout le monde sait que les armes nucléaires ont un immense pouvoir de destruction et qu’on va donc se garder de les utiliser.» Ces mots ne sont pas ceux d’un militant antinucléaire, mais ont été prononcés dans Playboy en 1990 par Donald Trump.

L’extrait de cette interview, mis en exergue par le philosophe Jean-Pierre Dupuy [1] dans La guerre qui ne peut pas avoir lieu, est d’autant plus étonnant que le président américain manie l’outil nucléaire avec beaucoup moins de prudence que ces mots, certes anciens, le laisseraient présager. Sur quatre fronts au moins, l’inquiétude point. Aux deux crises de Corée du Nord [2] et d’Iran [3], s’ajoutent deux différends liés directement à la Russie et indirectement à la Chine: le retrait américain du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire [4] (INF en anglais) et les doutes sur la prolongation du traité New Start [5] de réduction des armes stratégiques, qui arrive à échéance en 2021. Ces quatre points nucléaires dessinent les contours d’un monde particulièrement instable. Mais quid de la responsabilité de Donald Trump? Mettrait-il en œuvre une doctrine nucléaire particulièrement risquée?

Pour Trump, le nucléaire, un instrument de com’

«Le principal danger avec Trump, c’est précisément qu’il n’a pas de stratégie, tranche Antoine Bondaz, chercheur à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS). Avec la Corée du Nord, il considère le nucléaire comme un instrument de communication politique. On le voit aussi avec l’Iran: son objectif principal n’est pas de lutter contre la prolifération [6], mais de faire pression et d’imposer des sanctions. Dans les deux cas, il s’adresse d’abord à son électorat pour le convaincre qu’il est le plus fort». Ce serait pour des motifs de politique intérieure que Donald Trump privilégierait la méthode de la «pression maximale» [7], d’abord contre la Corée du Nord en 2017 (avant un spectaculaire retournement [8]) puis, aujourd’hui, contre l’Iran.

Mais pour quels résultats en matière de politique extérieure? Certes, Trump et Kim ne s’insultent plus. Pyongyang a suspendu ses essais nucléaires et balistiques, ce qui n’est pas inédit dans l’histoire nord-coréenne [9]. «Trump n’a rien obtenu de significatif. La Corée du Nord continue d’accroître son arsenal. Il faut maintenir un dialogue, mais avec quel résultat?», se demande Antoine Bondaz, sceptique quant à la promesse de «dénucléarisation de la péninsule coréenne» esquissée en mai 2018 lors du premier sommet de Singapour [10]. Partagé par une majorité d’experts, ce pessimisme, renforcé par l’échec du sommet de Hanoï un an plus tard [11], découle d’une constatation simple: c’est précisément le fait de posséder la bombe qui a permis à Kim Jong-un de parler d’égal à égal à Donald Trump et de ne plus passer pour le premier des parias de la planète. Lors, quel intérêt aurait-il à dénucléariser?

«On ne se dote pas subitement d’armes nucléaires»

Si les Iraniens décidaient d’appliquer cette leçon à eux-mêmes, ils pourraient décider de relancer vigoureusement leur programme nucléaire avant d’entamer toute nouvelle négociation avec Washington. En matière de prolifération, la concomitance du rapprochement désordonné avec la Corée du Nord et de la pression maximale sur l’Iran pourrait ainsi déboucher à terme sur une aggravation de la situation sur ces deux théâtres. D’ores et déjà, réagissant à la sortie des États-Unis de l’accord nucléaire de 2015 (JCPOA en anglais) et à l’incapacité des autres signataires de contourner jusqu’à maintenant le rétablissement des sanctions américaines [12], l’Iran a annoncé avoir suspendu l’application de certains points de l’accord, en dépassant notamment le taux autorisé d’enrichissement de l’uranium [13].

  • «Pour l’instant, nous sommes dans une zone grise. Les Iraniens ont su quelles lignes ne pas franchir mais repoussent aujourd’hui ces limites, tout en tenant d’éviter un isolement complet», note Corentin Brustlein, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), qui estime que les cas iranien et nord-coréen sont «très différents». «On ne se dote pas subitement d’armes nucléaires, cela prend du temps et c’est visible [14]. Dans le cas de l’Iran, cela permettrait à la communauté internationale de réagir, voire d’initier une action militaire. Avant même de se doter de la bombe, la Corée du Nord disposait, elle, de capacités de représailles très fortes contre le Japon et surtout la Corée du Sud».

Trump, seul responsable?

  • Dans les dossiers nord-coréen et iranien, la méthode Trump semble bel et bien en action. «Une diplomatie unilatérale et personnelle, façonnée par la communication politique», résume Antoine Bondaz. «Sur la Corée du Nord, ce n’est évidemment pas très subtil, mais ça ne veut pas dire que les bénéfices sont nuls», tempère Corentin Brustlein qui note en revanche que l’administration Trump est bien coupable d’avoir tué l’accord iranien [15]: «C’était l’un des rares succès de ces dernières années. Nous allons payer ce geste longtemps».

Mais l’Iran et la Corée du Nord ne sont pas les seuls sujets d’inquiétude en matière nucléaire. À l’été 2018, Washington a décidé de se retirer du traité INF [16], accusant les Russes d’en violer les termes. Ce texte signé par les États-Unis et l’URSS en 1987 pour mettre fin à la crise des «euromissiles» interdit tous les missiles terrestres d’une portée comprise entre 500 et 5500 km, qu’ils soient, ou non, nucléaires. «Washington vise autant Moscou parce qu’il ne respecte pas le traité que Pékin parce qu’il n’en fait pas partie», précise Antoine Bondaz. Les Chinois développent un important programme de missiles balistiques [16] qui pourrait menacer les forces américaines en Asie du Sud-Est.

Continuité de la politique américaine?

Contrairement à la Corée du Nord où il fait cavalier seul, Donald Trump est loin d’être l’unique responsable des tensions nucléaires avec la Russie et la Chine [16]. «Concernant le traité INF, les Américains ont fait état de leur suspicion officiellement dès 2014, soit avant son élection. Il y a aujourd’hui un consensus au sein de la Maison-Blanche pour considérer que la situation géopolitique n’est plus la même que dans les années 1990 et qu’il faut agir maintenant tant que les États-Unis sont encore en position de force», explique Antoine Bondaz, qui précise: «Il y a une dégradation structurelle des relations entre les États-Unis et la Chine qui n’est pas due à Trump. En 2001 déjà, George W. Bush identifiait déjà Pékin comme le ‘peer competitor’ des États-Unis».

  • «Les États-Unis, la Russie et la Chine n’ont pas attendu Trump pour entrer dans une logique de compétition, mais Trump l’assume davantage qu’Obama [17], ce qui explique aussi l’accélération», abonde Corentin Brustlein, qui cite les interrogations actuelles autour de l’accord New Start signé en 2011 par Obama et Medvedev pour une durée de dix ans. Le texte est la clé de voûte du contrôle des armements [18] puisqu’il établit un plafond pour le nombre de têtes et de vecteurs stratégiques qui s’impose aux deux anciens géants de la Guerre froide. Sa fin approchant, Washington et Moscou sont censés négocier son prolongement en attendant un nouvel accord, mais le contexte est d’autant plus morose qu’une partie de l’entourage du président américain (comme son conseiller à la Sécurité nationale, John Bolton [19]) souhaite la mort de cet accord. «Obama aurait certainement opté pour l’extension maximale de cinq ans du texte. Trump pourrait le prolonger pour des durées beaucoup plus courtes de sorte à exercer une pression maximale sur la Russie, mais aussi, espère-t-il, sur la Chine pour qu’elle participe aux discussions. Il ne faut pas trop en attendre», explique Corentin Brustlein. «C’est la méthode Trump, mais certains considéreront qu’elle s’inscrit dans la continuité de la politique américaine, les États-Unis étant déjà sortis en 2002 du traité Anti-Ballistic Missile [20]», ajoute Antoine Bondaz. Ce premier retrait de l’un des grands textes de la Guerre froide avait déclenché la colère de Moscou et de Pékin [21], voyant d’un mauvais œil l’installation d’un bouclier antimissile américain en Europe de l’est et en Corée du Sud.

En fin de compte, avec Donald Trump, se posent de façon exacerbée et désordonnée des questions qui montent en puissance depuis la fin de la Guerre froide. Dans les années 1990, quand Bill Clinton plaidait à Moscou ou à Pékin le développement de son bouclier antimissiles, il promettait aux deux puissances nucléaires qu’il n’était pas tourné vers elles (ce qui aurait affaibli la dissuasion nucléaire), mais contre des États voyous proliférants. Les pays visés étaient déjà l’Iran et la Corée du Nord. Depuis, avec les guerres américaines en Afghanistan, en Irak et en Libye [22] d’un côté, et avec, de l’autre, l’essor d’une nouvelle superpuissance, la Chine, la situation s’est détériorée en conséquence. 

 

Lire l'article sur le site du Figaro [23].